Extrait de “Les sept plaies du capitalisme” par Henri Bodinat, paru aux éditions Léo Scheer
Dans les pays démocratiques et
développés, l’argent est devenu la seule balise. Après avoir été
méprisés ou honnis jusqu’à la fin des années 1970 – une Rolls était
alors le sommet de la ringardise –, le « fric » et ses
attributs clinquants se sont imposés en force depuis les années 1990.
Une caste étroite a vu son patrimoine et ses revenus grimper à des
sommets inédits, pendant que se développait simultanément une grande
classe pauvre de chômeurs, d’immigrants, d’employés saisonniers ou
temporaires.
Comme l’avait remarqué Adam
Smith, au-delà d’un toit et d’une nourriture suffisante, l’argent n’a
plus d’utilité en soi. L’accumulation monomaniaque d’argent n’a pas pour
objet d’acheter produits ou services indispensables mais simplement de
susciter l’admiration ou, mieux, l’envie. La richesse permet de paraître
riche. L’argent, comme une épidémie, est sorti du cadre occidental pour
contaminer les pays émergents et tous les anciens pays communistes, et
spécialement la Russie et la Chine. En Russie, une clique de
kleptocrates a confisqué l’économie jusqu’ici étatique, et, devenue
instantanément milliardaire, a déversé son surplus autour d’elle, créant
une tribu de minioligarques gonflés de roubles. En Chine, les
dirigeants du PCC ont ouvert les vannes à une caste d’ex-cadres du parti
reconvertis dans la finance ou l’industrie, rapidement enrichis,
acheteurs frénétiques de produits tape-à-l’oeil.
Ces fortunes colossales et très visibles,
accumulées par des financiers, des industriels ou des hommes
politiques, ont redéfini le système de valeurs. La véritable hiérarchie
est devenue celle de l’argent : autour de lui s’est réorganisée la
structure sociale, quand le niveau d’éducation ou la profession étaient,
autrefois, des critères de classement. Plus on « vaut », plus on vaut.
Achetant pêle-mêle clubs de foot, chalets à Courchevel, maisons à
Londres, yachts géants, chacun pour plusieurs dizaines de millions
d’euros, glamourisés dans tous les journaux people, les milliardaires
ont remplacé les « best et brightest » au sommet de la pyramide sociale : cette pyramide est désormais celle de l’argent.
Constatant qu’il était possible de
devenir milliardaire non seulement en entreprenant avec audace et
compétence, mais aussi par le biais du pouvoir d’État, des réseaux ou de
la corruption pure, et qu’une fois acquises, les fortunes, petites ou
grandes, lavaient les délits ou les crimes commis pour les obtenir, la
classe moyenne et supérieure mondiale a intériorisé un rapport cynique à
l’argent, devenu le critère dominant du succès – peu importe le moyen
de l’obtenir. Une fois acquis, il blanchit les âmes les plus noires. La seule morale consiste à se remplir les poches.
Dans le monde entier, les salaires des
dirigeants d’entreprise ont augmenté à une vitesse fulgurante, passant
de quelques centaines de milliers de francs à des millions d’euros. Il y
a trente ans, un PDG avait de quoi bien vivre. Aujourd’hui, il fait
fortune. La feuille de paie du PDG de Peugeot, Calvet, à 2 millions de
francs, choquait sous Giscard. Son successeur gagne dix fois plus.
Michel Bon, PDG de France Télécom dans les années 1990, gagnait 120 000
euros par an. Aujourd’hui, les PDG des grandes entreprises françaises
gagnent en moyenne 4 millions d’euros par an, soit 250 fois le Smic. Au
États-Unis, les PDG gagnent en moyenne 400 fois plus que leurs employés
de base : en un jour, ils reçoivent plus qu’eux en un an. Le salaire
d’un PDG est lié à un statut et non à une performance. Le PDG de Goldman
Sachs en déroute a gagné 60 millions de dollars en 2008. Aucun chiffre
ne choque plus. Les dirigeants du Crédit mutuel de Bretagne se sont
augmentés de plus de 50 % en 2011, contre une augmentation de moins de 2
% accordée à leurs employés. Après avoir été sauvé en 2008 par
l’injection de 6 milliards d’euros de fonds publics, Dexia a consenti
des bonus de plusieurs dizaines de millions d’euros à ses dirigeants en
2009 et 2010, avant de faire faillite en 2011.
Le culte de l’argent a contaminé les
politiques. Les dictatures ont ouvert le bal : depuis 1980, s’enrichir
rapidement tout en restant à n’importe quel prix au pouvoir est devenu
le principal passe-temps des despotes. La fortune de Kadhafi était
estimée à plus de 25 milliards de dollars, à égalité avec Bill Gates.
