Sous Sarkozy comme avec
Hollande, le richissime émirat dispose des mêmes facilités pour racheter
des pans entiers de notre économie. Que signifie l’appétit d’ogre de ce
petit pays ? Pourquoi Paris lui ouvre-t-il ses portes ?
La dépêche, stupéfiante, est tombée le 6
novembre dernier : l’ambassadeur du Qatar, Mohamed Jaham al-Kuwari,
annonçait à l’Agence France-Presse que son pays avait l’intention
d’investir 10 milliards d’euros dans des sociétés du CAC 40. Répondant
au journaliste qui évoquait quelques rares déclarations de personnalités
qui, comme Bernard-Henri Lévy, Jean-Luc Mélenchon ou Julien Dray, ont
manifesté leur inquiétude sur l’influence du Qatar en France,
l’ambassadeur a conclu l’interview par une formule aussi ironique
qu’arrogante : «C’est quoi, le problème ?»
En effet, il n’y a, apparemment, aucun
problème. Apprendre que le fonds souverain qatari va presque doubler le
montant de ses participations dans le CAC 40 ne pose aucun problème au
gouvernement ni à l’opposition. Organiser la Coupe du monde de football
dans un pays où ce sport n’intéresse personne et va nécessiter la
construction de stades munis de sols réfrigérants pour pouvoir supporter
des températures à 45° C (bonjour Kyoto !), ça n’interpelle personne
dans le monde du sport – pas même Michel Platini -, ni dans celui de
l’écologie, surtout pas Yann Arthus-Bertrand. Coïncidence : son dernier
film a été financé par des Qataris…
Savoir que des Qataris pourraient
sélectionner des entrepreneurs de banlieue sur une base communautariste
n’inquiète pas grand monde. Installer une annexe de Normale Sup à Doha,
ville où l’on est payé 400 dollars ou 12 000 selon la couleur de sa
peau, ne dérange personne, et surtout pas Monique Canto-Sperber,
présidente du pôle interuniversitaire Paris Sciences et Lettres et
Philosophe spécialiste de «l’éthique».
Qu’enfin la France impose à tous ses
partenaires l’admission directe du Qatar au sein de la francophonie,
sans passer par la case «observateur», comme l’exigeaient les usages jusqu’alors, cela n’ennuie pas grand monde non plus.
A Doha, on appelle ça le «français sonnant et trébuchant». Mais,
à Paris, le silence est de rigueur. Depuis des années. On peut même
dater l’origine de l’amitié franco-qatarie : le premier voyage de
Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, à Doha, en décembre
2005. Sarkozy s’est lié d’amitié avec le Premier ministre qatari, Hamad
ben Jassem al-Thani, «HBJ» pour les intimes, au risque de mélanger les genres.
Lorsqu’il arrive à l’Elysée, Sarkozy prend l’habitude de recevoir tous les mois «HBJ».
Au menu des discussions, les emplettes en France du fonds souverain
Qatar Investment Authority (QIA). Selon un patron du CAC 40, «Guéant avait une liste de courses pour les Qataris. On avait l’impression que l’Elysée leur donnait à racheter la France».
C’est durant le quinquennat Sarkozy que
le Qatar est entré dans le capital de plusieurs groupes du CAC 40. Le
président a même donné de sa personne, en faisant pression sur le
président du PSG, Sébastien Bazin, gérant du fonds Colony Capital, pour
lui demander de vendre le PSG selon les conditions du Qatar. Bazin
proposait aux Qataris 30 % du club de foot parisien pour 30 millions
d’euros. Après l’intervention présidentielle, ils en ont récupéré 70 %
pour 40 millions (ils en sont désormais propriétaires à 100 %).
