L’aboutissement logique de la modernité libérale est, pour Jean-Claude Michéa, l’extension indéfinie des droits.
Selon lui, la
modernité libérale fabriquerait un homme politiquement correct et
procédurier. L'appel aux avocats pour trancher les conflits lui sert de
substitut au bon sens et à la morale commune d'antan. De manière
contradictoire, la maxime soixante-huitarde selon laquelle « il est
interdit d’interdire » a muté en un « besoin forcené d’interdire ».
L’État s’y soumet, en censurant, contrôlant et interdisant les opinions «
incorrectes ».
Mais l’extension des
droits, faute de limite morale, est sans fin. Le Droit se soumet à la
force des revendications, et l’on assiste, selon le mot de Michéa, à mai
68 portant plainte contre mai 68. (1) Sans référents symboliques
communs ni limites transcendantes (ou relevant du simple bon sens), les
libertés rivales entrent fatalement en collision.
Conséquemment, les
conditions de la guerre de tous contre tous seraient à nouveau réunies.
En fin de compte, le libéralisme réellement existant représenterait, la
mort de la société. Son idéal d’équilibre serait lui-même porteur
d’injustice. Ainsi, « tous les animaux sont égaux, mais certains le sont
plus que d’autres » (Orwell) est pour Michéa la meilleure définition de
la discrimination positive. (2) Celle-ci, idéal de substitution,
masquerait en outre « la réconciliation pratique de la gauche avec
l’économie de Marché. » (3) L’égalité économique serait ainsi écartée au
profit de la lutte contre les discriminations de toutes sortes,
forcément infinies puisque la société est diverse.
Au bout du compte,
l’extension se poursuit jusqu’à l’atomisation sociale. Peu importent les
inégalités économiques, vive la diversité, l’horizontalité s'est
substituée à la verticalité. Un pauvre appartient est un simple élément
du paysage de la diversité. A ce titre, rien n’empêche de voir émerger
des revendications loufoques. Depuis le milieu des années 1970, nous
apprend Michéa, une Bald Pride est organisée chaque année par ceux qui
considèrent l’alopécie comme une grave forme de discrimination. (4)
Orwell a théorisé
cette contradiction sous le nom de double-pensée, concept que reprend
Michéa, à savoir deux propositions incompatibles formulées
concomitamment. Dans les cas de lutte contre toutes les discriminations,
rappelons au préalable que discriminer signifie distinguer. Refuser la
distinction serait donc, en somme, comme refuser la diversité d’une
société, puisqu’à moins d’aspirer à une homogénéisation totale, chacun
serait perpétuellement potentiellement discriminé par rapport à autrui,
d’une manière ou d’une autre. Cette demande de reconnaissance de
diversité serait donc en même temps le refus, la mort de cette
diversité.
Du point de vue
éthique, les conséquences seraient désastreuses. Rien ne s’oppose, note
Michéa, à ce que la prostitution soit considérée comme un métier normal.
Pour le justifier, il suffirait d’invoquer la liberté de disposer de
son corps comme chacun(e) l’entend. Mais, ajoute-t-il ironiquement, si
l’école est destinée à orienter le futur travailleur vers le Marché et
que la prostitution est un métier comme un autre, le diplôme adéquat
doit être prévu, tout comme ses conditions d’examen et de validation
théorique et pratique. Dans le même ordre d’idées, il mentionne
l’anecdote, malgré tout paradigmatique, des ouvrières licenciées pour
cause de fermeture d’usine mais qui se sont vues proposer un
reclassement en tant qu’hôtesses de charme dans un Eros Center. Tout
comme a fait jurisprudence, en 2003, l’affaire où l’on jugea bon de se
demander si des rapports cannibales entre personnes consentantes
pouvaient être autorisés. (5) En refusant de moraliser, le libéralisme
est ainsi condamné à une perpétuelle fuite en avant. L’altérité même se
noie dans la réduction de l’Autre à un pur objet à usage unique de
consommation touristique. Le potentiel humain à découvrir et avec qui
tisser des liens est évacué. (6)
Le nécessaire Marché total
Pour éviter toute perte de contrôle, cette
fuite en avant des droits a besoin, poursuit Michéa, de s’appuyer sur
le Marché, lieu où les intérêts s’équilibrent et s’harmonisent
prétendument, par un « ordre spontané ». Pour continuer à faire tourner
celui-ci, la propagande publicitaire, « sans laquelle le dressage
capitaliste des humains resterait un vain mot » (7) est déterminante,
car promotrice masquée des modèles à respecter et admirer. La domination
sur les esprits est, de la sorte, plus insidieuse. Le néolibéralisme
fonctionne davantage à la séduction qu’à la répression. La main
invisible matriarcale, pour reprendre Michéa, a remplacé la main visible
patriarcale. Et dans sa fuite en avant, le libéralisme se doit d’opérer
une marchandisation complète, étendue à tous les domaines.