Pas mal, pour un pays de 6 millions d’habitants. Au Gabon, la famille
Bongo a détourné plus de 5 milliards d’euros des caisses de l’État et de
son peuple, ce qui a permis à Ali Bongo de racheter un hôtel
particulier à Paris pour 100 millions d’euros. Laurent Bagbo, en sept
ans, aurait détourné 5 milliards d’euros, ce qui devrait lui assurer une
retraite agréable quand il sortira de prison. Bachar el-Assad, sa
famille et sa clique ont accumulé quelques milliards de dollars. Les
gardiens de la révolution iranienne, autrefois troupes d’élite,
aujourd’hui affairistes d’État, ont accumulé quelques milliards de
dollars, tout comme les généraux algériens. Un dictateur, fût-ce d’un
pays marginal, qui a accumulé moins de 1 milliard d’euros est
aujourd’hui un loser. Même certaines démocraties ont été touchées : en
Italie, Berlusconi a utilisé sa fortune, amassée grâce à la politique,
pour accéder au pouvoir, et le pouvoir pour arrondir sa fortune.
L’entrée de l’Inde, du Brésil, de la
Russie et surtout de la Chine dans l’hypercapitalisme a mondialisé le
culte de l’argent. Dans tous les pays du monde, est apparue une nouvelle
classe ultrariche, au mieux, d’entrepreneurs, au pire, de profiteurs
capitalisant sur leurs connections politiques. En creusant massivement
les inégalités, ce phénomène fracture les sociétés. Mais le pire a été
le renversement universel des valeurs. Un pauvre est devenu un nul, un
riche, un génie. Un financier enrichi sans créer de valeur regarde de
haut un grand chercheur, fût-il prix Nobel, aux revenus modestes.
L’argent est devenu une fin en soi,
puisque au-delà de ce qu’il permet d’acquérir, il est la clé du
positionnement social. Il n’y a plus de héros. Il y a des riches.
Armstrong n’est plus un sportif, mais une marque. Tapie s’est fait
remettre indûment 300 millions d’euros par l’État français : joli coup !
Comme le remarquait finement l’ancêtre bronzé de la publicité, Jacques
Séguéla, dans sa phrase désormais tristement célèbre : « Si, à cinquante ans, on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie. » Ou Lord Mandelson, ministre du gouvernement « travailliste » de Blair : « Je n’ai rien contre les gens qui sont ignoblement riches ! »
La religion de l’argent roi rend
les dirigeants politiques et les chefs d’entreprise cyniques et
égoïstes, et surtout indifférents aux drames sociaux, sanitaires ou
économiques que ce culte induit. Les dirigeants d’entreprise se
focalisent sur le profit maximum : c’est la mission que leur ont donnée
leurs actionnaires, et leur propre « valeur » monétaire, en
salaire et intéressement, en dépend. Les dommages collatéraux de cette
quête éperdue de la marge bénéficiaire, comme le stress ou le
licenciement des employés, les délocalisations massives et sauvages,
l’appauvrissement des clients, les drames écologiques ou sanitaires,
sont considérés comme secondaires. L’argent étouffe les autres valeurs.
Ces dirigeants ne sont pas méchants ou
malsains : ils fonctionnent logiquement, dans le système de valeur
dominant qui s’impose à eux comme l’air qu’ils respirent. Les dirigeants
des grands groupes de distribution ont ainsi une responsabilité
écrasante dans la création de friches agricoles ou industrielles. Pour
gagner quelques centimes de marge, ils n’hésitent pas à remplacer les
tomates goûteuses de maraîchers locaux par les tomates hors sol
insipides d’usines agroalimentaires les font transporter par des norias
de camions. Ils n’hésitent pas à abuser de leur position dominante pour
faire baisser leur prix d’achat aux producteurs de fruits et légumes
audessous du prix de revient. Ils n’hésitent pas, comme Walmart
(Wal-Mart Stores), à déplacer massivement et rapide ment leurs achats de
jouets, d’outils, de matériel électronique ou de textiles vers l’Asie.
Prisonniers de la loi d’airain du profit à
court terme, ils commettent des déprédations massives, en toute bonne
conscience. Le président polytechnicien d’un grand groupe de
télécommunication n’a pas compris que pousser à la productivité à
outrance conduirait ses employés au suicide. L’intègre président d’une
grande banque ne peut comprendre que l’obsession pour le profit de sa
filiale de crédit à la consommation pousse au surendettement et au drame
personnel des millions de ménages pauvres. Le dirigeant d’un grand
groupe pétrolier ne peut accepter la responsabilité d’une pollution
majeure. Ils ne sont que les gardiens du camp, ils n’édictent ni ne font
les règles qui emprisonnent.
La priorité absolue donnée à l’argent
transforme des hommes honnêtes en kapos involontaires. Pour l’argent,
des entreprises pharmaceutiques ont sorti, en s’appuyant sur des
chercheurs ou des régulateurs complices, des produits sans valeur
thérapeutique mais aux effets secondaires meurtriers. Des entreprises
ont licencié des ouvriers à l’expérience et au talent unique pour
augmenter d’un ou deux points leur marge, causant à la fois un désastre
social et une impasse industrielle. Le surendettement massif des
consommateurs et la délocalisation forcenée vers l’Asie résultent d’une
volonté psychotique d’augmenter à tout prix les profits et les bonus à
court terme.
Le profit n’est plus la mesure du succès de l’entreprise, de sa contribution à la société. Il est devenu une fin en soi.
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