dimanche 12 février 2017

Michel Drac : « Plus il y a de gens qui s’attendent à une manipulation, moins les manipulateurs ont intérêt à agir. »

Dès son introduction, Triangulation, repères pour des temps incertains, le dernier livre de Michel Drac est clair : « Jusqu'ici, la littérature dissidente en France s'est bornée à critiquer le système existant Mais critiquer n'est plus suffisant : de plus en plus, il faudra être capable de proposer quelque chose. » Nous loi avons demandé sa vision des temps de troubles que nous traversons. Ses analyses n'engagent évidemment que lui.
RIVAROL : Pourquoi parler de triangulation dans votre dernier livre ?
Michel DRAC : L'ouvrage reprend et complète trois conférences sur la géopolitique, l'économie et la politique intérieure. Soit trois angles, et donc de quoi "trianguler" une position, celle de la France à un certain moment de son histoire.
R. : Les bouleversements géopolitiques, depuis le débat des années 2010, annoncent-ils pour vous la fin de l'hégémonie américaine ?
Michel DRAC : Comparons le poids économique réel des États-Unis avec le poids du dollar dans le monde. Les États-Unis pèsent 5% de la population mondiale et 18 % du PIB mondial. Le dollar pèse 65 % des réserves de change et 85 % des transactions internationales. On voit bien la disproportion. Mais l'Amérique, c'est aussi près de la moitié des dépenses militaires de la planète. Et c'est la Silicon Valley. Suffisant pour garantir la suprématie des États-Unis ? Je ne le pense pas.
La fin peut arriver très vite. Ou pas. Trop de paramètres, trop d'effets de seuil. La situation est dialectique. Beaucoup de choses vont dépendre de la capacité des États-Unis à éloigner la Russie de la Chine. Tout cela n'est pas modélisable a priori.
R. : La crise du capitalisme an niveau mondial traduit-elle le point de rupture du système ? Quelle sera la prochaine étape de la faillite du modèle libéral ?
M. D. : Sur le plan financier, le point de rupture a été dépassé en 2008. Le système est maintenu en respiration artificielle. Comme l'économie réelle pèse environ 1 % des flux financiers internationaux, il est possible de soutenir les actifs en apesanteur indéfiniment. La prochaine étape de la chute viendra donc de l'extérieur de ce système financier autiste.
Peut-être d'une décision politique. Les autorités allemandes envisagent de ne pas sauver la Deutsche Bank. L'Italie peut quitter la zone euro. Presque partout dans le monde, l'insolvabilité est devenue la norme. Tôt ou tard, il faudra bien qu'un maillon saute dans cette incroyable chaîne d'irresponsable collective. Mais qui peut dire lequel ?