Particulièrement attaché au football, Michéa a étudié les conséquences
de la logique marchande sur ce sport, devenu une industrie. Le football
serait devenu conforme lui aussi à la recherche libérale du moindre mal.
L’argent, devenu le principal enjeu, aurait de ce fait vidé ce sport de
sa substance. Il ne serait plus question désormais, tactiquement, « (…)
de construire pour gagner, mais de détruire pour ne pas perdre. » (8)
Le tournant décisif, l’arrêt Bosman de 1995, augmenta le nombre des
transferts. Surtout, le devenir du football représenterait la
transformation engendrée par la marchandisation de la société : «
soumission des clubs au pouvoir de l’oligarchie financière […],
médiatisation grotesque de l’événement sportif, lui-même trop souvent «
commenté » par des experts incompétents, généralisation de la corruption
et du dopage, […] multiplication des efforts pour substituer au joyeux
public traditionnel des stades, connaisseur et gouailleur, la figure
bariolée et nettement plus manipulable du supporter. » (9) L’argent
prime sur l’attachement, au nom du professionnalisme. (10) Enfin, dans
La double pensée, Michéa évoquait encore cette direction industrielle
libérale du football, en citant Aimé Jacquet, ancien sélectionneur de
l’équipe de France, qui déclarait que « le beau jeu est une utopie ».
Le football ne serait
qu’un des innombrables exemples de la même veine démontrant que la
culture populaire, désormais, serait devenue une culture de masse, une
standardisation des créations selon les lois de l’industrie destinées à
pérenniser le système marchand. Une extension inévitable, pour Michéa,
où l’homme, suite à la destruction du symbolisme par l’anthropologie
capitaliste, est réduit au stade de « machine dévorante », ingurgitant
ce qu’il appela ailleurs des « niaiseries œdipiennes ». (11) Le
mécanisme psychologique à l’œuvre en serait la jouissance grégaire de
biens inutiles mais perçus comme la condition d’accès à la jouissance,
de préférence sans effort. Cette mutation, que Lasch a analysée dans son
essai Culture de masse ou culture populaire ?, préfacé par Michéa, a
été initiée aux Etats-Unis dès les années 1930. Baptisée le sloanisme
(du nom d’Alfred Sloan, président de General Motors), elle a marqué le
début de la révolution culturelle libérale. Une révolution consumériste
qui, si nous reprenons les propos d’Orwell, vise au retour « vers
l’animalité ». (12)
De l’accélération anthropologique à l’ingénierie sociale
Le « dispositif
historique compliqué » du libéralisme lui confère une « ambigüité
constitutive ». (13) L’École républicaine, par exemple, destinait à
l’intégration au nouvel ordre marchand. Pourtant, des savoirs, vertus et
attitudes contraires aux implications de cet ordre étaient encore
enseignés, notamment par la culture classique. Pour Michéa des
survivances de l'ancienne époque, notamment civiques, ont perduré, d'où
le maintien de certaines valeurs contraires aux intérêts économiques,
dont l’institution scolaire est un exemple. Mais malgré cela, l’Économie
y devient toujours plus imposante, notamment grâce à un précédent ayant
offert le contexte politico-culturel favorable pour que l’École mute.
Cet infléchissement fut le passage par le mai 68 étudiant, cette
transition libérale-libertaire.
Le moment libéral-libertaire
Historiquement
pourtant, cet avènement du néolibéralisme n’était pas gagné d’avance.
