Charles Péguy,
dit-on, fut un écrivain politique catholique qui, de 1900 à 1914,
année où il trouva la mort sur le front, rédigea quantité d'essais et
articles dans la revue qu'il avait lui-même fondée : Les Cahiers de la Quinzaine.
Ces essais critiques sont controversés car leur réception, dans le
public, a donné lieu à toutes sortes d'interprétations. La romaniste
allemande Hella Tiedemann-Bartels a exploré méthodiquement les
ambiguïtés de Péguy. Ambigüités qui dérivent souvent, dit-elle, du
concept de “Tradition” chez l'auteur de Notre jeunesse.
Hommes
de gauche et hommes de droite se sont reconnus, le plus souvent
erronément, dans la notion péguyenne de Tradition. Mais Péguy, en fait,
se situait en travers de toutes les manies idéologiques de la Troisième
République. D'où la question que nous devons nous poser : quels sont
les éléments dans la notion de Tradition chez Péguy qui rendent
impossible toute récupération idéologique facile ?
La mystique de Péguy : le « noyau incandescent » des traditions vivantes
H.
Tiedemann-Bartels oppose la notion de Tradition de la “droite
révolutionnaire” (telle qu'elle a été définie par Sternhell) à celle,
plus critique et plus systématique, de Péguy. Ancien dreyfusard, Péguy,
dans la première décennie de ce siècle, dirige sa critique contre ses
ex-compagnons de combat (le “parti intellectuel”) (*),
qu'il accuse d'avoir trahi la “mystique” profonde qui sous-tend leurs
idéaux. Le terme “mystique” se pose ici comme l'instrument principal de
la critique péguyenne (**).
La
“mystique” pour Péguy est le « noyau incandescent » des traditions qui
plonge « dans le cycle communautaire de production et de reproduction
de la vie », donc dans le concret palpable, dans le tourbillon du
vivant. Et quand les traditions s'éloignent de ce cycle, elles
s'éteignent. Et par leur extinction, les communautés porteuses de ces
traditions mortes finissent aussi par disparaître.
H.
Tiedemann-Bartels ose une comparaison Péguy/Marx, en rappelant l'idée
marxienne de “travail concret”, opposée au “travail abstrait” dicté par
la spéculation capitaliste. Le “travail abstrait” ne sert pas
nécessairement la Vie et aboutit, globalement, à une perte de
“confiance” généralisée dans les sociétés. Par le type bourgeois de
politique politicienne, pensait Péguy, la rhétorique se calque sur ce
“travail abstrait” éloigné du “noyau incandescent” de la Tradition et
l'expérience concrète, reproductrice de Vie, se voit expulsée de la
sphère publique.
La fausse tradition des terribles simplificateurs
Cet
argumentaire péguyen se trouve à l'intersection des critiques de
“droite” et de “gauche” qui avaient cours à l'aube de ce siècle. Il
anticipe le meilleur des critiques de l'École de Francfort (et non le
pire !) ainsi que les tirades merveilleuses de Thorstein Veblen [1857-1929, économiste américain d'origine scandinave] contre la “classe oisive”.
Mais,
en dernière analyse, Péguy transcende largement les critiques de ses
contemporains engagés. Si sa Tradition se nourrit d'apports
philosophiques conservateurs ou révolutionnaires-conservateurs (de
Maistre, Burke, Nietzsche, Sorel, Maurras),
il se distingue de ces penseurs par son intention. Eux luttent, sans
plus, contre le libéralisme, les Lumières et leurs traductions
politiques pratiques ; lui, il cherche à re-imbriquer la communauté
nationale française dans le cycle de production/reproduction de la Vie,
abandonné par les chimères bourgeoises et les politiciens véreux.
Le
conservatisme politique détaché arbitrairement des éléments de la
société et de la vie politique pré-bourgeoises pour les instrumentaliser
dans une praxis, où ces qualités, normes, valeurs et mythes sont jetés
hors de leur contexte en vue de préparer un autre pouvoir qui sera aussi
caricatural que le pouvoir bourgeois. La Tradition, en tant
qu'imbrication de mystique et de travail concret, continuera, pour son
malheur, à être lacérée par les terribles simplificateurs.
Une philosophie dynamique de l'histoire
Cette critique de Péguy inaugure, peut-être à son insu, une nouvelle philosophie de l'histoire. L'auteur de Notre jeunesse
reproche à l'herméneutique historique de diviser la réalité, de la
contingenter sans arraisonner pleinement sa réalité, sa plénitude. Renan
imagine un recours à une autorité qui serait alors réparatrice. Dilthey
explore l'intériorité de l'individu mais détachée de son milieu
concret. Péguy, lui, au départ de la philosophie de Bergson, déploie une
dynamique historique. La “durée réelle”, saisie par l'intuition chez
Bergson, est encore détachée des contingences pratiques qui entravent
l'intelligence.
