Le 20e
anniversaire de la création du COS (Commandement des opérations
spéciales) vient de donner lieu à une nouvelle présentation en
trompe-l’œil du prochain Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité.
Hormis son bornage budgétaire déjà posé avant même que ne débute sa mise
en chantier, cet exercice important de pensée et de prospective
stratégique risque, à nouveau, de recycler quelques vieilles lunes alors
que le nouveau contexte international réclame une nécessaire révolution
copernicienne.
Par Eric Denécé (1) et Richard Labévière (2) – Le 01-01-2013.
La
fin de la Guerre froide a produit nombre d’illusions dont celle d’une
victoire totale du « monde libre » et de ses conceptions économiques et
politiques.
La
démocratie parlementaire allait s’imposer partout et les délices du
libre-échange mettre fin aux conflits interétatiques. D’aucuns – dont
Samuel Huntington, Francis Fukuyama et leurs suiveurs européens -,
annoncèrent un peu vite la « fin de l’histoire » et l’avenir radieux
d’une simple administration des richesses et des hommes.
Un
« nouvel ordre international » semblait à portée de main d’une humanité
enfin réconciliée avant que la Somalie, les Balkans et le Rwanda
n’apportent un cinglant démenti à ce rêve parousiaque. Les attentats du
11 septembre 2001 finirent de condamner cette mauvaise lecture de Hegel
tout en générant de nouveaux malentendus.
Mal
inspiré de celui d’ « hyperpuissance », le concept creux
d’ « hyper-terrorisme » prenait les mots pour les choses, confondant
l’hyper-médiatisation (l’effet) avec la menace réelle (la cause).
Laissant entendre que cet événement était aussi important que la chute
du mur de Berlin, cette approche servait de justification idéologique à
la « guerre globale contre la terreur ». Suivirent tous les mirages de
la « sécurité globale » instaurant un continuum rectiligne entre la
« défense extérieure » et la « sécurité intérieure » allant jusqu’à la
confusion et l’indétermination générale. Joyeuseté post-moderne : tout
était dans tout et réciproquement…
Une
troisième mutation ajoute exponentiellement de la confusion aux deux
précédentes : la révolution de l’information et ses conséquences
opérationnelles. Dans le sillage de la RAM (révolution dans les affaires
militaires), s’imposent ainsi de nouveaux mythes :
plus
forte que la réalité des champs de bataille, la technologie
prométhéenne peut tout faire et même réduire la nature, l’espace, le
temps et le nombre.
Ainsi,
il suffirait de disposer de moyens de renseignement capables
d’anticiper les menaces, de forces aériennes suffisantes pour en frapper
les cœurs opérationnels et de forces spéciales pour en neutraliser les
donneurs d’ordres et leurs entourages…
Cette pensée stratégique unique qui « fétichise » conjointement le renseignement et les forces spéciales est dangereuse.
Non
seulement, elle sert d’alibi aux réductions drastiques de nos forces
conventionnelles, mais elle méconnait dramatiquement les contraintes de
nos outils de défense. Un renseignement optimum et diversifié ne s’est
jamais substitué aux attributs classiques de la puissance et de l’action
comme il n’a que très rarement pu assurer la conquête des cœurs et des
esprits des populations et des territoires de l’ennemi. Chaque stagiaire
de l’École de guerre sait parfaitement que :
des
forces spéciales efficaces et modulables ont un besoin impératif de la
profondeur démographique et humaine des armées conventionnelles et
qu’elles ne peuvent, en aucun cas, se substituer à leurs missions
traditionnelles et incompressibles de dissuasion, de cohésion nationale
et de maillage de l’espace et du temps.
Ce
discours est en réalité un écran de fumée. Si, depuis leur édification
dans un commandement dédié en 1992, les forces spéciales bénéficient
d’un début de reconnaissance et de moyens adaptés à leurs missions, il
reste encore du travail de conviction à faire auprès de certains
décideurs militaires, toujours méfiants ou opposés à ces guerriers
d’élite, à ces unités particulières et privilégiées qui drainent les
meilleurs éléments des régiments et sont souvent accusées de
s’approprier une partie des missions des forces conventionnelles.
