dimanche 16 décembre 2012

Arthur de Gobineau : Un génie masqué

❏ Parce que certains veulent seulement retenir de lui le titre de son Essai sur l'inégalité des races humaines, encore moins lu par ses détracteurs opiniâtres que par ses très improbables disciples, on aurait tendance à ranger Gobineau parmi les auteurs maudits.
Sa pensée a été tellement incomprise et même travestie que l'on hésite toujours avant de parler de cet écrivain, mort voici plus de cent ans et dont on voudrait faire "le père du racisme".
C'est oublier un peu vite que l'on a publié ses Œuvres en trois volumes dans la célèbre Bibliothèque de la Pléiade et que beaucoup de critiques d'aujourd'hui placent désormais très haut ce diplomate-philosophe qui fut en son temps un des grands connaisseurs de l'Orient, dont il a beaucoup contribué à dissiper les origines et les mystères.
Il fut aussi un romancier très en avance sur son temps : Les Pléiades et Les Nouvelles asiatiques sont des chefs-d'œuvre qui permettent de le comparer - parfois avantageusement - à Stendhal.
Nul auteur français ne fut sans doute aussi romantique que ce gentilhomme, héritier de Don Quichotte bien plus que descendant d'Ottar Jarl. La minutieuse et enthousiaste biographie que vient de publier Jean Boissel lui rend sa place : une des premières en son siècle comme dans le nôtre.
☐ Celui qui se fait appeler le comte de Gobineau n'a droit sans doute ni à la particule ni au titre de noblesse. Mais ce que l'hérédité pourrait lui refuser, il va l'acquérir par lui-même, prouvant que l'aristocratie est un don du caractère plus que de la naissance. Ce qui apparaît d'abord chez lui, avec l'intelligence, c'est la volonté, ce qui ne va ni sans défi, ni sans misère, ni sans courage. II veut assumer, avec un pessimisme héroïque, son destin.
Un gascon, né à Ville-d'Avray dans la banlieue parisienne, va s'évertuer toute son existence à se vouloir Normand et à s'imaginer une fantasmagorique ascendance, remontant à Ottar Jarl, pirate norvégien devenu conquérant du pays de Bray.
L'ironie qui marquera souvent sa vie veut que ce perpétuel contempteur de la Révolution, de la démocratie et des illusions du progrès soit né précisément un 14 juillet, en l'année 1816, sous une monarchie pour laquelle il n'aura guère non plus d'indulgence. Car Gobineau est avant tout un individualiste et un esthète.
Il aura, comme Flaubert, à qui il ressemble par plus d'un trait, un seul ennemi, le bourgeois, qu'il soit libéral, républicain, royaliste ou jacobin, mais toujours de cette espèce boutiquière et enrichie qu'il hait plus que tout. Ce véritable "féodal" égaré en son siècle ressent une telle horreur pour le règne des masses qu'il déteste tout autant le nationalisme que le socialisme, surtout s'ils marchent du même pas.
Diplomate non conformiste
Curieux personnage finalement que cet homme de toutes les curiosités. Cultivé et impécunieux, sentimental et hautain, polémiste impitoyable et observateur généreux, il gardera l'esprit toujours en alerte. Au fond, le personnage le moins conformiste et le moins sectaire qui soit.
Fils d'un ancien officier de la Garde royale et d'une redoutable aventurière, que ses escroqueries conduiront au scandale et à la prison, le jeune Arthur renie ses parents pour se vouloir "fils de roi" : « Mes goûts ne sont pas ceux de la mode; je sens par moi-même et n'aime ni ne hais d'après les indications du journal. L'indépendance de mon esprit, la liberté la plus absolue dans mes opinions sont des privilèges inébranlables de ma noble origine. »
Etrange enfance ballottée entre la Forêt Noire, la Bretagne et Paris, qu'il juge une fois pour toutes comme "un enfer". Il végète d'abord dans des besognes misérables, tout en écrivant dans quelques revues politiques et littéraires.
