Décembre 2001. Buenos Aires se déclare
en faillite sur près de 100 milliards de dollars. Onze ans après,
l’Argentine continue d’en payer le prix. Banni des marchés financiers
mondiaux, harcelé devant les tribunaux, le pays est de plus en plus
isolé sur la scène internationale.
Par Isabelle Couet |
Lorsque le « Libertad » pénètre dans les
eaux ghanéennes en ce jour d’octobre 2012, son destin est scellé. Le
majestueux trois-mâts argentin, avec à son bord 300 marins, a renoncé à
accoster au Nigeria par crainte des pirates. Mais dans le port de Tema
c’est un autre adversaire qui l’attend :
Elliott, le fonds
d’investissement du milliardaire américain Paul Singer. On lui prête le
nom de fonds « vautour » car, tel un charognard attiré par l’odeur du
sang, il rôde autour des États et des entreprises au bord de la
faillite.
L’ennemi juré de Buenos Aires a suivi la
frégate et obtenu l’accord d’un tribunal du Ghana pour la saisir.
Coutumier de ces opérations musclées, Elliott a déjà tenté de s’emparer
des avoirs de la Banque centrale d’Argentine aux États-Unis, et se bat
devant les tribunaux français pour mettre la main sur les redevances
pétrolières de la filiale de Total opérant en Terre de feu et dans le
bassin du Neuquén. Son but ? Imposer son chantage à l’État argentin, qui
refuse de le rembourser, à la suite de la retentissante faillite de
2001, la plus importante de l’histoire jusqu’à celle de la Grèce en
début d’année.
Dimanche,
le Tribunal international du droit de la mer a ordonné la restitution du
navire. L’affaire suit son cours mais l’incident du Ghana vient
rappeler à l’Argentine que, en dehors de ses frontières, le danger est
partout.
Pas vraiment une nouveauté pour
un pays qui ne s’aventure plus sur les marchés de capitaux
internationaux depuis onze ans, par peur d’une saisie sur ses titres de
créance.
Depuis la crise de 2001, plus de 800
poursuites ont été engagées à l’étranger et d’innombrables procès
instruits sur le sol argentin. Cette année, les événements ont pris une
tournure funeste.
Le 26 octobre, l’impensable s’est en effet produit.
La cour d’appel des États-Unis a
sommé Buenos Aires de rembourser Elliott et Aurelius, un autre fonds
spéculatif qui achète des actifs dont la valeur de marché a fondu. Ces
deux impitoyables créanciers détiennent des emprunts argentins en droit
de New York, qui ont été émis avant les opérations de restructuration de
dette de 2005 et 2010, auxquelles ils n’ont pas participé.
La justice américaine exige qu’ils
soient remboursés pleinement, chaque fois que Buenos Aires honore ses
paiements à l’égard des prêteurs qui ont, eux, accepté de faire des
sacrifices. La somme en jeu s’élève à 1,33 milliard de dollars. Un
montant trop faible pour mettre le pays à genou, mais qui a pourtant
failli provoquer un défaut de paiement le 15 décembre, si l’Argentine
n’avait finalement bénéficié d’un sursis. Car, pour respecter le
principe d’égalité entre ses créanciers, Buenos Aires risquait tout
simplement de stopper tous ses remboursements. Une menace prise au
sérieux par les agences de notation. L’intrépide Cristina Kirchner
n’a-t-elle pas juré qu’elle ne verserait jamais rien aux fonds «
vautours » ?
« Aussi longtemps que je serai
présidente, ils pourront garder la frégate mais personne ne portera
atteinte à la liberté, à la souveraineté et à la dignité de ce pays »,
a déclaré avec emphase la veuve de
l’ancien président Nestor Kirchner. Les plus radicaux qualifient de «
crimes contre l’humanité » les agissements des fonds. Dans le camp
adverse, on invoque plus prosaïquement le respect des contrats. Argument
qu’a retenu la justice américaine. Le défaut n’a pas eu lieu, mais la
bataille continue. Dans ce combat homérique, l’ancien élève modèle de
l’Amérique latine s’est choisi un puissant allié : le cabinet américain
Cleary Gottlieb, qui s’est forgé une noble réputation en prenant la
défense des États en délicatesse avec leurs créanciers.
Ses brillants avocats, qui ont aussi
œuvré à la restructuration de la dette grecque, ont influencé le droit
de la dette souveraine des dernières décennies. Le cabinet épaule
l’Argentine depuis le début, ce qui lui assure une confortable rente de
plusieurs dizaines de millions de dollars par an, estiment des
spécialistes. Mais la cuisante défaite du 26 octobre a fissuré l’idylle.
Des députés argentins militent pour répudier tous les contrats avec
Cleary Gottlieb.
Malmené par les tribunaux américains,
cible de plaintes devant le Centre international pour le règlement des
différends relatifs aux investissements (Cirdi) – l’Argentine est citée
dans 14 % des affaires en cours, impliquant entre autres EDF, Suez,
Vivendi et Total – le pays est aussi de plus en plus isolé sur le plan
diplomatique. La nationalisation de YPF, la filiale de la compagnie
pétrolière espagnole Repsol, en mai dernier, a choqué le monde entier.
Ce n’est pas un hasard si, peu de temps après, l’Union européenne a
saisi l’Organisation mondiale du commerce (OMC) au sujet des
restrictions imposées par Buenos Aires sur les importations.