Convention fiscale
Mais le sport n’est qu’une conséquence d’une orientation stratégique prise à l’Elysée. C’est
sous l’ère Sarkozy que le Qatar s’est imposé – sans provoquer un
quelconque débat, même au sein du gouvernement Fillon – comme un
médiateur de la diplomatie française au Proche et au Moyen-Orient
: intervention financière pour libérer les infirmières Bulgares en
Libye (juillet 2007), aide au rapprochement entre Nicolas Sarkozy et
Bachar al-Assad, puisque, avant d’aider les combattants, le Qatar était
un allié solide du régime baasiste.
Et, bien sûr, plus récemment, le Qatar,
seul pays arabe à le faire, a participé – financement de l’armement,
formation des combattants libyens et même présence de 5 000 hommes des
forces spéciales – à l’intervention militaire occidentale contre
Kadhafi.
La puissance grandissante du Qatar en
France semble stimulée par la faiblesse de nos responsables politiques,
déboussolés par la crise mondiale et appâtés, parfois, par les largesses
supposées de ce petit pays. Ami personnel de la famille de l’émir,
Dominique de Villepin, aujourd’hui avocat d’affaires, a pour principal
client le Qatar Luxury Group, fonds d’investissement personnel de la
cheikha Mozah bint Nasser al-Missned. A droite, parmi les habitués de
Doha, on trouve aussi Philippe Douste-Blazy, Rachida Dati ou Hervé
Morin.
Dans les milieux diplomatiques français, cette politique du «tout-Qatar»
agaçait certains, qui espéraient que François Hollande, réputé partisan
d’un resserrement des liens avec l’Algérie, allait en quelque sorte «rééquilibrer» la politique française dans la région.
Certes, François Hollande s’est rendu en
Algérie le 19 décembre. Mais il avait vu le Premier ministre de
l’émirat, Hamad ben Jassem al-Thani, dans un palace parisien dès le
début de 2012. Les deux hommes s’étaient d’ailleurs déjà rencontrés une
première fois en 2006, François Hollande le recevant en tant que premier
secrétaire du PS. Depuis son élection, il l’a revu à deux reprises, et a
accueilli l’émir Hamad ben Khalifa al-Thani à l’Elysée, le 22 août
2012. Un traitement privilégié.
Autre signe de continuité, l’entrée d’investisseurs qataris au capital de France Télécom en juin 2012…
«Les gouvernements passent,
mais les intérêts demeurent. Les accords financiers entre la France et
le Qatar n’ont pas été interrompus, remarque le chercheur Nabil Ennasri,
Hollande a seulement mis un terme à l’affichage publicitaire façon
Sarkozy.»
Incroyable : la convention fiscale entre
les deux pays – une sacrée niche fiscale qui dispense un investisseur
qatari de tout impôt sur les plus-values réalisées sur la revente de
biens immobiliers en France -, qui avait été tant décriée par le PS (du
temps de l’opposition), n’a pas été abrogée…
Il faut dire que, même sous Sarkozy, les
Qataris ont eu la prudence de créer ou de maintenir des liens solides
avec la gauche française. L’ambassadeur du Qatar en France, Mohamed
Jaham al-Kuwari, a préparé la transition politique de longue date en
multipliant les contacts avec plusieurs dirigeants socialistes :
Ségolène Royal, Laurent Fabius, Elisabeth Guigou, Jack Lang, Bertrand
Delanoë, Martine Aubry, mais aussi Pierre Moscovici, Arnaud Montebourg,
qui a séjourné à Doha en pleine campagne de la primaire socialiste, ou
encore Manuel Valls, seul émissaire du candidat à avoir rencontré l’émir
en décembre 2011.
Sous nos latitudes tempérées, le Qatar
est un sujet de consensus. Jusque dans les médias, où il est devenu le
pays des Bisounours. Comme dans l’émission «Un œil sur la planète»,
diffusée sur France 2 l’automne dernier, le présentant comme un nouvel
eldorado, terre d’accueil de tous les ambitieux et les entrepreneurs.