D’après Michéa, le modèle libéral a montré ses limites dans les années
1970, où il est entré en crise. Pourtant, il n’en est pas moins resté la
seule voie envisageable pour les dirigeants. A ce moment, les côtés
politico-culturels et économiques du libéralisme se seraient réellement
imbriqués pour former le néolibéralisme. Dans cette symbiose, mai 68 a
joué un rôle déterminant. Michéa insiste toutefois sur la nécessité
d’éviter la confusion et l’essentialisme sur cette période. D’une part,
expose-t-il, il y eut le mai 68 des travailleurs. Celui-ci fut, à l’en
croire, la plus grande grève ouvrière du pays. Son but était d’élaborer
des propositions alternatives au monde du Spectacle-Mode-Communication,
dans une optique populiste. Ses idées s’avéraient donc irrécupérables
par le libéralisme-libertaire – d’où les moqueries suscitées à
l’encontre du baba-cool aspirant campagnard et éleveur de chèvres. Nous
pourrions le résumer sous le slogan « A bas la marchandise ». De l’autre
côté, la régression œdipienne du mai 68 étudiant se traduisait au
contraire par « Vive la marchandise », et contribua à faire de la
jeunesse, simple moment de la vie, un marché. (14) Où l’on assista donc,
pour Michéa, à une libéralisation des mœurs, mais nullement à leur
libération effective. (15) Ce qui explique entre autres facteurs,
d’après lui, les fréquentes références du système marchand à
l’imaginaire de mai 68 pour vendre ses produits. Et faire passer l’idée
qu’en consommant, on était forcément un révolutionnaire luttant contre
l’ordre bourgeois. En 1983-84, la Gauche au pouvoir dut proposer à la
jeunesse un idéal de substitution mais compatible avec la mondialisation
libre-échangiste. L’idéologie anti-raciste – non le fait de ne pas être
raciste, mais de se proclamer anti-raciste (16) – permit ce glissement.
A partir de là, toute critique de l’économie fut évacuée. Tout sujet
gênant fut, dans le même ordre d’idées, accusé de faire le jeu du Front
national.
Le
libéralisme-libertaire de mai 68 permit la promotion d’un modèle social
atomiste, celui de l’individualisme libéral. Les survivances anciennes
furent balayées comme bourgeoises et l’homme nouveau invité à vivre sans
temps morts et jouir sans entraves. La famille traditionnelle, avec son
modèle patriarcal, devenait le foyer du libertarisme. Indistinctement,
toutes les figures symboliques immémoriales furent déclarées comme
également archaïques. La Consommation, quant à elle, accéda au rang de
métaphysique du désir et du bonheur. Les produits du Marché
constituaient la condition de l’épanouissement. Les injonctions
libérales-libertaires représentaient alors, pour Michéa, les «
commandements les plus sacrés des Tables de la loi moderne ». (17) A
condition, bien entendu, de pouvoir se permettre d'être le parasite qui
échappe au processus de production. Celui-ci, aliénant et ne rétribuant
que chichement les salariés, ne leur donne pas les moyens d’ériger le
consumérisme en mode de vie. De plus, tenus par leur emploi, ils ne
pouvaient pas se permettre de rester oisifs. Sans oublier que cette
atomisation libérale est contraire aux formes de socialité
traditionnelles encore présentes à ce moment sur le lieu de travail.
Mais comme le précise par ailleurs Michéa, la société de consommation
n’implique pas que tous aient les moyens de consommer.
École & ingénierie sociale
Dès lors, le système
néolibéral n’a nullement besoin d’aiguiser la capacité critique des
élèves. Au contraire, il doit créer une école en adéquation avec ses
dogmes, ce qui expliquerait la crise de l’institution. D’après Michéa,
l’Ecole n’a pour but que de former à « la guerre économique mondiale du
21ème siècle ». (18) L’ignorance, nous expose-t-il, serait devenue
nécessaire à l’expansion de notre société. Précisons que ce qu’il entend
ici par ignorance n’est pas tant le savoir que le déclin de
l’intelligence critique : « L’expérience nous apprend qu’un individu
peut tout savoir et ne rien comprendre. » (19) L’enseignement ne s’est
donc pas démocratisé mais adapté aux vœux de l’ingénierie sociale.
Brezinski, en 1995, a proposé le tittytainement, sorte de panem et
circenses post-moderne. Après calcul – dans les cercles fermés – que
deux dixièmes de la population mondiale suffisent à assurer la
production, il proposa d’encadrer la population surnuméraire en la
dérivant vers un abêtissement généralisé. Les principes libéraux se sont
donc étendus à l’École, par l’influence des lobbies industriels et
financiers européens, relayés par l’OCDE et la Commission européenne.
(20) La double transformation nécessaire fut, dès lors, effectuée :
l’enseignant dispensateur de savoirs s’est mué en animateur – d’où son
besoin de théâtralité toujours grandissant – et l’École s’est changé en
lieu de vie, une garderie citoyenne mais néanmoins ouverte aux
marchandises et nombreuses associations municipales et « citoyennes ».
