lundi 10 avril 2017

Le capital guerrier

A l’heure actuelle, notamment suite à la guerre en Irak, on a pris conscience du grand retour de forces morales alors que les forces matérielles avaient dominé la guerre pendant une grande partie du XXe siècle. Et ce que nous appelons ici le capital guerrier occupe le cœur de ces forces morales. Sous ce terme, on entend ici les valeurs nécessaires à un groupe humain pour affronter avec quelques chances de succès le chaos des combats, en particulier la peur et le risque de débandement. De quelles valeurs s’agit-il ? 
On en distingue principalement trois : un code d’honneur, la fidélité à un chef et la fraternité d’armes. Le code d’honneur n’est pas obligatoirement relié à la fonction de soldat. Il est avant tout une des composantes de l’idéal masculin au sens du guerrier, du chasseur-cueilleur. Le code d’honneur n’est donc pas forcément l’attribut d’une troupe régulière ; c’est celui de tout groupe de combattants, de la bande de brigands à l’équipe de partisans. Quant à la fidélité à un chef et à la fraternité d’armes, elles ne renvoient pas seulement à des formes tribales, mais également à une discipline réglée et à un sens profond de la camaraderie. On retrouve les considérations présentées à propos de l’interface armée/cité. Ce sont ces forces morales qui fondent la motivation des combattants (de l’aveu de ces derniers eux-mêmes, « nous ne nous battons pas tant pour Dieu ou la liberté que pour le camarade qui se trouve à côté de nous »). De la phalange hoplitique au régiment moderne, de la troupe de partisans à l’unité de commandos en passant par les différentes formes de milices et les groupes paramilitaires, cette vérité première traverse toute l’histoire militaire et se rappelle souvent cruellement à la mémoire des vaincus. 
La question du capital guerrier constitue donc une des grandes constantes de l’art de la guerre depuis la plus haute Antiquité. Sans capital guerrier, pas de combattants – sans capital guerrier, aucune chance de succès ! Sa canalisation efficiente représente dès lors un enjeu permanent : quelle est la structure adéquate pour le canaliser ? On l’a vu, la réponse varie au gré des moments de l’histoire : d’où l’importance d’identifier correctement la structure correspondant à la période actuelle.

Pendant longtemps, l’État moderne a représenté une telle structure, avec les armées de conscription, le nationalisme et la désignation d’un ennemi extérieur commun. En effet, le capital guerrier pose non seulement la question de la canalisation de la violence, mais également de son utilisation à des fins belliqueuses. Avec la fin du monopole étatique de la violence légitime et, partant, le déclin des forces armées nationales qui en étaient l’expression principale, l’État n’est plus véritablement en mesure de faire la guerre. Il n’est plus la machine de guerre capable de combiner le capital et la contrainte de manière optimale ; d’autres formes d’organisation (les groupes armés) y parviennent mieux que lui. Le constat de John Keegan à propos des armées de conscription illustre cette situation. Dans son ouvrage, Anatomie de la bataille, l’historien militaire britannique conclut son analyse sur la psychologie et la motivation des combattants à travers les âges en disant : « Les jeunes ont déjà choisi. La conscription leur paraît inutile, et l’armée, pour eux, ne sert à rien. Les plus militants d’entre eux vont plus loin : ils ne veulent se battre que pour leurs propres causes, non pour un appareil d’Etat flanqué de son armée. Au besoin ils lutteront contre ces derniers par les moyens de la guérilla et de la clandestinité. » Ce constat mérite quelques explications sous l’angle de la canalisation de la violence. Keegan n’avance pas que la jeune génération ne voudrait plus se battre ou serait comme frappée par une vague de pacifisme et de non-violence. Au contraire, il dit qu’elle est prête au combat, mais uniquement pour des causes qui sont qui sont les siennes et, dans la plupart des cas, contre l’État et son appareil. Ceci se rapproche d’ailleurs de la définition du partisan donné par Carl Schmitt : celui qui se bat pour une cause que l’État n’est plus en mesure de lui fournir. Or force est d’admettre que depuis la fin du XXe siècle, l’État moderne s’est montré de moins en moins capable de canaliser la violence et que celle-ci, la plupart du temps, s’est retournée contre lui. Car si l’on considère les quatre principaux acteurs de la violence apparus dans les dernières décennies du siècle passé, ils apparaissent tous en opposition avec un aspect de l’ordre étatique : les hooligans, les bandes de banlieues, les terroristes (RAF, BR, Action Directe, Al Qaïda) et, plus récemment, le « tireur fou ». Que leurs motivations soient « festives » (pour les hooligans), crapuleuses (pour les bandes), politico-religieuses (pour les terroristes) ou pathologiques (pour le tireur fou), elles sont toujours dirigées contre l’État.
C’est pourquoi la question de la canalisation de la violence se pose : afin de pouvoir déterminer où se situe dorénavant le capital guerrier, les valeurs guerrières (code d’honneur, fidélité à un chef, fraternité d’armes). La montée des nationalismes après la Révolution française avait permis de diffuser ces valeurs à travers l’ensemble du corps social – nation en armes, patriotisme, chauvinisme. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Martin Van Creveld attribue cela à la disparition progressive de la guerre entre États, celle-ci étant selon lui devenue quasiment impossible avec l’apparition de l’arme nucléaire. Il considère en conséquence que les armées régulières perdent leur justification, leur légitimité militaire et, par là même, leur efficacité. C’est une application du principe, la fonction crée l’organe : lorsque la fonction disparaît, l’organe s’atrophie rapidement.
De nos jours, le capital guerrier se situe de plus en plus au sein des groupes armés. Ceux-ci sont devenus les nouvelles machines de guerre capables de combiner efficacement capital et contrainte et, donc, de concurrencer, voire de remplacer l’État moderne dans cette fonction. Pour reprendre une métaphore cinématographique, les groupes armés sont les Fight Club de notre époque – des sociétés d’hommes, des fraternités de guerriers : d’où la citation en exergue au début de ce chapitre :
« Nulle part vous n’êtes vivant comme vous êtes vivant au Fight Club. Quand il s’agit de vous et d’un autre mec, un seul, sous cette lumière au milieu de tous ceux qui regardent. Le Fight Club, ce n’est pas une question de perdre ou de gagner des combats. Le Fight Club, ce n’est pas une question de mots. Vous voyez un mec qui débarque au Fight Club pour la première fois et son cul, ce n’est rien qu’une miche de pain blanc. Vous revoyez le même mec six mois plus tard, et il donne l’impression d’avoir été taillé dans du bois massif. Ce mec a en lui la confiance d’entreprendre n’importe quoi. »
Sans Fight Club, sans capital guerrier, pas de combattants !
Signalons cependant que la notion de groupe armé recouvre une réalité très bigarrée allant des gangs aux mafias et narco-guérillas en passant par les diverses milices et les sociétés militaires privées (SMP). Quels que soient les buts poursuivis par chacun, les groupes armés se caractérisent généralement par la jeunesse et la motivation de leurs combattants ainsi que par la capacité financière de les entretenir. Dans le monde occidental, comme l’indique Keegan, la plupart de ces Fight Club se sont en fait constitués contre l’Etat (hooligans, bandes, terroristes). Seuls deux types se sont formés en appui, voire en substitution de celui-ci : d’une part les associations et les réseaux informels de citoyens ou les milices pratiquant l’autodéfense (neighbourwatch, vigilantisme) et, d’autre part, les SMP et leur forme générique, les organisations paramilitaires.
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