Dans un volume publié par le centre d'études juives " Alte
Synagoge ", Agnes Heller se penche sur la vision du monde et des hommes
qu'a développée Hannah Arendt, au cours de sa longue et mouvementée
quête de philosophe. Cette vision évoque tout à la fois un âge sombre ("finster ")
et un âge de Lumière, mais les périodes sombres sont plus fréquentes et
plus durables que les périodes de Lumière, qui sont, elles,éphémères,
marquées par la fulgurance de l'instant et la force de l'intensité. Les
périodes sombres, dont la modernité, sont celles où l'homme nepeut plus
agir politiquement, ne peut plus façonner la réalité politique :Hannah
Arendt se montre là disciple de Hegel, pour qui le zoon politikon grec
était justement l'homme qui s'était hissé au-dessus de la banalité
existentielle du vécu pré-urbain pour accéder à l'ère lumineuse des
cités antiques. Urbaine et non ruraliste (au contraire de Heidegger),
Hannah Arendt conçoit l'oikos primordial (la Heimat ou la glèbe/Die Scholle)
comme une zone anté-historique d'obscurité tandis que la ville ou la
cité est lumière parce qu'elle permet une action politique, permet le
plongeon dans l'histoire. Pour cette raison, le totalitarisme est
assombrissement total, car il empêche l'accès des citoyens/des hommes à
l'agora de la Cité qui est Lumière. L'action politique, tension des
hommes vers la Lumière, exige effort, décision, responsabilité, courage,
mais la Lumière dans sa plénitude ne survient qu'au moment furtif mais
très intense de la libération, moment toujours imprévisible et éphémère.
Agnes Heller signale que la philosophie politique de Hannah Arendt
réside tout entière dans son ouvrage Vita activa ; Hannah Arendt y
perçoit l'histoire, à l'instar d'Alfred Schuler (cf. Robert Steuckers, "
Le visionnaire Alfred Schuler (1865-1923), inspirateur du Cercle de
Stefan George ",in Vouloir n°8/AS :134/136, 1996), comme un long
processus de dépérissement des forces vitales et d'assombrissement ;
Walter Benjamin, à la suite de Schuler qu'il avait entendu quelques fois
à Munich, parlait d'un " déclin de l'aura ".Hannah Arendt est très
clairement tributaire, ici, et via Benjamin, des Cosmiques de Schwabing
(le quartier de la bohème littéraire de Munich de 1885 à 1919), dont
l'impulseur le plus original fut sans conteste Alfred Schuler. Agnes
Heller ne signale pas cette filiation, mais explicite très bien la
démarche de Hannah Arendt.
L'histoire: un long processus d'assombrissement
L'homme ou la femme, pendant un âge sombre, peuvent se profiler sur
le plan culturel, comme Rahel Varnhagen, femme de lettres et d'art dans
la communauté israélite de Berlin, ou sur le plan historique, comme
Benjamin Disraeli, qui a forgé l'empire britannique, écrit Hannah
Arendt. Mais, dans un tel contexte de " sombritude ", quel est le sort
de l'homme et de la femme dans sa propre communauté juive ? Il ou elle
s'assimile. Mais cette assimilation est assimilation à la " sombritude
".Les assimilés en souffrent davantage que les non-assimilés. Dans ce
processus d'assimilisation-assombrissement , deux figures idéal typiques
apparaissent dans l'oeuvre de Hannah Arendt :le paria et le parvenu,
deux pistes proposées à suivre pour le Juif en voie d'assimilation à
l'ère sombre. A ce propos, Agnes Heller écrit : " Le paria émet
d'interminables réflexions et interprète le monde en noir ; il s'isole.
Par ailleurs, le parvenu cesse de réfléchir, car il ne pense pas ce
qu'il fait ; au lieu de cela, il tente de fusionner avec la masse. La
première de ces attitudes est authentique, mais impuissante ; la seconde
n'est pas authentique, mais puissante. Mais aucune de ces deux
attitudes est féconde ".