A trente ans, il publie son premier livre : La Chronique rimée de Jean Chouan et de ses compagnons. Il se croit grand poète, mais se révèle vite habile romancier avec Le Prisonnier chanceux, Nicolas Belavoir ou L'Abbaye de Typhaines, profitant de récits historiques de haute fantaisie pour restituer des époques qui lui sont chères et que parcourent les grands frissons de l'honneur, de l'amour et de l'aventure.
Sa grande chance est d'être choisi comme chef de cabinet par le ministre Tocqueville en 1848 ; puis il devient diplomate. La Carrière le mènera en Suisse, au Hanovre, en Perse, à Terre-Neuve, en Grèce, au Brésil ou en Suède.
Depuis son enfance à Lorient, qu'il orthographie à l'ancienne, L'Orient, il est hanté par le monde asiatique.
Celui dont on voudra faire bien à tort le "père du racisme" sera au contraire un des grands voyageurs de son temps, toujours épris d'autres cieux et d'autres peuples, éternel curieux, que l'on pourrait qualifier de cosmopolite s'il n'avait un tel culte des racines nordiques qu'il imagine être celles de sa lignée.
L'Essai sur l'inégalité des races humaines, qui le rendra célèbre pour le meilleur et pour le pire, date de 1853, au début de ce Second Empire qu'il sert - sans servilité ni illusion - aux quatre coins du monde. Il inaugure avec cette vaste fresque, plus lyrique qu'historique, l'ère des malentendus à jamais attachés à son nom.
Différences des Nations
Ce qu'il nomme "inégalités" devrait plus justement se lire "différences". Voir dans la Race le moteur de l'Histoire n'est pas en soi plus délirant ni plus séditieux que de tout ramener à l'Economie, ainsi que le fera Karl Marx à la même époque. Comme l'écrit Jean-Gilles Malliarakis dans une préface à une nouvelle édition de l'Essai : « Le gobinisme tend à discerner dans chaque nation et dans chaque race, une à une, un génie propre irréductible aux normes des autres peuples. » Rien n'est plus éloigné du véritable racisme, celui « des unitaires, des progressistes, des missionnaires religieux qui veulent convertir le monde entier aux drogues de l'Occident - ou des colonisateurs laïcs tels que Jules Ferry qui se réclament du droit des races supérieures à civiliser les races inférieures ».
L'idée centrale de ce volumineux traité, publié initialement en quatre volumes, est celui de la fatalité du déclin, tel que les anciens Scandinaves l'exprimaient dans le mythe du "Ragnarok", le crépuscule des dieux. C'est une vision spirituelle et non matérialiste. Il ne s'en vendra qu'une centaine d'exemplaires, ce qui contribue à enfermer Gobineau dans la conscience désespérée de sa solitude et de son orgueil.
Déçu par son mariage avec une redoutable créole, Clémence Monnerot, peu satisfait de ses deux filles, incompris de sa sœur cadette enfermée dans un couvent, ce vieux païen n'aura pour consolatrices que quelques amies fidèles, dont il n'est pas certain qu'elles furent ses maîtresses.
Il donnera, à près de soixante ans, son chef-d'œuvre avec Les Pléiades, que certains considèrent aujourd'hui comme Le roman du XIXe siècle.
L'homme qui a créé dans sa jeunesse La Revue provinciale, dont les douze fascicules défendent les différences et originalités locales contre l'Etat parisien et affirment que « l'homme est inséparable de sa culture », va se révéler après le désastre de 1870 comme redoutable polémiste. On ne peut guère imaginer jugements plus amers ni plus lucides que ceux qu'il exprime dans deux petits ouvrages de circonstance : Ce qui est arrivé à la France en 1870 et La Troisième République française et ce qu'elle vaut. Il s'y révèle sous son vrai jour, celui d'un "conservateur anarchiste", pour qui la grande vertu reste l'héroïsme tel que le définit naguère le vieux Corneille.
Quand il meurt, solitaire, le 13 octobre 1882 à Turin. Son ami Richard Wagner comprit qu'il venait de perdre un frère, un Lohengrin sans dieu ni maître.
✍ JEAN MABIRE  National Hebdo Semaine du 14 au 20 octobre 1993
Jean BoisseI : Gobineau. Biographie, Mythes et réalité, 368 pages, Berg international, 129 boulevard Saint-Michel, 75005 Paris (Diffusion PUF).

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