Depuis plusieurs semaines, dans nos campagnes, des décisions s’abattent avec une froideur presque clinique. Elles ne laissent derrière elles ni débats ni alternatives, seulement des exploitations mutilées, des bâtiments vidés, des cours de ferme figées. Des éleveurs sont contraints d’assister, sans pouvoir s’y opposer, à l’anéantissement de leurs cheptels. Ce qu’ils vivent n’est pas une simple mesure sanitaire. C’est un choc. Une violence imposée.
L’abattage d’un troupeau n’est jamais un geste neutre. C’est un arrachement. Un effondrement brutal de ce qui a été construit lentement, patiemment, parfois sur plusieurs générations. Ce sont des années de soins quotidiens, de vigilance constante, de décisions prises dans la solitude, qui sont balayées en quelques heures. Pour beaucoup d’éleveurs, ce moment laisse une trace durable, sourde, intime, que ni les protocoles ni les indemnisations ne parviennent jamais à effacer.
Personne ne conteste la nécessité de protéger la santé animale. Personne ne nie l’obligation d’agir face au risque sanitaire. Mais ce que subit aujourd’hui une partie du monde agricole dépasse largement la prévention. Il s’agit d’une application rigide, uniforme et indifférenciée de décisions normatives qui tombent sans égard pour la diversité des situations et sans considération pour la fragilité humaine de celles et ceux qui les subissent.
Des éleveurs sous contrainte permanente
Beaucoup d’éleveurs ont le sentiment d’être placés sous contrainte permanente, réduits au rôle de simples exécutants d’ordres venus d’ailleurs. Ils deviennent les objets d’une procédure. La violence est là. Dans cette dépossession du savoir-faire, dans cette mise à l’écart de l’expérience, dans cette sensation d’être broyés par une mécanique administrative qui ne regarde ni les visages ni les parcours.
Il faut ici nommer clairement les responsabilités. La logique actuelle d’abattage systématique ne procède pas d’un choix souverain pleinement assumé par la France. Elle s’inscrit dans un cadre européen contraignant, fondé sur des décisions et règlements élaborés loin de nos territoires, dans des instances où la réalité concrète de l’élevage français pèse peu face à une approche théorique du risque. L’État français applique, relaie, exécute. Les agriculteurs, eux, encaissent.
Cette chaîne de décisions impersonnelles produit une violence institutionnelle profonde. Une violence d’autant plus redoutable qu’elle est procédurale et implacable. Elle s’exprime dans l’irréversibilité des actes imposés, dans l’absence totale de marge de manœuvre, dans l’impossibilité même de discuter ce qui a déjà été décidé ailleurs.
À cette brutalité s’ajoute une injustice plus large, presque existentielle, celle du deux poids deux mesures. D’un côté, on impose aux agriculteurs français des contraintes sanitaires, environnementales et administratives toujours plus lourdes, toujours plus strictes, toujours plus coûteuses. De l’autre, on tolère, ailleurs, des pratiques infiniment moins encadrées. On exige l’exemplarité ici, tout en acceptant le relâchement là-bas. Cette contradiction n’est plus supportable.
Elle est d’autant plus violente que le monde agricole sait pertinemment qu’il pèse peu, numériquement, dans les calculs électoraux. Environ quatre cent mille agriculteurs dans notre pays. Un chiffre modeste, presque marginal dans les stratégies politiques contemporaines. Mais ces femmes et ces hommes ne sont pas de simples électeurs. Ils sont des visages, des familles, des lignées, des territoires vivants.
Or c’est bien ce sentiment qui s’installe. Celui d’une lente mise à l’écart, d’un effacement progressif, parfois vécu comme une volonté implicite de rayer de la carte une agriculture exigeante, enracinée, indépendante. Comme si l’on acceptait, sans jamais l’assumer, l’idée que notre pays pourrait se passer de ses agriculteurs, déléguer sa production alimentaire, renoncer à ce qui fonde pourtant sa souveraineté la plus élémentaire.
Le spectre du Mercosur
Cette logique est d’autant plus inquiétante qu’elle se double de la perspective d’accords commerciaux internationaux, au premier rang desquels celui liant l’Union européenne au Mercosur. Certes, cet accord n’est pas encore ratifié. Mais sa simple existence, son inscription persistante à l’agenda européen, suffisent à nourrir une angoisse profonde dans le monde agricole. Beaucoup y voient le symbole d’un système qui exige toujours plus de nos producteurs tout en préparant leur mise en concurrence avec des modèles agricoles infiniment moins contraignants.
Comment justifier cette asymétrie autrement que par un renoncement politique ? Cette situation alimente un sentiment d’abandon, parfois de colère contenue, souvent de résignation douloureuse.
Gouverner, Madame la Ministre, ce n’est pas seulement appliquer des textes. C’est mesurer leurs effets réels. C’est entendre ce que les statistiques ne disent pas. C’est percevoir la fatigue, la lassitude, parfois le désespoir silencieux qui traverse aujourd’hui une partie du monde agricole. Une agriculture épuisée moralement est une agriculture en danger.
Je refuse que nos agriculteurs soient réduits à des variables d’ajustement. Je refuse que la France agricole soit broyée entre la rigidité technocratique européenne et l’incohérence de choix commerciaux déconnectés du réel. Je refuse que la souveraineté alimentaire de notre pays soit sacrifiée au nom d’équilibres qui ne tiennent aucun compte des vies qu’ils détruisent.
Je vous appelle solennellement à revoir les méthodes, à réintroduire du discernement, de l’intelligence humaine et une véritable considération dans les décisions sanitaires. Je vous appelle également à la plus grande fermeté face à toute logique européenne ou commerciale qui ferait peser sur nos agriculteurs un poids qu’ils ne peuvent plus porter seuls.
Ce combat n’est pas idéologique. Il est humain. Il engage notre capacité collective à ne pas détourner le regard lorsque ceux qui nourrissent la France sont soumis à une violence silencieuse mais bien réelle.
Je vous prie de croire, Madame la Ministre, en l’expression de ma détermination la plus ferme à défendre ceux qui, souvent dans l’ombre, continuent de nourrir notre pays.
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