Ou encore dans une interview de l’ambassadeur de France au Qatar publiée dans la revue Géoéconomie
(1). Le diplomate s’enthousiasme d’abord sur les perspectives de
coopération entre les deux pays, faisant miroiter aux groupes français
la perspective des 120 milliards mobilisés en vue de la Coupe du monde
de football en 2022. Autant de beaux contrats pour Bouygues, Vinci,
Carrefour et quelques autres.
Mais l’ambassadeur y ajoute le
supplément d’âme indispensable aux esprits délicats que nous sommes
supposés demeurer : le printemps arabe aurait ainsi révélé – comme l’a
reconnu lui-même François Hollande – d’importantes convergences entre
les deux pays. L’honneur est sauf.
Feuilletons le dossier de presse «Qatar en France». Il s’y dessine peu à peu un véritable storytelling qatari, que l’on pourrait résumer comme suit : le Qatar est un «nanopays»
richissime – 78 260 dollars de revenu par Qatari en 2009, ça fait rêver
– mais coincé entre deux géants, l’Iran, avec lequel il doit partager
le gisement de gaz North Dome, l’un des plus grands du monde, et
l’Arabie saoudite, 14 fois plus peuplée et disposant d’avoirs neuf fois
supérieurs.
Cette fragilité obligerait les Qataris à
se montrer à la fois plus intelligents et plus diplomates que leurs
voisins. Ils chercheraient ainsi une «assurance vie» -
l’expression revient chez tous nos interlocuteurs – et seraient prêts à
signer des chèques XXL à ceux qui sont susceptibles de lui garantir une
protection. La France, avec son siège au Conseil de sécurité de l’ONU,
constitue son meilleur allié.
Autre argument en faveur des Qataris, leurs investissements sont jugés «très professionnels». Leur charte, «Vision nationale pour le Qatar 2030», adoptée en 2008, prévoit que les revenus des placements des fonds souverains qataris se substitueront à ceux du gaz.
Il faudrait donc se réjouir, s’enthousiasme Patrick Arnoux, du Nouvel Economiste, de leur intérêt pour nos grands groupes : «L’entreprise
Qatar, dirigée d’une main ferme par le cheikh Hamad ben Khalifa
al-Thani, investit certes par milliards sur des actifs qui ont trois
points communs : ils sont unitairement importants, prometteurs pour
l’avenir et à forte rentabilité.» Et de vanter les financiers qataris, «issus des meilleures banques américaines comme Lehman Brothers» (curieux, cet éloge d’une banque qui a fait faillite en 2008, déclenchant la crise dans laquelle nous pataugeons encore !).
Et puis, nous assurent tous ces amis
français des Qataris, ces derniers ne sont ni gourmands ni
exhibitionnistes ; excepté chez Lagardère, ils n’exigent pas de siéger
dans les conseils d’administration des sociétés dont ils deviennent
actionnaires.
Une alternative aux Saoudiens
Riches en capitaux disponibles,
respectueux de l’indépendance de leurs partenaires, les Qataris sont
aussi, nous dit-on, modernes. Leur nouvelle constitution donne aux 200
000 Qataris le droit d’élire des représentants locaux qui pourront même
être des femmes (au sein d’une chambre cependant strictement
consultative).
La chaîne Al-Jazira, qu’ils ont créée en
1996, présentée comme une sorte de CNN arabe, aurait révolutionné
l’information au Proche-Orient. La femme de l’émir, la cheikha Mozah
bint Nasser al-Missned, a contribué à une véritable cité du savoir à la
périphérie de Doha, ouverte aux musées et aux universités occidentales.
Enfin, le sentiment de fragilité des
Qataris les pousserait à devenir une tête de pont entre le monde
arabo-musulman et l’Occident. Songez que la plus grosse base militaire
américaine, autrefois à Bahreïn, a déménagé à Doha et que les Qataris
maintiennent des liens avec Israël. Ils constituent ainsi une
alternative plus présentable que les Saoudiens, qui soutiennent les
salafistes dans la région. Et si le Qatar représentait cet islam modéré
dont tant d’Occidentaux espèrent l’avènement depuis des années ?
