En guise d’éditorial de notre
Lettre de décembre 2012, nous reproduisons (une fois n’est pas coutume)
ci-dessous un point de vue de Christophe Boutin, professeur des
universités à l’Université de Caen et auteur de nombreux ouvrages,
fruits de ses recherches sur les comportements électoraux, la question
de la décentralisation et celle des partis politiques. Il a notamment
publié chez Stock en 2009, Les grands discours du XXe siècle.
Dans l’article présenté ci-dessous (prélevé sur le site Causeur.fr), Christophe Boutin se livre à une explication sinon à une exégèse du sens du verbe « cliver » conjugué sous tous les modes et utilisé à bon ou mauvais escient par les commentateurs politiques qui lui donnent généralement une connotation négative.
Polémia
Dans l’article présenté ci-dessous (prélevé sur le site Causeur.fr), Christophe Boutin se livre à une explication sinon à une exégèse du sens du verbe « cliver » conjugué sous tous les modes et utilisé à bon ou mauvais escient par les commentateurs politiques qui lui donnent généralement une connotation négative.
Polémia
Lors de l’élection présidentielle puis
pendant la double campagne interne à l’UMP (pour la présidence et
l’organisation du parti en courants), un terme est revenu sous la plume
des commentateurs, celui de « discours clivant ». Une expression
régulièrement invoquée pour dénigrer, car le discours clivant serait
politiquement irresponsable et peu à même de proposer des éléments de
réponse aux maux dont nous souffrons. Il jetterait au contraire de
l’huile sur le feu de nos conflits sociaux, rendant impossible toute «
réconciliation » entre les forces en présence. En stigmatisant par
exemple telle ou telle catégorie d’une population dont les différences
ne font qu’enrichir la France, il séparerait artificiellement des
communautés qui ne demandent qu’à vivre en paix. Bref, que l’on se place
au niveau politique ou social, le discours clivant serait à l’opposé
des règles de fonctionnement d’une « démocratie apaisée », le consensus
et la gouvernance, et totalement décalé par rapport aux impératifs du
monde moderne.
Une fois cette constatation faite, la question se pose de savoir qui décide qu’un discours est clivant, et pourquoi.
Qui ? Essentiellement la classe
politico-médiatique majoritaire, puisqu’il s’agit d’une
hétéro-définition. Et c’est d’ailleurs le premier élément du « pourquoi »
: un discours est décrété clivant dès lors qu’il émerge nettement du
bruit de fond médiatique ambiant. Il rompt ce faisant avec un accord
tacite censé exister sur ce qui sépare, d’une part, ce qui peut «
librement » se dire ou s’écrire et, d’autre part, ce que l’on ne devrait
jamais s’autoriser à formuler – et sans doute même pas à penser. Il
brise ce pseudo-consensus qui est garanti, en dehors même de toute
sanction pénale – même si celle-ci est de plus en plus fréquente -, par
une sanction sociale qui interdit l’expression de toute pensée
originale. C’est ce qu’avait parfaitement décrit Alexis de Tocqueville
évoquant la démocratie américaine : « la majorité trace un cercle
formidable autour de la pensée. Au-dedans de ces limites, l’écrivain est
libre ; mais malheur à lui s’il ose en sortir » (1). C’est ainsi que
dans la France de 2012 on a parfaitement le droit d’être à droite… sous
réserve de penser comme la gauche et de le dire haut et fort.
Pourtant, au vu de l’efficacité de ce
type de discours (remontées spectaculaires de Nicolas Sarkozy et de
Jean-François Copé, place de la motion de la « Droite forte » à l’UMP
ou, de l’autre côté de l’échiquier politique, relatif succès de Jean-Luc
Mélenchon), on peut penser que nombre de nos concitoyens ne se sentent
plus concernés par le village Potemkine médiatique censé représenter les
réalités françaises. La majorité ne serait peut-être pas là où on la
prétend et le fameux « consensus » bien fragile. C’est d’autant plus
vrai que la mièvrerie qui dégouline à longueur d’éditoriaux cache en
fait une agression permanente clairement ressentie comme telle par une
part grandissante de la population. Ce discours résolument « moderne »
est en effet à l’opposé des valeurs traditionnelles du corps social,
niant par exemple son histoire ou sa culture. Il n’est certes pas «
clivant » par rapport au bruit de fond médiatique, puisqu’il le génère
ou s’y complaît, mais il l’est par rapport à un sentiment identitaire
sans lequel toute construction politique est impensable, et qu’il n’a
pas réussi à éradiquer malgré la tentative de déculturation de notre
société.
L’autre élément de définition du
discours clivant vient de ce qu’il précise clairement ce que désire son
auteur, mais aussi ce qu’il ne veut pas. Il ose présenter un Autre,
c’est-à-dire un choix politique différent, opposé, inconciliable même.
L’une de ses caractéristiques essentielles est donc de remplir
pleinement le rôle premier du politique selon Carl Schmitt : la
distinction de l’ami et de l’ennemi. Or un politique qui se déroberait à
cette tâche nierait ce qui fait l’essence même de sa fonction : sa
capacité à présenter un vouloir-vivre ensemble qui ne peut s’adresser
qu’à un groupe clairement défini et délimité – sauf à être totalement
inopérant, réduit à un plus petit dénominateur commun qui ne peut «
faire société ». Définir un « ennemi » permet de se construire et
d’assumer des choix. Et la démocratie repose sur la nécessaire
ritualisation d’un conflit par définition « clivé », et non dans un
débat édulcoré entre le même et le même.
Comment la gouvernance définit et impose ses diktats
Or la gouvernance actuelle édulcore la
confrontation politique quand elle ne l’exclut pas. Loin de permettre au
peuple souverain de trancher entre les choix présentés, elle justifie
ses diktats par une pseudo nécessité de la modernité, perceptible
seulement par quelques rares élites qui auraient dès lors un droit
naturel à l’imposer à tous. Et pour faciliter les choses le discours
médiatique dominant exclut sans autre procès que d’intention, soit en
les niant soit en les caricaturant, les « clivants » et les « politiques
» au profit des « modérés » et des « gestionnaires ». Pour souterraine
qu’elle soit, cette violence est bien plus dangereuse pour ses victimes
potentielles que celle qui peut résulter de l’affirmation politique
d’identités contraires. Benjamin Constant avait parfaitement décrit au
XIXe siècle le fonctionnement de nos clercs modernes : « Ils discutent,
comme s’il était question de convaincre ; ils s’emportent, comme s’il y
avait de l’opposition ; ils insultent, comme si l’on possédait la
faculté de répondre. Leurs diffamations absurdes précèdent des
condamnations barbares ; leurs plaisanteries féroces préludent à
d’illégales condamnations » (2).
Parce que le discours clivant retrouve
une nécessité de l’action politique, et parce qu’il rejoint des valeurs
qui n’ont pas totalement été éradiquées du corps social, il continuera à
séduire une part grandissante de l’électorat… si du moins celui-ci
souhaite prendre en main son destin et affirmer ses valeurs. « Se faire
des amis, écrivait Montherlant, c’est un devoir de commerçant. Se faire
des ennemis, c’est un plaisir d’aristocrate. » Quoi qu’on en dise, la
guerre entre les deux visions du monde n’est pas prête de se terminer.
Les intertitres sont de la rédaction
Notes :
1. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique.2. Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpatio
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