dimanche 13 mai 2018

Il y a 50 ans… Actualité révolutionnaire de la grève sauvage généralisée de Mai-Juin 1968 en France et ailleurs… par Francis COUSIN (2e partie)

« Les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette “ défaite ” un maillon dans la série des défaites historiques, qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite. “ L’ordre règne à Berlin ! ” sbires stupides ! Votre “ ordre ” est bâti sur le sable. Dès demain la révolution “ se dressera de nouveau avec fracas ” proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi J’étais, je suis, je serai ! »
Rosa Luxemburg, « L’ordre règne à Berlin », 1919
Mai 68 commémoré par le spectacle de la marchandise ou comment ensevelir la radicalité de la lutte des classes…
Dans ce champ de la crise de la domination réalisée de la valeur, la dématérialisation de la monnaie telle que Marx l’a fort bien anticipée singulièrement dans les Grundrisse et dans le Livre troisième duCapital vient dire que l’or ne pouvait servir de mesure des valeurs que parce qu’il est lui-même un produit du travail vivant. Le développement du Capital sur la base technicienne frénétique de la plus-value relative et sa crise remettent en cause la capacité du travail à valoriser le capital et donc à être la mesure de la production. La monnaie doit perdre son caractère de monnaie-marchandise mais cette perte est antagonique aux bases mêmes du Capital en tant que ce dernier est valeur en procès du procès de la valeur.
L’abandon de l’étalon-or pendant la guerre vient signifier que l’entrée en domination réelle de la valeur en 1914 annonce la crise arrivée de la marchandise universelle en tant qu’équivalent général d’un monde d’automates sociaux sur-déterminés par le mouvement ascensionnel du travail mort, l’extension des marchés du crédit et le développement intensif du capital fictif. Les Accords de Bretton Woods qui dresseront les grandes lignes du système financier international mis en place après 1944 donneront alors à l’impérialisme américain le pouvoir reconnu de garantir la valeur du dollar mais sans être obligé d’avoir une contrepartie en or aux dollars émis. Les États-Unis, ne voulant pas voir disparaître leur encaisse-or, suspendront la convertibilité du dollar en août 1971. Le système des taux de change fixes s’écroulera définitivement en mars 1973 avec l’adoption du régime de changes flottants, c’est-à-dire qu’ils s’établiront dorénavant en fonction des seules déterminations générales du marché.

La domination formelle se divise en deux phases, la première qui se termine au milieu du XIXe siècle et qui repose sur l’extraction exclusive de la plus-value absolue comme résultat du seul travail humain directement exploité. La seconde jusqu’en 1914 avec une première combinaison des deux formes de plus-value, mais avec prépondérance continuée de la plus-value absolue. Ainsi, si 1914 marque l’entrée dans la domination réelle du Capital qui se débarrasse de toutes ses antériorités pré-capitalistes en activant un procès de travail qui devient spécifiquement capitaliste, toute la période avant 1968 voit exister une combinaison des deux formes de plus-value, mais cette fois avec prédominance limitée de la forme relative comme résultat de la productivité du travail humain machinisé. À partir de 1968 et c’est là tout l’enjeu substantiel intense de ce moment dialectique, une seconde phase apparaît avec prépotence dorénavant absolue de la forme relative qui tend instrumentalement à tout digérer. Ce qui signale au niveau mondial que ce qui est posé fondamentalement par le fameux sixième chapitre du Capital à savoir que la production capitaliste devient là production et reproduction du rapport de production spécifiquement capitaliste s’auto-valide pratiquement en tant que le système de la réification des machines-outils automatiques est emblématique d’un univers à travers lequel l’usage intensif de la technoscience de l’aliénation se trouve en tout lieu diffusée. Autrement dit, 1968 ouvre la voie à l’entrée en domination réellesupérieure, c’est-à-dire à ce moment où commencent à travailler dans une nouvelle longue durée les conditions objectives de production du procès de caducité du fétichisme cybernétique de la marchandise lui-même.