Mais,
pour Péguy, l'intelligence ne peut se détacher du tissu concret de
l'histoire et de la réalité. De ce tissu que les « pauvres et petites
gens », les croyants, ceux qu'anime encore la “mystique”, vivent et où
ils se perpétuent biologiquement, selon des rythmes immémoriaux. Ce
populisme, qui rappelle certains accents des Russes de Narodnaïa Volia,
interdit tout programme politique à l'emporte-pièce. Il ne sert aucun
prétentieux protagoniste d'un quelconque constructivisme idéologique.
La
critique de Péguy est le produit d'une formidable désillusion, conclut
H. Tiedemann-Bartels. Comme Sorel qui déplorait la mainmise des «
histrions » sur le fonctionnement réel de la société, Péguy s'insurge
contre l'oubli du réel, contre l'immense fiction que construit la
société bourgeoise (peut-on désormais parler de “fictionnisme total” ?).
Ce recours à un réel embelli d'une mystique du concret qui ne soit pas
pure rhétorique, ce rejet des discours creux des pugilats politiciens
doivent être réactualisés : ils recèlent les potentialités critiques
dont nous avons besoin. Telle est aussi la conclusion de H.
Tiedemann-Bartels.
◘ Hella Tiedemann-Bartels, Verwaltete Tradition : Die Kritik Charles Péguys, Verlag Karl Alber, Freiburg/München, 1986, 296 p.[Du même auteur, en fr. : « La mémoire est toujours de la guerre : Benjamin et Péguy » (tr. R. Kahn), in Walter Benjamin et Paris, Cerf, 1985]
► Robert Steuckers, Vouloir n°35/36, 1987. http://robertsteuckers.blogspot.fr/
Notes en sus :
* : Pourtant,
jamais Péguy ne se rangea au nombre des intellectuels. Bien plus : une
large part de son œuvre de publiciste est consacrée à une véritable
polémique contre cette classe. Voici ce qu’il écrit à ce sujet : « Je ne
suis nullement l’intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je
suis peuple ». Péguy fait grief aux intellectuels, entre autres, de leur
abstraction, de leur ignorance et de leur incompréhension, de leur
carriérisme, et — point principal — de leur autoritarisme. Accusant les
universitaires d’avoir trahi les idéaux qu’ils déclarent suivre par
souci de véridicité, Péguy affirme ni plus ni moins que l’Université est
corrompue par le pouvoir et l’argent. Constatant que dans la société
règne une barbarie assez primitive, Péguy relie dans son diagnostic ce
triomphe des barbares à l’avènement, en politique, de ceux qu’il nomme «
le parti intellectuel ». Le monde où ces gens évoluent, il l’appelle le
« monde moderne ». « Le monde qui fait le malin, le monde des
intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en
remontre pas […]. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien,
même pas à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien.
Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique ». (E. Leguenkova, T. Taïmanova, « Charles Péguy, un intellectuel "anti-intellectuel" »)
** :
Le terme de « mystique » est un des mots clef du lexique péguyen ; son
emploi nécessite une explication. Citons la fameuse sentence de notre
écrivain : « Tout commence en mystique et finit en politique ». Péguy
use du mot « mystique » en un sens très large, et non en sa stricte
acception religieuse. Il entend par là l’intégrité intérieure, la vérité
de la conduite, la fidélité à ses idéaux, l’esprit de dévouement et de
sacrifice, l’intransigeance, le refus de toute compromission, de tout
opportunisme. On pourrait prolonger cette énumération ; le fait est que
Péguy a lui-même proposé de cette notion une explication à la fois vaste
et très simple : « Qu’importe toute la Ligue des Droits de l’Homme
ensemble et même du Citoyen, que représente-t-elle, en face d’une
mystique ». Le monde antique et le monde moderne, l’Église et les
fidèles, l’État et les politiciens, les pauvres et les riches, les
compagnons de lutte et les adversaires, les simples enseignants et les
professeurs d’université, les antisémites et les juifs : tout semble
chez notre écrivain présenté sous l’aspect du dualisme, d’antinomies.
Mais tout est in fine jugé à la seule aune de la mystique, c’est-à-dire
de la conscience. (ibidem)
Petite bibliographie sommaire pour comprendre l'œuvre de Charles Péguy :
- Jean BASTAIRE, Péguy l'insurgé, Payot, 1975.
- Simone FRAISSE, Péguy et le monde antique, Armand Colin, 1973.
- Daniel HALÉVY, Péguy et les Cahiers de la Quinzaine, 1919, rééd. Livre de poche, 1979.
- Emmanuel MOUNIER, Marcel Péguy & Georges Izard, La pensée de Charles Péguy, Plon, 1931.
- André ROBINET, Péguy entre Jaurès, Bergson et l'Église, Seghers, 1968, réimpr. sous le titre Métaphysique et politique selon Péguy.
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