Bien sûr, comme tout storytelling, celui
portant sur le Qatar reflète une partie de la réalité. L’émir, qui a
chassé son père du pouvoir en 1995, s’est révélé un fin stratège. «Le Qatar est le premier à avoir acheté des méthaniers, analyse l’économiste Hakim el-Karoui, et à garder ainsi la maîtrise du transport du gaz.» Résultat : le pays frôle les 20 % de croissance en 2012, après 16 % en 2010 et 12 % en 2009.
Ensuite, il semble bien que la stratégie qatarie soit la plus subtile des pays du Golfe.
«Les Qataris ne sont pas que des payeurs, observe l’ancien ministre des
Affaires étrangères Hubert Védrine, ils sont astucieux et mènent une
stratégie d’équilibre, entre Al-Jazira d’un côté, le phare du printemps
arabe, la base américaine sur leur territoire et leurs relations assez
bonnes avec Israël.»
Enfin, il est patent que les Qataris ne
mélangent pas forcément leur politique diplomatique, pas facile à
décrypter, et leurs investissements pour lesquels ils recherchent, c’est
un banquier qatari qui parle, un «absolute return», autrement dit une garantie de retour sur investissement.
Mais ces indéniables atouts – prospérité
économique, stratégie au long cours, subtilité diplomatique – ne
doivent pas occulter la face moins reluisante du petit Etat. La
condamnation à perpétuité, le 28 novembre, du poète Mohammed al-Ajami,
coupable… d’un court texte critique sur l’émir, jette une lumière
blafarde sur la modernité qatarie.
Et il y a surtout la relation
très particulière que le Qatar entretient avec l’islamisme politique.
L’émirat a été, depuis quinze ans, le refuge de bien des activistes
radicaux, tel Abassi Madani, l’ex-patron du FIS algérien. Le Hamas a
déménagé ses bureaux de Damas à Doha, et la récente visite de l’émir à
Gaza n’est pas passée inaperçue.
La chaîne de télé Al-Jazira s’est fait
connaître en devenant le diffuseur exclusif des communiqués d’Al-Qaida,
et certains ne manquent pas de souligner que Doha a été exempt de tout
attentat terroriste. Exilé au Qatar depuis quarante ans, le plus célèbre
prédicateur islamiste, Youssef al-Qardaoui, officie chaque semaine sur
Al-Jazira.
L’homme a déclaré que «les opérations martyres sont l’arme que Dieu a donnée aux pauvres pour combattre les forts», et que, «tout
au long de l’histoire, Allah a imposé aux juifs des personnes qui les
puniraient de leur corruption. Le dernier châtiment a été administré par
Hitler. [...] C’était un châtiment divin. Si Allah le veut, la
prochaine fois, ce sera par la main des musulmans».
Cet activisme n’étonne pas Alain Chouet,
ancien chef du service de renseignements de sécurité de la DGSE
(services secrets français) : «Comme la famille régnante veut ravir à
la famille Al-Saoud d’Arabie saoudite son rôle moteur dans le contrôle
de l’islam sunnite à l’échelle mondiale, elle héberge volontiers les
imams et prêcheurs de tout poil, à condition qu’ils soient plus
extrémistes que les oulémas saoudiens, de façon à leur rendre des
points. Et le Qatar finance partout et généreusement tous les acteurs
politico-militaires salafistes, dont la branche la plus enragée des
Frères musulmans, hostiles à la famille Al-Saoud et bien sûr au chiisme,
mais aussi aux régimes “laïcs” et nationalistes arabes susceptibles de
porter ombrage aux pétromonarchies.»