Ni paria ni parvenu
Dès lors, si on ne veut être ni paria (p. ex.dans la bohème
littéraire ou artistique) ni parvenu (dans le monde inauthentique des
jobs et des boulots), y a-t-il une troisième option ? " Oui ", répond
Hannah Arendt. Il faut, dit-elle, construire sa propre personnalité, la
façonner dans l'originalité, l'imposer en dépit des conformismes et des
routines. Ainsi, Rahel Varnhagen a exprimé sa personnalité en organisant
un salon littéraire et artistique très original où se côtoyaient des
talents et des individualités exceptionnelles. Pour sa part, Benjamin
Disraeli a réalisé une oeuvre politique selon les règles d'une mise en
scène théâtrale. Enfin, Rosa Luxemburg, dont Hannah Arendt dit ne pas
partager les opinions politiques si ce n'est un intérêt pour la
démocratie directe, a, elle aussi, représenté une réelle authenticité,
car elle est restée fidèle à ses options, a toujours refusé
compromissions, corruptions et démissions, ne s'est jamais adaptée aux
circonstances, est restée en marge de la " sombritude" routinière, comme
sa judéité d'Europe orientale était déjà d'emblée marginale dans les
réalités allemandes, y compris dans la diaspora germanisée. L'esthétique
de Rahel Varnhagen, le travail politique de Disraeli, la radicalité
sans compromission de Rosa Luxemburg, qu'ils aient été succès ou échec,
constituent autant de refus de la non-pensée, de la capitulation devant
l'assombrissement général du monde, autant de volontés de laisser une
trace de soi dans le monde. Hannah Arendt méprisait la recherche du
succès à tout prix, tout autant que la capitulation trop rapide devant
les combats qu'exige la vie Ni le geste du paria ni la suffisance du
parvenu.
Agnes Heller écrit : " Paria ou parvenu :tels sont les choix
pertinents possibles dans la société pour les Juifs émancipés au temps
de l'assimilation. Hannah Arendt indique que ces Juifs avaient une
troisième option, l'option que Rahel Varnhagen et Disraeli ont prise :
s'élire soi-même. Le temps de l'émancipation juive était le temps où a
démarré la modernité. Nous vivons aujourd'hui dans une ère
moderne(postmoderne), dans une société de masse, dans un monde que
Hannah Arendt décrivait comme un monde de détenteurs de jobs ou un monde
du labeur. Mais l'ASSIMILATION n'est-elle pas devenue une tendance
sociale générale ? Après la dissolution des classes, après la tendance
inexorable vers l'universalisation de l'ordre social moderne, qui a pris
de l'ampleur au cours de ces dernières décennies, n'est-il pas vrai que
tous, que chaque personne ou chaque groupe de personnes, doit
s'assimiler ? N'y a-t-il pas d'autres choix sociaux pertinents pour les
individus que d'être soit paria soit parvenu ? S'insérer dans un monde
sans se demander pourquoi ? Pour connaître le succès, pour obtenir des
revenus, pour atteindre le bien-être, pour être reconnu comme " modernes
" entre les nations et les peuples, la recette n'est-elle pas de
prendre l'attitude du parvenu, ce que réclame la modernité aujourd'hui ?
Quant à l'attitude qui consiste à refuser l'assimilation, tout en se
soûlant de rêves et d'activismes fondamentalistes ou en grognant dans
son coin contre la marche de ce monde (moderne) qui ne respecte par nos
talents et où nous n'aboutissons à rien, n'est-ce pas l'attitude du
paria ? ".
Nous devons tous nous assimiler
Robert STEUCKERS. http://robertsteuckers.blogspot.fr/
Agnes
HELLER, " Eine Frau in finsteren Zeiten ", in Studienreihe der ALTEN
SYNAGOGE, Band 5, Hannah Arendt. "Lebensgeschichte einer deutschen Jüdin
", Klartext Verlag, Essen, 1995-96, ISBN 3-88474-374-0, DM 19,80, 127
pages.
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