L’extraction de plus-value sous sa modalité relative, aussi bien au niveau du procès de production immédiat qu’à celui de la reproduction d’ensemble planétaire, est le principe de développement et de transformation de la domination réelle de la valeur. Tant au niveau de la production du procès de la valorisation qu’à celui de la valorisation du procès de la reproduction, se dessinent, au moment de la fin de la première phase de la domination réelle, des obstacles à la poursuite de l’accumulation telle que l’extraction de plus-value sous son mode relatif avait elle-même jusque là structuré le mouvement de l’accumulation. En cet instant où ce qui subsistait encore des restes de la domination formelle au sein même d’une domination réelle seulement formellement réelle était objectivement devenu une entrave intolérable à la fluidité démocratique de l’auto-présupposition dictatoriale du Capital, il était normal que toutes les vieilles contraintes de la circulation, de la rotation, de l’accumulation, de l’idéologie et de la domestication qui entravaient la transformation et l’accroissement du surproduit en plus-value et capital additionnel soient enfin supprimées. C’est là tout l’enjeu des contradictions de 68 qui dit tout à la fois ce que le Capital entend faire pour moderniser les conditions de subordination aux impératifs de la valorisation et la tendance historique à toujours voir renaître la radicalité qui refuse de jouer le jeu de la politique et de l’État. La France va là connaître, compte-tenu des spécificités de son long devenir historique de fièvre sociale vigoureuse, l’expression la plus exacerbée de toute une période de soubresauts internationaux, celle de la fin des années 60 en tant que fin de la domination réelle inférieure. La grève générale sauvage qui porte en elle l’émancipation du travail en tant que ce dés-enchaînement implique la disparition du travail et non son embellissement montre là que les pires ennemis du prolétariat parlent toujours la langue du travail émancipé donc maintenu et renforcé. Cette grève se singularise là autour de trois caractéristiques fondamentales nettement marquées :
– Ce n’est pas un événement politico-social français accidentel mais une production internationale nécessaire qui témoigne crisiquement que le fétichisme de la marchandise est en train de devenir la seule unité réelle du monde.
– C’est par delà le surgissement du mouvement étudiant contestataire issu d’ailleurs, lui-même, des contradictions sociales qui traversent la jeunesse ouvrière et paysanne, d’abord et avant tout un mouvement historique prolétarien en France puis en Italie, en Argentine comme en Pologne et partout ailleurs de par le monde des deux côtés du rideau de fer des complémentarités capitalistes de l’Est et de l’Ouest.
– Cette lutte de classe tenace et étendue rend compte, d’une part, de la fin de la période de domination idéologique quasi sans partage du capitalisme d’État lénino-staliniste dans le contrôle politico-syndical du mouvement ouvrier notamment dans les pays du Sud de l’Europe et d’une remise en cause profonde des impostures de sa domination réalisée dans les pays de l’Est de cette même Europe et, d’autre part, le commencement marqué de perte d’influence des polices syndicales dans l’entreprise. Enfin, et c’est là que l’on va voir ressurgir des groupes maximalistes rappelant que le communisme est un monde sans argent ni État, ce qui avaient complètement disparu depuis des décennies de contre-révolution et la victoire complète du camp capitaliste démocratico-stalinien en 1945 qui écrase là tout à la fois ses frères ennemis de l’Axe mais qui élimine aussi et surtout tous les mouvements qui vont contre les intérêts des parcours de la nécessité marchande, des barricades de mai 37 à Barcelone aux conseils ouvriers de Budapest en octobre 56. C’est le retour de cetteradicalité pratique qui retrouve le sens théorique de ce qui permet d’entrevoir la communauté humaine anti-mercantile qui explique le foisonnement gauchiste, autrement dit le réformisme extrême de cette gauche de la gauche qui vient là dissimuler la véritable portée du réel pour amener les comités de grève et d’occupation à aller se perdre dans les mille fabulations de la gestion ouvrière de la prison salariale.
Avec la gigantesque manifestation du 13 mai les syndicats voulaient en fait confectionner une grande déambulation étouffoir pour encadrer le mouvement et le canaliser vers les chemins de la mort lente. Sans mot d’ordre aucun, et à la surprise de tous les responsables de chaque camp capitaliste, la grève générale symbolique prévue pour le 13 mai ne s’arrête pas à ce jour-là. Le mouvement ne fait au contraire que s’étendre rapidement dans les jours qui suivent, c’est ainsi la première grève générale sauvage de l’Histoire contemporaine qui touche tous les secteurs : Michelin, Peugeot, Citroën, les ports, les transports, les banques et les mines jusqu’aux grands magasins (BHV, Samaritaine et Bon Marché…) en passant par l’ORTF et des milliers de petites et moyennes entreprises. Des grèves avec occupations d’usine spontanées se multiplient partout. La première a lieu à l’usine Sud-Aviation de Bouguenais le 14 mai. Ce sera à la fois le premier et le plus long des mouvements prolétaire de Mai 68, prenant difficilement fin le 14 juin. Le 22 mai, dix millions de salariés cessent de travailler. Les syndicats entièrement débordés par le déclenchement de cette grève spontanée reprennent petit à petit mais très laborieusement le contrôle du mouvement. Le refus par les grévistes sauvages de l’autorité de leurs syndicats de surveillance fixe la grève dans une situation de tensions contradictoires qui perdure jusqu’à la fin mai pendant qu’est ainsi finalement empêché, par l’enfermement usinier réformiste, que les ouvriers se reconnaissent ainsi des intérêts communs dans une lutte essentiellement humaine qui sans arrêt néanmoins avance et pose implicitement la question révolutionnaire de la récusation de la religion du travail.