Enfin, le Canard enchaîné affirme que les services français ont repéré une présence qatarie dans le nord du Mali, où sévissent des groupes jihadistes. «On pense, explique Roland Marchal, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri), qu’un
certain nombre d’éléments des forces spéciales qataries sont
aujourd’hui dans le nord du Mali pour assurer l’entraînement des recrues
qui occupent le terrain, surtout d’Ansar Dine.» Ansar Dine, un groupe jihadiste non lié à Al-Qaida.
Bref, la famille régnante au Qatar n’a
sans doute pas de doctrine bien établie, mais son jeu diplomatique,
fondé sur une double exigence – concurrencer les Saoudiens dans le monde
musulman et diaboliser l’Iran – peut l’amener à des positions fort
lointaines de «l’islam des Lumières».
Y compris en France. «Si quelqu’un,
affirme un bon connaisseur du dossier, avait la curiosité de se poster
en face de l’ambassade du Qatar, il pourrait y prendre en photo
d’éminents animateurs de la mouvance islamiste radicale.»
Premier instrument de l’influence du Qatar dans le monde arabe, la chaîne Al-Jazira s’est révélée être «le DRH du printemps arabe», selon l’expression de Naoufel Brahimi el-Mili, professeur de science politique et auteur du livre le Printemps arabe, une manipulation ?
Ce dernier a passé des mois à décrypter
les émissions de la chaîne qui fut la première à mettre en scène le
martyre du vendeur de légumes tunisien Mohamed Bouazizi, dont le
suicide, le 4 janvier 2011, a embrasé la Tunisie, avant que la révolte
ne se propage en Libye ou en Egypte. A chaque fois, Al-Jazira accompagne
et «feuilletone» les mouvements et les combats.
Il apparaît que, partout, les Qataris
soutiennent les Frères musulmans, qui constituent la principale force
politique du printemps arabe. Et qu’Al-Jazira est leur bras armé.
Brahimi note ainsi que le nouveau ministre des Affaires étrangères
libyen, Mohamed Abdelaziz, était un journaliste de la chaîne, de même
que Safwat Hijazi, devenu une sorte de «conseiller spécial» du gouvernement égyptien. Pour Brahimi, le projet du Qatar est limpide : «Imposer
la révolution “démocratique” par le bas, puisque les révolutions par le
haut, façon néoconservateur bushiste, ont échoué.»
Autre sujet d’inquiétude, l’activisme
sportif des Qataris – Grand Prix de l’Arc de triomphe, achat du PSG,
Mondial de handball (2015) et Coupe du monde de football (2022) – ne
relève pas forcément d’un amour désintéressé du sport mais bien d’une
stratégie délibérée de soft power.
C’est d’ailleurs Nicolas Sarkozy
lui-même, cumulant le rôle de superconsultant des Qataris avec celui de
président de la République, qui aurait conseillé à l’émir de «passer par le sport»
pour implanter Al-Jazira en France. D’où la création de la chaîne BeIN
Sport, au risque de déstabiliser le système audiovisuel français, et
notamment le financement du cinéma.
Enfin, et ce n’est pas le moins
inquiétant, les Qataris manifestent un intérêt particulier pour les
secteurs industriels sensibles et stratégiques. Cette inclination est
d’abord apparue dans le dossier EADS. A la fin des années 90, l’émir
sympathise avec Jean-Luc Lagardère, avec lequel il partage une passion
des chevaux.
Les deux couples sympathisent, Bethy
Lagardère initiant la cheikha Mozah aux joies de la vie parisienne,
tandis que les équipes Lagardère apportent à l’émir leurs conseils
avisés dans l’audiovisuel lors de la création d’Al-Jazira. Avant même la
mort de Jean-Luc Lagardère, en 2003, l’émir avait émis le vœu d’entrer
au capital d’EADS.
Mais Jean-Paul Gut, alors haut dirigeant
d’Airbus, avait habilement orienté les Qataris vers une prise de
participation dans le groupe Lagardère lui-même, ce qui était moins
intéressant pour le Qatar mais répondait à l’inquiétude de l’héritier,
Arnaud Lagardère, qui souhaitait s’assurer des alliés solides dans sa
société holding. Mais, quand le groupe allemand Daimler a voulu vendre
ses parts dans EADS, le Qatar s’est porté acquéreur, ce qui entraîna une
vive réaction d’Angela Merkel aboutissant à un engagement de l’Etat
allemand à la place de Daimler.