Par
ailleurs, le renseignement, qui occupe une place notable dans le
discours sécuritaire, reste le parent pauvre de la défense, comme de la
sécurité intérieure. Les trois services relevant du ministère de la
Défense (DSGE, DRM, DPSD), ne représente guère qu’1% du budget de ce
ministère, lui même en forte décroissance. Avec des effectifs et des
budgets significativement inférieurs à ceux du Royaume-Uni et de
l’Allemagne – alors même que nos responsabilités internationales sont
similaires ou supérieures à celles de nos voisins -, notre communauté de
renseignement reste sous-dimensionnée face aux défis à relever.
Nous avons en fait inventé, avant les autres, le renseignement Low Cost,
qui marche tant que la situation ne s’aggrave pas. Mais comment
pourrait-il être la pierre d’achoppement de notre sécurité ? Son
évocation comme solution d’avenir est donc purement idéologique.
Malgré
ces évidences et en dépit des revers militaires essuyés en Irak et en
Afghanistan et de la faillite de la ligne Maginot informatique illustrée
par les nombreuses cyberattaques d’hackers plus ou moins anonymes,
cette
confiance immodérée dans nos capacités technologiques, n’est-elle pas
en train de nous faire perdre la vraie mesure des évolutions de notre
monde globalisé ?
Le triomphe de cette pensée unique d’un « Small is Beautiful
opérationnel » n’occulte-t-elle pas les tendances lourdes du
chambardement stratégique en acte ? Celui-ci détermine pourtant sous nos
yeux les défis des prochaines décennies : implosions étatiques,
recentrage asiatique et reconfiguration de l’arc arabo-islamique du
Maroc à l’Indonésie.
Face
à la progression impressionnante du budget militaire de la Chine, qui
vient de lancer son premier porte-avions et aux efforts de défense de la
Russie et des pays émergés, dont l’Inde et le Brésil, qui peut
sérieusement affirmer aujourd’hui que les conflits conventionnels sont
derrière nous ?
La
crise des économies occidentales et particulièrement celles de la
vieille Europe ne nous fait-elle pas prendre des vessies pour des
lanternes ?Et plutôt que de réduire nos visions stratégiques à des
contraintes budgétaires de très court terme, ne devrions-nous pas
renouer avec le courage de choix politiques ambitieux, assumés,
expliqués et partagés ?
A
trop vouloir coller à notre « allié » américain dont nous partageons de
moins en moins les intérêts économiques, les pays européens, sinon la
France, devraient retrouver la voie d’une certaine indépendance d’esprit
et d’action.
Cette
révolution copernicienne pourrait s’organiser autour du constat
central, malheureusement passé trop inaperçu, de l’excellent rapport du
Sénat présenté le 17 juillet dernier[3].
Ce constat est double : la globalisation du monde se poursuit à travers
une « maritimisation » croissante des économies et des enjeux
stratégiques ;
dans
cette perspective nos efforts de défense ne constituent pas des
dépenses mais plutôt des investissements qui pourraient se transformer
en autant de nouvelles perspectives de croissance et de redressement
productif.
En
attendant, l’armée « échantillonnaire » – selon l’expression du général
Desportes – dont nous disposons dorénavant n’est plus à la hauteur de
nos ambitions, ni digne de notre rang.
- [1] Directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Dernier ouvrage paru : Les services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses, Paris, 2012.
- [2] Rédacteur en chef du site Espritcors@aire. Dernier ouvrage paru : Vérités et mythologies du 11 septembre 2001, Éditions Nouveau Monde, septembre 2011.
- [3] Maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans. Rapport d’information de Jeanny Lorgeoux et André Trillard, fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des forces armées n° 674 (2011-2012) – 17 juillet 2012.
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