Si l’École se soumet à
cette orientation, il en est de même pour les autres secteurs. Il est
question d’enseigner aux élèves un « illogisme politiquement utilisable
». (21) Les vrais savoirs et comportements civiques de base
représentent, quant à eux, une menace pour le système, qui a davantage
intérêt à produire un « consommateur incivil ». (22) La panacée restant
toutefois, si l’on suit Michéa, la transformation de l’élève en crétin
militant, l’anti-système piloté par le système, le faux marginal en
réalité dans la norme. (23) La culture jeune est par exemple présentée
comme une attitude rebelle, mais il s’agit en fait d’une rébellion
rentable. Avec, en exemple paradigmatique, la « Caillera ». Michéa
critique l’analyse essentialiste et strictement positiviste de la
sociologie officielle, qui voit les délinquants comme des rebelles à
l’ordre établi, des révoltés face à l’exclusion. La Caillera, pour lui,
n’est pas intégrée à la société, car la société suppose le don et
l’échange symbolique. En revanche, elle est intégrée au système
capitaliste. Souhaitant juste devenir les « golden-boys des bas-fonds »,
les « Cailleras » ne feraient que recycler l’imaginaire capitaliste
dont ils ont intériorisé les codes et les axiomes. Mais il ne s’agit
pas, ajoute-t-il, d’une cause exclusivement sociale, car la délinquance
aurait explosé au début des années 1970, en pleines Trente Glorieuses.
Il s’agirait au contraire de la manifestation en actes de cet homme
nouveau créé par l’axiomatique libérale, ne poursuivant que la recherche
de son intérêt bien compris. Ceci, même aux dépens de toute décence et
du sens humain des limites à ce qui se fait et ne se fait pas, en
l’absence de montages normatifs arbitraires. L’impulsion
libérale-libertaire, relayée par une École aux ordres de l’ingénierie
sociale, a donc en fin de compte mis en place les conditions favorable à
l’accélération de la mutation anthropologique induite par la mécanique
libérale. (24)
Thibault
Notes:
(1) Michéa (J.-C.), in Lasch (C.), Culture de masse ou culture populaire ?, préface, pp.18-19.
(2) La double pensée, p.109.
(3) Ibid., p.241.
(4) Ibid., p.43n.
(5) L’empire du
moindre mal, respectivement scolie [D] du premier chapitre « L’unité du
libéralisme », pp.60-61 pour les deux premières anecdotes, et p.98n pour
la seconde.
(6) Ibid., p.83.
(7) Ibid., p.189.
(8) Michéa (J.-C.), Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, p.28.
(9) Ibid., pp.25-26.
(10) Orwell
éducateur, pp.115-116. Nous y apprenons sous la plume de Michéa que « le
gardien de but de l’Olympique lyonnais, Grégory Coupet, ayant commis la
faute d’évoquer son rapport au Club en termes d’« attachement », il
était logique que Jean-Michel Aulas, PDG de l’entreprise « Olympique
lyonnais » le corrige aussitôt : « J’ai trouvé ses remarques étonnantes,
parce que, quand on est professionnel, on ne parle pas d’amour mais
d’argent, et ça n’a rien de choquant » (France Football, 11 juillet
2003) ; comme quoi, à Madelin, Madelin et demi. »
(11) L’enseignement de l’ignorance, p.37.
(12) Orwell (G.), Essais, articles, lettres, volume IV, 19, « Les lieux de loisirs », p.104.
(13) L’enseignement de l’ignorance, p.32.
(14) Ibid., [E] « A propos de mai 68 », p.95n2.
(15) Dans Orwell
éducateur, Michéa pointe ainsi « la différence entre une libération
authentique (qui accroît, par définition, notre puissance de vivre
humainement) et une simple libéralisation des mœurs, qui, selon la
formule de Lasch, n’autorise les individus à s’émanciper de la Tradition
que pour les soumettre aussitôt à la tyrannie de la Mode. », scolies
II, [E], p.48. C’est Michéa qui souligne.
(16) « Quant aux
fondements psychologiques réels de l’ « antiracisme » perpétuellement
affiché par les stars du showbiz ou les professionnels des médias,
Rousseau, dans l’Emile, avait déjà tout dit : « Défiez-vous –
écrivait-il – de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leur
livre des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel
philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins. »
Quiconque a fréquenté de près ces gens-là ne peut avoir aucun doute
là-dessus. », L’empire du moindre mal, p.83n. C’est Michéa qui souligne.
(17) Ibid., p.36.
(18) Ibid., p.39.
(19) Ibid., p.15n.
(20) Impasse Adam Smith, pp.28-29.
(21) L’enseignement de l’ignorance, p.47n1.
(22) Ibid., p.48.
(23) Michéa (J.-C.) in Lasch (C.), La révolte des élites – et la trahison de la démocratie, preface, p.12.
(24) Ibid., [C] « La Caillera et son intégration », pp.79-86.
Source: Scriptobloghttp://cerclenonconforme.hautetfort.com/
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