Dans tout le pays, la parole s’émancipe et devient aspiration vers le logos immanent de la radicalité humaine en repoussant à la fois le jargon politique et la parlerie aliénatoire de l’améliorantisme. La dynamique du dialogue critique se noue dans les rues, dans les campagnes, sur les barricades entre connus et inconnus et à travers toutes les générations, en permettant peu à peu le grand dé-voilement qui révèle que toutes les organisations bureaucratiques qui parlent de défendre les travailleurs s’opposent évidemment à toute action révolutionnaire puisqu’elles travaillent toutes exclusivement à la cohésion des forces de répression qui maintiennent le prolétariat dans la disposition de ne pouvoir précisément jamais s’auto-abolir.
La situation étant visiblement de plus en plus dangereuse pour toutes les cliques de la Sainte-Alliance de la marchandise avec notamment la nuit marquante du 24 mai qui prit un tour franchementinsurrectionnel avec entre autres l’incendie de la Bourse, toute la gauche du Capital syndicale et politique va rapidement courir au chevet de l’État en soutenant l’idée d’un Grenelle social tel que proposé par Pompidou, le Premier ministre de l’époque. Puis, à partir du 27 mai, les dirigeants syndicaux en bons négociateurs du prix de la force de travail exploité, vont s’exténuer à faire la réclame du contrat de vente signé avec le gouvernement.
C’est ici qu’intervient un des événements cruciaux pour le prolétariat et qui constitue du reste une leçon historique essentielle dont il doit toujours se souvenir. La CGT s’imagine pouvoir éteindre le feu social et présente aux grévistes les combinaisons de Grenelle comme une grande avancée. Elle se présente à Billancourt son fief de conditionnement préféré, « la forteresse ouvrière ». Or, à Renault Billancourt, Séguy, secrétaire général de la CGT, est massivement hué par les prolétaires en colère qui rejettent l’augmentation salariale de leur misère et les badigeonnages autour de la Sécurité Sociale et de l’âge de la retraite.
Il faut là se rappeler que Renault Billancourt est la place forte la plus morbide de la CGT et qu’elle y fait régner son ordre manu militari. Il s’agit donc du dernier endroit où elle aurait pensé pouvoir être conspuée par des prolétaires intransigeants au regard de l’encadrement syndical énorme qu’elle y déploie. Et malgré tout cela c’est un accueil d’insubordination énorme qui lui est là réservé par une assemblée ouvrière résolument obstinée, indisciplinée et joyeuse.
Cet événement a donc ici une énorme signification symbolique pour le mouvement du prolétariat en général.
Partout ce fut la même histoire… Le fétichisme de la marchandise est un rapport social déterminé des hommes asservis par le marché des fétiches où la relation chosiste qui les lie prend la forme fantastique d’un rapport quantitatif de simples choses entre elles. Par la grève qui persiste et la réunion des hommes qui constamment dépassent ce qu’ils étaient avant pour donner naissance à une fermentation qui s’en va invariablement devant et sans cesse plus loin, cette évidence obligatoire cesse de l’être, excepté évidement pour les coteries et les gangs de la pensée cheffiste qui en tant qu’emplacement de production hiérarchiste de la pensée séparée, formeront bien logiquement le dernier territoire à vouloir défendre la réification. C’est pourquoi, la reprise ne se fait pas. Craignant des débordements encore plus acharnés, le 29 mai, le P«C»F et la CGT appellent une nouvelle fois à manifester pour mieux démoraliser la combativité persistante. 600 000 personnes descendent dans la rue, séquestrées dans le slogan faussaire de « gouvernement populaire ». La CGT s’ingénie par tous les moyens tordus à éteindre le mouvement et à le réduire progressivement à des rebondissements toujours plus modestes et inconsistants. Malgré tout, la grève perdure jusqu’au 4 juin à Renault Billancourt pendant que la veille une nouvelle occupation des gares s’est engagée à partir des cheminots à Strasbourg et à Mulhouse.
Après de multiples manigances et combinaisons électorales arrangées dans le plus d’entreprises possibles et immanquablement truquées pour pousser, branche par branche, localité par localité, usine par usine, dans un isolationnisme savamment conduit, à accepter finalement le poids de la fatigue et de la résignation, le Diktat syndical de la reprise du travail va pouvoir s’imposer dans les méandres de la manipulation orchestrée par toutes les pègres de la responsabilité qui entendent sauver le système et donc leur propre existence. Alors que la base, depuis le 27 avait rejeté unanimement les accords de Grenelle, les syndicats – bloquant l’accès à toutes les discussions allant vers la vie anti-quantifiée – vont pouvoir laisser la place aux CRS afin de débusquer et repousser les ultimes séditions et indocilités de manière à éteindre ici et là les derniers brasiers du flamboiement de la Commune de 68.
(à suivre…)
Francis Cousin

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