Si Jacques Bainville (1879-1936) sut prévoir les conflits qui allaient ensanglanter l'Europe, c'est qu'il faisait partie de « ces quelques cerveaux par siècle » qui discernent la marche du monde. Loin de la caricature qui a été faite de lui, Christophe Dickès le restitue dans sa majestueuse hauteur de vues.
L’ouvrage de Christophe Dickès est le fruit de dix années de travail. De Bainville, il a tout lu, sources publiques et privées. Aussi étrange que cela puisse paraître, nul ne Pavait fait avant lui, alors que Bainville, dont François Mauriac disait qu’ « aucun écrivain n'a eu dans sa génération un rôle aussi défini que le sien », est mort depuis 1936. Sans doute parce qu'après sa mort survint la guerre (qu'il avait annoncée dès avant… la Grande Guerre !), et qu'après la guerre s'imposa son obligatoire disgrâce en même temps que celle de Charles Maurras, déjà injustifiée et dont tant de choses le séparaient par ailleurs.
Savoir remonter jusqu'à la bataille de Bouvines
Du monumental et limpide Bainville de Dickès, tout - absolument tout, n'en déplaise à certain de ses détracteurs « prussophile »... - est à retenir, analyser, méditer. Bainville, qui fut de 1908 (il avait 29 ans) à sa mort chroniqueur à L'Action française, y apparaît non seulement comme celui qui, expert en relations internationales, prévit, plusieurs décennies à l'avance, les deux guerres mondiales, ce que l'on savait déjà, mais aussi comme le partait diplomate auquel la France se serait honorée d'accorder sa confiance, un homme comme le quai d'Orsay n'en a guère abrité alors qu'il correspondait pourtant parfaitement à la charge et cela plus qu'aucun de ceux qui seront investis de celle-ci jusqu'à aujourd'hui.
Jacques Bainville, anglophone et germanophone - ce qui n'est pas pour rien dans sa connaissance de l'Allemagne et sa méfiance à l'égard de celle-ci -, ne raisonne pas selon des critères moraux, ni à partir de visions fantasmées car romantiques de l'histoire de France. Pour l'auteur d'Histoire de France (1924) et des Conséquences politiques de la paix (1920), pour ne citer que ses deux ouvrages les plus connus, les rapports entre nations ne peuvent s'analyser qu'avec les enseignements et le recul qu'apporte la parfaite connaissance de leurs histoires.
S'il s'autorise à annoncer le cataclysme qui va naître des traités de 1919, ce n'est pas uniquement sur la base de la lecture de ceux-ci ; c'est qu'il procède à leur mise en perspective avec les enseignements qu'il a tirés des traités de Vienne (1815) et de Westphalie (1648) - ce dernier ayant protégé la France sur sa frontière orientale durant un siècle et demi jusqu'aux bouleversements engendrés par la Révolution et par la folie napoléonienne -, mais aussi de la bataille de Bouvines (1214), dont il déduit la nécessité pour la France d'entretenir les rapports les meilleurs avec Rome et cela huit siècles plus tard. Comme, disait Nietzsche (et c'est bien là leur seul point commun !) : « L’homme de l'avenir est celui qui a la plus langue mémoire. »
Un autre des nombreux enseignements du livre de Christophe Dickès est que Bainville ne fut pas le nationaliste ombrageux ni le germanophobe obsessionnel et haineux que l'on a souvent décrit, l'assimilant bien abusivement à Maurice Barrés (qui l'influença mais dont il sut s'éloigner). Même Maurras, qui lui confia la rubrique de politique étrangère de L'Action française, n'aurait certainement pas signé nombre de ses articles - ceci révélant la liberté qui régnait alors dans le mouvement monarchiste.
La Grande Guerre : « catastrophe européenne »
Si Bainville, lors de la Grande Guerre, se range à l’« union sacrée », car la survie de la France est à ce prix, il n'en méconnaît pas moins les conséquences terrifiantes d'un conflit qui a ceci de profondément pervers qu'il est démocratique. Il est démocratique, explique Dickès, parce qu'il est « une guerre des peuples, une guerre de races, fondée (…) sur un nationalisme exacerbé, incontrôlé et xénophobe, signe de la faillite de l'Internationale socialiste et de l’international capitaliste. Peuples, nationalités, nationalismes constituent donc les principes d’un conflit démocratique ».
C'est ainsi que partant de cette analyse, Bainville pouvait écrire, dès avant le déclenchement de la guerre, que « le temps de la barbarie » était venu. À l'automne 1914, il écrit encore, alors que le pays est submergé par une propagande patriotique, qu'il est dément de rêver à une « France nouvelle qui sortira des tranchées sur l'esprit d'union, d'amour et de sacrifice ». « On est un peu étonné qu'un esprit comme celui de Barrès, ajoute-t-il, donne dans ces naïvetés et se nourrisse de ces illusions. »
Du portrait que dresse Christophe Dickès de Jacques Bainville ressort également que celui-ci avait, contrairement au Maurras politique, conscience d'être aussi un Européen : « le rejet maurrassien d'un ordre européen dans lequel les grandes puissances ont un rôle directeur n'apparaît pas sous la plume bainvillienne. » Il n'aura donc aucun mal à définir aussitôt et à juste titre la Première Guerre mondiale comme une « catastrophe européenne ». Dont, pour ne l'avoir pas écouté, la France et l'Europe payent toujours le prix.
Pierre Villedary Le Choc du Mois n°26 Octobre 2008
Jacques Bainville. Les lois de la politique étrangères, par Christophe Dickès, Bernard Giovanangeli éditeur, 316 pages, index, notes et biblio., 23 euros.
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