Maurras, chantre et théoricien de l’Ordre, s’efforça toute sa vie
d’expliquer la différence entre l’Ordre bienfaisant exercé par un
souverain légitime et sa caricature, le césarisme. Contre une tyrannie
qui bafouerait les principes supérieurs, « inécrits », de la
civilisation, c’est la rébellion qui devient légitime. La figure
emblématique d’Antigone a souvent été mise en avant pour nous donner un
Maurras faisant de l’Ordre un moyen plus qu’une fin, et justifiant
l’insurrection dès lors qu’elle a pour but de rétablir l’Ordre
véritable ; ce fut le discours de Pierre Boutang, repris par plusieurs
de ses continuateurs.
Cependant Maurras nous a laissé très peu de textes sur Antigone. Rien
de comparable avec Jeanne d’Arc ! Nous en connaissons trois : d’abord
des extraits d’une lettre à Maurice Barrès, datée de décembre 1905 ;
puis un article de 1944 faisant suite à la première représentation de la
pièce éponyme de Jean Anouilh ; enfin deux poèmes composés à Riom en
1946.
Ces deux derniers textes ont été réunis dans une plaquette tirée à 320 exemplaires chez un imprimeur de Genève, le jour même du 80e
anniversaire de Maurras, le 20 avril 1948. À cette date, Maurras a
quitté Riom pour Clairvaux depuis un peu plus d’un an. Contrairement à
d’autres publications de ces premières années d’emprisonnement, Antigone Vierge-Mère de l’Ordre est une édition de luxe, soignée et sans coquilles.
Les deux poèmes ont été repris dans La Balance Intérieure, puis dans les Œuvres capitales, avec quelques retouches.
Il n’est pas inutile de revenir sur la lettre de 1905. Il est
question d’Antigone dans le post-scriptum, qui est un commentaire de
Maurras sur le livre de Barrès Le Voyage de Sparte, lequel paraîtra en librairie en janvier 1906. Antigone y occupe le chapitre 9.
Maurras n’y consacre que quelques mots ; cependant l’essentiel du texte
de 1944 est déjà esquissé, et Maurras utilise dès cette époque la
formule « l’anarchiste, c’est Créon ! » :
J’aime aussi beaucoup Antigone, et vous m’avez fait admirer votre courage. N’est-il pas dur, pourtant, de laisser à Dreyfus les lois inécrites et éternelles ? Je me suis souvent demandé si la constitution de la famille antique ne faisait pas que l’anarchiste, c’est Créon…… Mais je suis bien heureux d’avoir lu votre Antigone. Vous avez bien raison de la préférer à tout. Oui, les Chœurs ! Pour moi ils correspondent aux premiers souvenirs de l’idée de la perfection. L’Odyssée à huit ans, les Chœurs d’Antigone à quinze ans ont été mes grandes révélations de la poésie hellénique et universelle. Mais vous l’avez bien dit : la maturité est plus belle que la verdeur, le plein midi de Sophocle et de Phidias supérieur à cette aube aux doigts de rose qui ouvre les feuillets d’Homère…
Ceci étant, quand on lit le texte de Barrès, comme d’ailleurs la
pièce d’Anouilh, on n’y retrouve guère l’interprétation de Maurras.
Chaque auteur a la sienne. L’imagination de Barrès, qui voit Hémon
survivre et épouser Ismène pour prendre le pouvoir à Thèbes sous
l’influence de Tirésias ne manque pas d’un certain don pour la fiction !
Revenons donc à Maurras, et faisons d’Antigone une Jeanne d’Arc
antique. Tant que nous restons dans le commentaire de Sophocle,
l’argumentation est limpide ; d’ailleurs, le Chœur est là pour nous la
confirmer. Mais si l’on veut en tirer une leçon de pratique politique,
le jeu reste largement ouvert. Et c’est souvent le vainqueur qui
imposera sa loi, qui décidera a posteriori que l’ancien pouvoir
était aussi tyrannique et illégitime que celui de Créon, et que les
révolutionnaires avaient suivi l’exemple sacré d’Antigone… ou, au
contraire, que ce pouvoir était légitime et n’a utilisé la force armée
que pour préserver le bien commun contre une sédition criminelle.
Quand le Chœur est absent, les rapports de force y suppléent… mais est-ce bien maurrassien ?
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