R. : Vivons-nous la fin de la mondialisation ?
M D : Dans l'économie matérielle, le modèle de Youtsourcing (externalisation) a trouvé ses limites. Les importation de biens intermédiaires stagnent ou même diminuent, partout dans le monde sauf dans la zone euro. En cause les hausses de salaire dans les pays émergents la très faible productivité des pays encore pauvres, mais aussi, et c’est une bonne nouvelle, la prise de conscience par les multinationales de la vulnérabilité des chaînes logistiques intercontinentales. Cela étant, on n’assiste pas pour l’instant à une implosion du commerce international. Il continue à croître, peut-être un peu plus lentement que le PIB mondial.
Son implosion future reste possible dans deux cas : soit par disparition des tiers de confiance, en cas de crise terminale et soudaine du système financier international ; soit par la propagation du protectionnisme, à partir par exemple d'une rupture de la relation de "compétition", coopération-compétition, qui lie aujourd'hui les États-Unis et la Chine. On n'en est pas là, même si, c'est vrai, on peut y arriver du jour au lendemain. Par opposition, la mondialisation des flux d'information se poursuit. L'époque où les pays constituaient des espaces mentaux collectifs distincts et relativement isolés, c'est terminé. Cet aspect de la mondialisation me paraît vraiment irréversible.
R. : Que pensez-vous de la victoire de Trump et du Brexit ? Retour des peuples ou simple réorganisation du système sur d'autres bases ?
M. D. : Les deux à mon avis. Les oligarchies anglo-saxonnes sont beaucoup plus intelligentes que l'oligarchie européenne. Elles ont compris qu'il fallait changer pour survivre. D'où le Brexit. La City of London a décidé de laisser tomber l'Euroland. Trump, de son côté, a été élu parce que les Etats industriels traditionnellement démocrates ont basculé vers le Parti Républicain, après l'éviction scandaleuse de Bernie Sanders par la catastrophique Hillary Clinton. Mais la candidature Trump n'aurait pas pu réussir sans l'appui d'une fraction de l'establishment américain. Quelle fraction ? Pour aller où ? On ne sait pas tout sur les soutiens de Trump. Mais on devrait être fixé assez vite : Donald Trump va maintenant devoir faire des choix.
R. : La France est-elle le maillon faible de l'Europe ?
M. D. : Ce qu'on appelle "faiblesse", dans l'Euroland, c'est l'incapacité à s'adapter au fonctionnement voulu et imposé par l'Allemagne. Sous cet angle, le maillon faible, c'est l'Italie. Elle a la taille critique pour faire sauter l'euro, et elle glisse lentement, avec plusieurs années de retard, sur la pente tragique déjà dévalée par la Grèce. Soit dit en passant, on n'en parle plus, mais il est important de le savoir : la Grèce crève en ce moment. Ce qui se passe là-bas est terrifiant. Je n'ai pas beaucoup de certitudes, mais j'en ai au moins une : s'il se produit un jour en France la moitié de ce qui arrive en ce moment en Grèce, Paris brûlera.
Par anticipation sur cette catastrophe hélas prévisible, la France fera peut-être sauter l'euro dans les années qui viennent. Notre pays a une grande capacité à changer brutalement d'orientation, du fait de la constitution de la Ve République, et, peut-être, aussi, à cause d'un tempérament national  particulier.  Les élections de 2017 sont imprévisibles. Un quadripartisme sous la Ve République, ça peut donner à peu près n'importe quoi.
R. : Actuellement, une stratégie de la tension est-elle à l'œuvre dans notre pays ?
M. D. : Historiquement, on peut constater deux choses : d'abord, quand il y a eu une grande vague de terrorisme, on a systématiquement découvert après coup qu'elle avait été manipulée par des centrales de renseignement ; ensuite, on ne le découvre qu'après coup, précisément. La plupart des Italiens n'ont appris l'existence de la loge P2 qu'à la fin des années de plomb. Existe-t-il une loge P2, à la manœuvre en France, en ce moment ? C'est en tout cas possible.
Ce qui rend le décodage des événements complexe, dans la France des années 2010, c'est la multiplicité des schémas explicatifs possibles. Rien ne nous dit d'ailleurs que toutes les violences de ces dernières années ont correspondu au même phénomène profond. On peut très bien imaginer par exemple que les émeutes de novembre 2005 ont été organisées par des centrales de renseignement de la zone OTAN-Israël pour favoriser l'ascension de Nicolas Sarkozy. On peut aussi s'interroger sur les bizarreries des attentats de janvier 2015, en particulier le fait que les frères Kouachi aient pu traverser Paris, après l'attentat de Charlie-Hebdo, sans être interceptés. Les attentats de novembre 2015, en revanche, peuvent très bien correspondre à un schéma tout à fait différent. Dans ce cas, il semble que l'ordre de frapper soit vraiment venu de l'Etat islamique - ou en tout cas d'une partie de cette entité instable, pas forcément dotée de l'unité de la volonté. Bref, on ne sait rien de certain. Mais il faut en tout cas proposer des scénarios, réfléchir, alerter. À savoir : en matière de stratégie de la tension, les prophéties sont autodestructrices. Si vous prévenez qu'une manipulation d'un certain type est possible, vous diminuez la probabilité pour qu'elle soit conduite. Plus il y a de gens qui s'attendent à une manipulation, moins les manipulateurs ont intérêt à agir.
R. : Pensez-vous possible l'arrivée au pouvoir du FN. Pourquoi et comment ?
M. D. : La conjonction de la crise migratoire et de l'austérité économique produit un contexte explosif. Si nous assistons à la concomitance d'une grève type décembre 1995, d'une vague d'émeutes type novembre 2005 et d'une série d'attentats type novembre 2015, la situation sera mûre pour une reprise en main par un pouvoir fort. Dans un tel cas de figure, il est très possible que les propositions du Front National soient mises en oeuvre par lui ou par quelqu'un d'autre.
2017 ? Un peu tôt, je pense. Mais dans un système quadripartite, beaucoup de choses peuvent arriver. À mon humble avis, cette année, le FN doit surtout viser les législatives.
R. : Comment jugez-vous la mouvance dissidente au sens large ?
M. D. : Ce n'est pas à moi de juger qui que ce soit. Je dirais simplement que 90 % de ce qui sort de cette mouvance ne m'intéresse pas, à titre personnel. En revanche, 10 % m'intéresse beaucoup. Ce n'est pas un jugement, c'est un constat.
R. : Vous voulez apporter de vraies propositions alternatives. Quelles seraient vos premières mesures révolutionnaires ?
M. D. : Bon, jouons à « si j'étais Président ». Alors si j'étais Président, je serais populiste sur le fond, et léniniste pour la méthode.
Populiste : je considérerais que la France a besoin d'une révolution, celle du pouvoir populaire contre la technocratie.
Léniniste : pour moi, la révolution, ça consisterait à substituer une machine d’État populaire à la machine d’État technocratique.
Ma première mesure : soumettre au référendum une refonte complète de la Constitution, et même au fond de toute l'organisation de l’État. Une France de 10 grands ministères, 20 provinces, 400 "pays" représentés chacun par un député. Suppression du Sénat. Plus de secrétariats d’État bidon, plus de « hautes autorités » foireuses, plus de comités Théodule. Plus de départements, plus d'arrondissements, plus de cantons, plus de communes, plus d'académies et de rectorats dans l'Education Nationale. Les services publics ? Coulés dans ce nouveau maillage du territoire. Au passage, tout l'encadrement administratif du pays est lancé en l'air, et retombe là où on décide qu'il doit retomber - et non là où il s'était enkysté depuis des décennies. Prévoir de grands placards. Je ne vous fais pas un dessin. Enfin, last but not least, constitution d'une milice populaire, sur le modèle de l'armée suisse.
Si le référendum est perdu, je démissionne aussitôt.
Dans le cas contraire, l'étape suivante, ce sont les élections législatives.
Elles se déroulent dans un climat de grande tension, mais sont sécurisées par la toute nouvelle milice populaire. Je demande à mon "camp" de défendre un programme de rupture : dénonciation des accords de Schengen, sortie de l'euro, dévaluation du franc - facile à organiser, car les marchés anticiperont évidemment la monétisation de la dette publique. Une mesure-choc sur l'identité nationale : à l'ère des migrations tous azimuts, le droit du sol est inadapté. Passage au droit du sang.
Bref, si j'étais Président, je choisirais l'option « ça passe ou ça casse ».
Que faire d'autre, vu l'état du pays ?
Propos recueillis par Monika Berchvok Rivarol du 26 janvier 2017
Michel Drac, Triangulation, repères pour des temps incertains, le Retour aux Sources 264 pages. 19 euros. Disponible sur <http ://www.leretourauxsources.com>.

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