Si les Qataris se sont senti l’audace
d’avancer sur des dossiers aussi sensibles, c’est que les liens entre la
France et le Qatar sont anciens : 80 % de l’équipement militaire qatari
est français et, pour l’anecdote, les 15 ha que la Direction générale
de l’armement loue à Bagneux (Hauts-de-Seine) appartiennent à une banque
qatarie…
Poker menteur
Autre indice de l’intérêt des Qataris
pour les secteurs stratégiques, l’affaire Altis, une société de
semi-conducteurs en difficulté que les Qataris voulaient acheter en 2009
pour créer une industrie similaire au Qatar. Mais Augustin de Romanet,
alors patron de la Caisse des dépôts, a jugé le projet suspect, et le
Fonds stratégique industriel s’est finalement substitué à l’émirat.
Encore plus inquiétant, le jeu de poker
menteur autour d’Areva : il s’en est fallu de peu que l’émirat mette la
main sur les mines d’uranium du groupe nucléaire ! A la manœuvre,
l’ancien secrétaire général de l’Elysée Claude Guéant, l’intermédiaire
de choc Alexandre Djouhri, Henri Proglio, le PDG d’EDF, et François
Roussely, du Crédit suisse – une des banques conseil en France des
Qataris avec la banque Rothschild.
L’alternance est, apparemment, un
concept qui ne s’applique pas à cet aréopage. C’est d’ailleurs peut-être
ce qui a conduit l’ambassadeur du Qatar à annoncer de nouveaux
investissements dans les groupes français.
A ce rythme-là, la France va finir par avoir plus besoin du Qatar que l’inverse.
IMMOBILIER : 4 MILLIARDS NET D’IMPÔTS
Les avoirs immobiliers en France des
Qataris se partagent entre différents membres de la famille régnante.
Ils comprennent des immeubles de luxe et de nombreux hôtels. Au total,
l’immobilier détenu par l’émirat dans notre pays atteindrait ainsi
4 milliards d’euros. Début 2008, les Qataris ont obtenu le vote au
Parlement français d’un statut fiscal qui les exonère d’impôt sur leurs
plus-values immobilières en France. Et ils en profitent : ces dernières
années, ils ont racheté des hôtels de luxe comme le Martinez et le
Carlton, à Cannes, le Royal Monceau, le Concorde Lafayette, l’hôtel du
Louvre, à Paris, le Palais de la Méditerranée, à Nice. Mais ils ont
également fait main basse sur le somptueux hôtel Lambert sur l’île
Saint-Louis, à Paris, le splendide hôtel d’Evreux de la place Vendôme, à
Paris, l’immeuble Virgin des Champs-Elysées, le siège de Vivendi,
avenue de Friedland, à deux pas des Champs-Elysées, le siège d’Areva
près de l’Opéra, et la tour Pacific à la Défense, ainsi que sur le
centre de conférences Kléber, lieu chargé d’histoire – le haut
commandement militaire allemand s’y était installé sous l’Occupation et
c’est là qu’ont été signés les accords de Paris mettant fin à la guerre
du Vietnam. Le destin du centre Kléber est de devenir un palace pour
milliardaires…
Au total, les avoirs qataris en France –
immobilier et CAC 40 – dépasseraient donc les 10 milliards d’euros
selon nos calculs. Une somme qui rejoint les statistiques de la Banque
des règlements internationaux (9,79 milliards), ce qui représente trois
fois moins que les investissements du Qatar en Grande-Bretagne, mais
deux fois plus que ceux de l’Allemagne.
(1) «Qatar, l’offensive stratégique», no 62, été 2012.
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