mardi 13 juin 2017

La fable d'une "crise morale"

La crise, selon eux, était une crise morale. Elle ne mettait nullement en cause le système : il fallait, pour mieux le sauver, le "moraliser". Sans doute parce que la France est restée une "nation politique", ce fut Nicolas Sarkozy qui exprima cette thèse avec le plus d'éloquence. Dans son discours de Toulon (25 septembre 2008), il fit en effet très fort. Il flétrit avec une telle violence l'"immoralité" du capitalisme financier qu'il en laissa sans voix la gauche française. Celle-ci avait trop attendu des dividendes du même capitalisme financier pour avoir le réflexe de s'étonner : le capitalisme a-t-il jamais été "moral" ? Or, cette critique "morale" était faite pour occulter les causes fondamentales de la crise et dévier la colère des victimes vers une poignée de spéculateurs. Elle arrangeait ceux qui avaient mis ou laissé mettre en place un système où aucun frein institutionnel n'entravait plus la cupidité de capitalistes cooptés, se distribuant sans retenue salaires faramineux, stock-options, bonus extravagants, retraites-chapeaux et parachutes dorés. La gauche fut comme prise à revers par la violence et l'audace même du discours sarkozyste. Elle ne pouvait - et pour cause - poser la seule bonne question : qui, en effet, avait fait sauter les "freins institutionnels" censés "moraliser" le capitalisme ? Au-delà de la responsabilité des banquiers et des traders, il y a eu celle des politiques, celle des pouvoirs publics qui ont déréglementé à tour de bras, non pas depuis hier, mais bientôt depuis trois décennies. Là était l'indicible ! Sans compter la responsabilité de tous les grands prêtres du "marché" ayant sévi sur toutes les tribunes et dans tous les médias. On n'en finirait plus de dresser le florilège de leurs pâmoisantes oraisons devant le "dieu Marché", et de leurs fulminantes excommunications à l'encontre des dissidents, de ceux qui osaient encore défendre l’État, les services publics, la politique industrielle, etc., alors que, depuis longtemps déjà, avait sonné l'heure de "la fin de l'histoire" !


     Oui, il faudrait un peu de mémoire à ces messieurs, de droite ou de gauche autoproclamée, avant qu'ils ne montent à nouveau en chaire pour nous assener leurs prêches sur la "moralisation" du capitalisme ! Car la critique "morale" vise avant tout à exonérer le système lui-même et à occulter des problèmes autrement plus fondamentaux que la réglementation des bonus (quasi inexistante à ce jour, d'ailleurs) : d'abord l'assainissement du système du crédit et le contrôle des marchés financiers, ensuite et surtout la correction des déséquilibres économiques fondamentaux entre les pays déficitaires (États-Unis) et les pays excédentaires (Chine, Allemagne, pétromonarchies), enfin la réforme du système monétaire international. Ces problèmes ne sont traités au G20 que du bout des lèvres. Les marchés financiers, en effet, sont toujours debout. Ils prétendent plus que jamais tout régenter. Le paradigme néolibéral qui présuppose l'efficience des marchés inspire les mêmes politiques qui ont conduit à la crise : compression des salaires au nom  de la flexibilisation du marché du travail, libéralisation du commerce international, accroissement de la concurrence, réduction des déficits publics, privatisation des services publics, etc. En chemin, on a finalement oublié de les "moraliser"...
     Un problème a chassé l'autre. Après avoir substitué l'endettement public à l'endettement privé pour sauver les banques et conjuré la récession par des plans de relance multipliés, les États, ces bons Samaritains qui s'étaient mis en déficit pour sauver le système, ont vu avec effarement le système se retourner contre eux ! Comme un vol de rapaces, les marchés financiers ont fondu sur les États les plus endettés, notamment dans la zone euro, aimablement gratifiés de l'acronyme PIGS (Portugal, Ireland, Greece, Spain), pour leur faire payer au plus cher le refinancement de leur dette, aiguillonnés en cela par les cris de trois chouettes : les agences de notation. La chouette était, pour les anciens Athéniens, le symbole de la sagesse. Mais est-il vraiment sage de s'attaquer aux États ? Nous ne sommes plus au temps des banquiers de la Renaissance rançonnant les princes impécunieux ! La révolution démocratique fait qu'aujourd'hui, derrière les États, il y a les peuples. Jusqu'où ceux-ci accepteront-ils les plans de rigueur qu'on veut leur administrer ? La logique des trois "chouettes" se laisse aisément deviner : elles expriment l'exigence insatiable de rentabilité du capital. Elles veulent faire payer par le contribuable, les salariés, les retraités, le coût du sauvetage du système. Mais les peuples se laisseront-ils faire ?
     En 2011, Nicolas Sarkozy présidera le G20. Je doute qu'il puisse opérer les remises en ordre qu'il préconise, ne serait-ce que parce qu'il limite lui-même son ambition : "Nous ne sauverons le capitalisme qu'en le refondant, en le moralisant" et que, de cette ambition même, il n'a pas les moyens politiques, ni en France ni, a fortiori, dans le reste du monde. Le président de la République en semble lui-même conscient : "Ou bien nous changeons de nous-mêmes, ou bien le changement nous sera imposé par des crises économiques, sociales, politiques."
Jean-Pierre Chevènement, La France est-elle finie ?

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