La crispation est telle que récemment,
l’Espagne, les États-Unis mais aussi l’Allemagne ont voté contre
l’octroi d’un prêt de 60 millions de dollars de la Banque
interaméricaine de développement en faveur de l’Argentine. Le prêt a
quand même pu être accordé, mais la fronde a blessé l’ardente « Reina ».
« Ils s’obstinent à nous punir parce que nous sommes le mauvais
exemple d’un pays qui se construit et se lève sans la tutelle de
quiconque », a réagi la présidente. Plus grave, le Trésor américain
menace désormais de s’opposer à l’extension des crédits de la Banque
mondiale, considérant que l’Argentine ne fait pas « son devoir vis-à-vis
des créanciers et ne collabore pas avec les institutions
internationales ».
La France, elle, brille par son silence.
La présence de plusieurs fleurons tricolores en Argentine, comme
Renault, Total, Carrefour, ou Saint-Gobain, explique sans doute la
réticence de Paris à hausser le ton, en dépit des promesses non tenues,
comme le projet de TGV d’Alstom. A y regarder de plus près, l’attitude
de la France est néanmoins ambiguë. Plusieurs groupes hexagonaux, à
l’instar de BNP Paribas, se sont dressés contre Buenos Aires à la suite
de la faillite de 2001 et n’ont rendu les armes qu’en 2010, lors de la
deuxième opération d’effacement de dette.
Quant au Club de Paris, cette
association des pays créanciers les plus riches, présidée par le
directeur du Trésor français, il n’a toujours pas renoncé à se faire
rembourser son prêt d’environ 8 milliards d’euros. Les annonces de
renégociation se succèdent depuis des années, mais les statuts du Club
de Paris l’empêchent de procéder à un abandon de créances sans une
intervention du Fonds monétaire international (FMI). Ce que Buenos Aires
refuse catégoriquement. Car, entre le FMI et son ancien favori, les
relations sont glaciales. La rupture remonte à 2001, mais les motifs de
querelle sont sans fin. Dernier en date : les statistiques officielles.
Le FMI a tapé du poing pour obtenir des chiffres d’inflation réalistes. « [L'Argentine] a un carton jaune et a trois mois pour éviter le carton rouge
», a asséné Christine Lagarde, la directrice du Fonds, en septembre.
Piquée au vif, la présidente argentine a eu ce trait mordant : « Nous
ne sommes pas une équipe de football. Nous sommes une nation
souveraine. Et la crise économique n’est pas un jeu[…]. Quant à parler
de sport, il est clair que le président de la Fifa conduit sa mission de
bien meilleure manière que les principaux dirigeants du FMI. » Le
pays, dont l’orgueil a toujours irrité ses voisins, a-t-il les moyens de
faire le vide autour de lui ? L’Argentine, qui a sombré dans la crise à
la suite de deux chocs successifs à la fin des années 1990 – la crise
russe et la dévaluation du réal brésilien -, avait un temps réussi à
redresser la barre.
Mais cette époque est révolue. Le modèle
de croissance qui prévalait jusqu’en 2005-2007 s’est essoufflé. Plus de
marges budgétaires, une banque centrale pillée par l’État, une
inflation qui s’envole au-dessus de 20 % (contre 10 % selon les données
officielles), érodant la compétitivité du pays et étouffant le peuple,
encore traumatisé par le « corralito » (le gel des retraits bancaires)… «
L’économie a fortement décéléré en 2012 en raison de
l’interventionnisme de l’État […]. Les récentes manifestations montrent
que la population est mécontente à plusieurs titres : l’inflation
élevée, les contrôles des changes très durs, des infrastructures qui se
délitent et la corruption », pointe Fitch. Dans ce contexte, les entreprises souffrent d’un accès difficile aux capitaux. « L’Argentine
a de grandes ambitions dans le secteur de l’énergie, mais elle ne peut
pas s’autofinancer ; il faut qu’elle change d’attitude pour attirer des
flux d’investissement », tranche un observateur.
Onze ans après sa faillite, l’option que
proposait l’Argentine, en s’émancipant du joug du FMI, ne fait plus
rêver. La Grèce, dont les Européens redoutaient qu’elle ne suive
l’exemple argentin, a choisi une autre voie. Athènes n’avait de toute
façon pas les atouts du pays d’Amérique latine, notamment ses richesses
naturelles. Une dévaluation consécutive à une sortie de l’euro –
comparable à la fin du régime de taux de change fixe entre le peso
argentin et le billet vert – aurait été une catastrophe pour son
économie, même en établissant des contrôles de capitaux.
Quant à l’effacement de dette, il a été
savamment pensé pour éviter les écueils argentins. Les avocats-conseils
ont cette fois étroitement serré les mailles du filet afin que des
hordes de créanciers n’échappent pas à la restructuration. « Le cas
argentin illustre comment tout faire de travers. Une décennie plus tard,
le pays n’a toujours pas pu revenir sur les marchés internationaux et
est plongé dans le pire imbroglio juridique qu’un Etat ait connu, confie Mitu Gulati, éminent spécialiste de la dette souveraine. Par
contraste, la Grèce a sans doute procédé à la restructuration de dette
la plus brutale de l’histoire et s’en est sortie relativement indemne. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire