La
notion de patrie charnelle nous vient de l’écrivain et militant
politique Marc Augier, dit « Saint-Loup », dont le monde de l’édition —
en particulier Les Presses de la Cité — a surtout retenu les récits de
son aventure militaire sur le Front de l’Est pendant la Seconde Guerre
mondiale. Mais l’œuvre de Saint-Loup ne se résume pas à cette seule
aventure militaire, ses récits de fiction, son évocation des Cathares de Montségur
ou de la Terre de Feu argentine le hissent au niveau d’un très grand
écrivain, ce qu’il serait devenu indubitablement pour la postérité s’il
n’avait traîné une réputation de « réprouvé » donc de « pestiféré ».
Dans les écrits de ce Français très original, il y a beaucoup plus à
glaner que ces seules péripéties militaires dans un conflit mondial du
passé qui ne cesse de hanter les esprits, comme le prouve l’existence de
belles revues sur papier glacé, comme 39-45 ou Ligne de front,
par exemple. Il faut se rappeler, entre bien d’autres choses, qu’il a
été l’initiateur des « Auberges de jeunesse » sous le Front Populaire,
lorsqu’il était un militant socialiste, incarnant un socialisme fort
différent de celui des avocats aigris, « maçonneux », encravatés et
radoteurs-rationalistes : le socialisme du camarade Marc Augier (qui
n’est pas encore Saint-Loup) est joyeux et juvénile, c’est un socialisme
de l’action, du grand « oui » à la Vie. Saint-Loup, que je n’ai
rencontré que deux fois, en 1975, était effectivement un homme affable
et doux mais amoureux de l’action, de toute action amenant des résultats
durables, hostile aux chichis et aux airs pincés des psycho-rigides qui
ont incarné les établissements successifs dont la France a été
affligée.
Un monde qui devrait être tissé de fraternité
Le
terme « action », en politique, dans l’espace linguistique francophone,
possède une genèse particulière. Maurras utilise le mot dans le nom de
son mouvement, l’Action Française, sans nécessairement se
référer à la philosophie du catholique Maurice Blondel, auteur d’un
solide traité philosophique intitulé L’Action, pour qui
l’engagement pour la foi devait être permanent et inscrit dans des «
œuvres », créées pour le « Bien commun » et qu’il fallait perpétuer en
offrant ses efforts, sans tenter de les monnayer, sans espérer une
sinécure comme récompense. En Belgique, le Cardinal Mercier,
correspondant de Blondel, donnera une connotation politisée, sans nul
doute teintée de maurrassisme, à des initiatives comme l’Action Catholique de la Jeunesse Belge (A.C.J.B.), dont émergeront deux phénomènes marquants de l’histoire et de l’art belges du XXe
siècle : 1) le rexisme de Degrelle en tant que dissidence contestatrice
fugace et éphémère du « Parti Catholique », et, 2) dans un registre non
politicien et plus durable, la figure de Tintin, qui agit dans ses
aventures pour que le Bien platonicien ou la justice (divine?) triomphe,
sans jamais faire état de ses croyances, de ses aspirations
religieuses, sans jamais montrer bondieuseries ou affects pharisiens.
Cette dimension aventurière, Saint-Loup l’a très certainement incarnée,
comme Tintin, même si son idiosyncrasie personnelle ne le rapprochait
nullement du catholicisme français de son époque, amoureux des
productions graphiques d’Hergé via la revue Cœurs Vaillants;
en effet, Saint-Loup est né dans une famille protestante, hostile à
l’Église en tant qu’appareil trop rigide. Ce protestantisme se muera en
un laïcisme militant, exercé dans un cadre politique socialiste, se
voulant détaché de tout appareil clérical, au nom du laïcisme
révolutionnaire. Saint-Loup crée en effet ses Auberges de jeunesse dans
le cadre d’une association nommée « Centre laïque des Auberges de
Jeunesse ». Dans cette optique, qui est la sienne avant-guerre, le monde
idéal, s’il advenait, devrait être tissé de fraternité, ce qui exclut
tout bigotisme et tout alignement sur les manies des bien-pensants (et
là il rejoint un catholique haut en couleurs, Georges Bernanos…).
Contre la « double désincarnation »
Les
linéaments idiosyncratiques de la pensée émergente du jeune Marc Augier
conduisent bien entendu à une rupture bien nette avec l’ordre établi,
parce que l’ordre est désormais désincarné et qu’il faut le réincarner.
Comment ? En recréant de la fraternité, notamment par le biais des
auberges de jeunesse. Aussi en revenant aux sources de toutes les
religions, c’est-à-dire au paganisme (option également partagée par
Robert Dun). Sur le plan politique, les options de Saint-Loup sont
anti-étatistes, l’État étant une rigidité, comme l’Église, qui empêche
toute véritable fraternité de se déployer dans la société. Saint-Loup ne
sera donc jamais l’adepte d’un nationalisme étatique, partageant cette
option avec le Breton Olier Mordrel, qui fut, lui, condamné à mort par
l’État français en 1940 : le militant de la Bretagne libre va alors
condamner à mort en esprit l’instance (de pure fabrication) qui l’a
condamné à mort, lui, le Breton de chair et de sang. Chez Saint-Loup,
ces notions de fraternité, de paganisme, d’anti-étatisme postulent en
bout de course : 1) une vision de l’espace français comme tissu pluriel,
dont il ne faut jamais gommer la diversité, et 2) une option
européenne. Mais l’Europe, telle qu’elle était, telle qu’elle est
aujourd’hui, aux mains des bien-pensants, n’était et n’est plus
elle-même; elle est coupée de ses racines par un christianisme étranger à
ses terres et par la modernité qui est un avatar laïcisé de ce
christianisme éradicateur. Constater que l’Europe est malade et
décadente revient donc à constater une « double désincarnation ».
Les deux axiomes de la pensée charnelle
Cette perception de l’Europe, de nos sociétés européennes, se révèle dans le roman La peau de l’aurochs, géographiquement situé dans une vallée valdôtaine. Les Valdôtains de La peau de l’aurochs
se rebiffent contre l’industrialisation qui détruit les traditions
populaires (ce n’est pas toujours vrai, à mon sens, car dans des régions
industrielles comme la Lorraine, la Ruhr ou la Wallonie du sillon
Sambre – Meuse sont nées des cultures ouvrières et populaires riches,
d’où les sculpteurs Constantin Meunier et Georges Wasterlain ont tiré
leurs créations époustouflantes de beauté classique). Et les Valdôtains
du roman de Saint-Loup veulent aussi préserver les cultes ancestraux, ce
qui est toujours plus aisé dans les régions montagneuses que dans les
plaines, notamment en Suisse, où les dialectes des vallées se
maintiennent encore, ainsi que dans tout l’arc alpin, notamment en
Italie du Nord où une revue comme Terra Insubre défend et illustre les résidus encore bien vivants de la culture populaire lombarde et cisalpine. La peau de l’aurochs est un roman qui nous permet de déduire un premier axiome dans le cadre de la défense de toutes les identités charnelles: la PRÉSERVATION DE NOTRE IDENTITÉ = la GARANTIE DE NOTRE ÉTERNITÉ.
Cet axiome pourrait justifier une sorte de quiétisme, d’abandon de
toute revendication politique, un désintérêt pour le monde. Ce pourrait
être le cas si on se contentait de ne plus faire que du « muséisme », de
ne recenser que des faits de folklore, en répétant seulement des
traditions anciennes. Mais Saint-Loup, comme plus tard Jean Mabire,
ajoute à cette volonté de préservation un sens de l’aventure. Nos deux
auteurs s’interdisent de sombrer dans toute forme de rigidité
conceptuelle et privilégient, comme Olier Mordrel, le vécu. Le Breton
était très explicite sur ce recours permanent au « vécu » dans les
colonnes de sa revue Stur avant la Seconde Guerre mondiale. De ce recours à l’aventure et au vécu, nous pouvons déduire un second axiome : les RACINES SONT DANS LES EXPÉRIENCES INTENSES.
Ce deuxième axiome doit nous rendre attentifs aux oppositions suivantes
: enracinement/déracinement, désinstallation/installation. Avec
Saint-Loup et Mabire, il convient donc de prôner l’avènement d’une
humanité enracinée et désinstallée (aventureuse) et de fustiger toute
humanité déclinante qui serait déracinée et installée.
On
ne peut juger avec exactitude l’impact de la lecture de Nietzsche sur
la génération de Saint-Loup en France. Mais il est certain que la
notion, non théorisée à l’époque, de « désinstallation », est une notion
cardinale de la « Révolution conservatrice » allemande, relayée par
Ernst Jünger à l’époque de son militantisme national-révolutionnaire
puis, après 1945, par Armin Mohler et, à sa suite, par la « nouvelle
droite », via les thèses « nominalistes » qu’il avait exposées dans les colonnes de la revue munichoise Criticon, en 1978-79. La personnalité volontariste et désinstallée, en retrait (« withdrawal
», disait Toynbee) par rapport aux établissements installés, est celle
qui, si la chance lui sourit, impulse aux cycles historiques de nouveaux
infléchissements, lors de son retour (« return » chez Toynbee)
sur la scène historico-politique. Cette idée, exposée dans la
présentation que faisait Mohler de la « révolution conservatrice » dans
sa célèbre thèse de doctorat, a été importée dans le corpus de la « nouvelle droite » française par Giorgio Locchi, qui a recensé cet ouvrage fondamental pour la revue Nouvelle École.
Saint-Loup, Tournier : la fascination pour l’Allemagne
Le
socialiste Marc Augier, actif dans le cadre du Front populaire français
de 1936, découvrira l’Allemagne et tombera sous son charme. Pourquoi
l’Allemagne ? Dans les années 30, elle exerçait une véritable
fascination, une fascination qui est d’abord esthétique, avec les «
cathédrales de lumière » de Nuremberg, qui s’explique ensuite par le
culte de la jeunesse en vigueur au cours de ces années. Les auberges et
les camps allemands sont plus convaincants, aux yeux de Marc Augier, que
les initiatives, somme toute bancales, du Front populaire. Il ne sera
pas le seul à partager ce point de vue : Michel Tournier, dans Le Roi des Aulnes,
partage cette opinion, qui s’exprime encore avec davantage de brio dans
le film du même titre, réalisé par Volker Schlöndorff. Le célèbre
créateur de bandes dessinées « Dimitri », lui aussi, critique les formes
anciennes d’éducation, rigides et répressives, dans sa magnifique
histoire d’un pauvre gamin orphelin, devenu valet de ferme puis condamné
à la maison de correction pour avoir tué le boucher venu occire son
veau favori, confident de ses chagrins, et qui, extrait de cette prison
pour aller servir la patrie aux armées, meurt à la bataille de
Gallipoli. Le héros naïf Abel dans Le Roi des Aulnes de
Schlöndorff, un Abel, homme naïf, naturel et intact, jugé « idiot » par
ses contemporains est incarné par l’acteur John Malkovich : il parle aux
animaux (le grand élan, la lionne de Gœring, les pigeons de l’armée
française…) et communique facilement avec les enfants, trouve que la
convivialité et la fraternité sont réellement présentes dans les camps
allemands de la jeunesse alors qu’elles étaient totalement absentes, en
tant que vertus, dans son école française, le collège Saint-Christophe.
Certes Schlöndorff montre, dans son film, que cette convivialité bon
enfant tourne à l’aigreur, la crispation et la fureur au moment de
l’ultime défaite : le visage du gamin qui frappe Abel d’un coup de
crosse, lui brise les lunettes, est l’expression la plus terrifiante de
cette rage devenue suicidaire. Tournier narre d’ailleurs ce qui le
rapproche de l’Allemagne dans un petit essai largement autobiographique,
Le bonheur en Allemagne ? (Folio, n° 4366).
Une vision « sphérique » de l’histoire
Toutes
ces tendances, perceptibles dans la France sainement contestatrice des
années 30, sont tributaires d’une lecture de Nietzsche, philosophe qui
avait brisé à coups de marteau les icônes conventionnelles d’une société
qui risquait bien, à la fin du « stupide XIXe siècle », de se figer définitivement, comme le craignaient tous les esprits non conformes et aventureux. Le nietzschéisme, via les mouvements d’avant-gardes ou via
des séismographes comme Arthur Moeller van den Bruck, va compénétrer
tout le mouvement dit de la « révolution conservatrice » puis passer
dans le corpus national-révolutionnaire avec Ernst Jünger, tributaire,
lui aussi, du nietzschéisme ambiant des cercles « jungkonservativ
» mais tributaire également, dans les traits tout personnels de son
style et dans ses options intimes, de Barrès et de Bloy. Quand Armin
Mohler, secrétaire d’Ernst Jünger après la Seconde Guerre mondiale,
voudra réactiver ce corpus qu’il qualifiera de « conservateur »
(ce qu’il n’était pas aux sens français et britannique du terme) ou de «
nominaliste » (pour lancer dans le débat une étiquette nouvelle et non «
grillée »), il transmettra en quelque sorte le flambeau à la « nouvelle
droite », grâce notamment aux recensions de Giorgio Locchi, qui
résumera en quelques lignes, mais sans grand lendemain dans ces milieux,
la conception « sphérique » de l’histoire. Pour les tenants de cette
conception « sphérique » de l’histoire, celle-ci n’est forcément pas «
linéaire », ne s’inscrit pas sur une ligne posée comme « ascendante » et
laissant derrière elle tout le passé, considéré sans la moindre nuance
comme un ballast devenu inutile. L’histoire n’est pas davantage «
cyclique », reproduisant un « même » à intervalles réguliers, comme
pourrait le faire suggérer la succession des saisons dans le temps
naturel sous nos latitudes européennes. Elle est sphérique car des
volontés bien tranchées, des personnalités hors normes, lui impulsent
une direction nouvelle sur la surface de la « sphère », quand elles
rejettent énergiquement un ronron répétitif menaçant de faire périr
d’ennui et de sclérose un « vivre-en-commun », auparavant innervé par
les forces vives de la tradition. S’amorce alors un cycle nouveau qui
n’a pas nécessairement, sur la sphère, la même trajectoire circulaire et
rotative que son prédécesseur.
Le
nietzschéisme diffus, présent dans la France des années 20 et 30, mais
atténué par rapport à la Belle Époque, où des germanistes français comme
Charles Andler l’avaient introduit, ensuite l’idéal de la jeunesse
vagabondante, randonneuse et proche de la nature, inauguré par les
mouvements dits du « Wandervogel », vont induire un engouement
pour les choses allemandes, en dépit de la germanophobie ambiante, du
poids des formes mortes qu’étaient le laïcardisme de la IIIe
République ou le nationalisme maurrassien (contesté par les «
non-conformistes » des années 30 ou par de plus jeunes éléments comme
ceux qui animaient la rédaction de Je suis partout).
B.H.L. : exécuteur testamentaire de Mister Yahvé
Je
répète la question: pourquoi l’Allemagne ? Malgré la pression due à la
propagande revancharde d’avant 1914 et l’hostilité d’après 1918, la
nouvelle Allemagne exerce, comme je viens de le dire, une fascination
sur les esprits : cette fascination est esthétique (les « cathédrales de
lumière »); elle est due aussi au culte de la jeunesse, présent en
marge du régime arrivé au pouvoir en janvier 1933. L’organisation des
auberges et des camps de vacances apparaît plus convaincante aux yeux de
Saint-Loup que les initiatives du Front Populaire, auquel il a pourtant
adhéré avec enthousiasme. La fascination exercée par la « modernité
nationale-socialiste » (à laquelle s’opposera une décennie plus tard la «
modernité nord-américaine » victorieuse du conflit) va bien au-delà du
régime politique en tant que tel qui ne fait que jouer sur un filon
ancien de la tradition philosophique allemande qui trouve ses racines
dans la pensée de Johann Gottfried Herder (1744 – 1803), comme il jouera
d’ailleurs sur d’autres filons, sécrétant de la sorte diverses
opportunités politiques, exploitables par une propagande bien huilée qui
joue en permanence sur plusieurs tableaux. Herder, ce personnage-clef
dans l’histoire de la pensée allemande appartient à une tradition qu’il
faut bien appeler les « autres Lumières ». Quand on évoque la
philosophie des « Lumières » aujourd’hui, on songe immédiatement à la
soupe que veulent nous servir les grands pontes du « politiquement
correct » qui sévissent aujourd’hui, en France avec Bernard-Henri Lévy
et en Allemagne avec Jürgen Habermas, qui nous intiment tous deux
l’ordre de penser uniquement selon leur mode, sous peine de damnation,
et orchestrent ou font orchestrer par leurs larbins frénétiques des
campagnes de haine contre tous les contrevenants. On sait aussi que pour
Lévy, les « Lumières » (auxquelles il faut adhérer !) représentent une
sorte de pot-pourri où l’on retrouve les idées de la Révolution
française, la tambouille droit-de-l’hommiste cuite dans les marmites
médiatiques des services secrets américains du temps de la présidence de
Jimmy Carter (un Quaker cultivateur de cacahouètes) et un hypothétique «
Testament de Dieu », yahvique dans sa définition toute
bricolée, et dont ce Lévy serait bien entendu l’unique exécuteur
testamentaire. Tous ceux qui osent ne pas croire que cette formule
apportera la parousie ou la fin de l’histoire, tous les déviants, qu’ils
soient maurrassiens, communistes, socialistes au sens des
non-conformistes français des années 30, néo-droitistes, gaullistes,
économistes hétérodoxes et j’en passe, sont houspillés dans une géhenne,
celle dite de l’ « idéologie française », sorte de cloaque nauséabond,
selon Lévy, où marineraient des haines cuites et recuites, où les
spermatozoïdes et les ovaires de la « bête immonde » risqueraient encore
de procréer suite à des coïts monstrueux, comme celui des «
rouges-bruns » putatifs du printemps et de l’été 1993. Il est donc
illicite d’aller remuer dans ce chaudron de sorcières, dans l’espoir de
faire naître du nouveau.
Habermas, théoricien de la « raison palabrante »
Pour Habermas — dont, paraît-il, le papa était Kreisleiter
de la N.S.D.A.P. dans la région de Francfort (ce qui doit nous laisser
supposer qu’il a dû porter un beau petit uniforme de membre du Jungvolk
et qu’on a dû lui confier une superbe trompette ou un joli petit
tambour)— le fondement du politique n’est pas un peuple précis, un
peuple de familles plus ou moins soudées par d’innombrables liens de
cousinage soit, en bref, une grande famille concrète; il n’est pas
davantage une communauté politique et/ou militaire partageant une
histoire ou une épopée commune ni une population qui a, au fil de
l’histoire, généré un ensemble d’institutions spécifiques (difficilement
exportables parce que liées à un site précis et à une temporalité
particulière, difficilement solubles aussi dans une panade à la B.H.L.
ou à la Habermas). Pour Jürgen Habermas, le fiston du Kreisleiter
qui ne cesse de faire son Œdipe, le fondement du politique ne peut être
qu’un système abstrait (abstrait par rapport à toutes les réalités
concrètes et charnelles), donc une construction rationnelle (Habermas
étant bien entendu, et selon lui-même, la seule incarnation de la raison
dans une Allemagne qui doit sans cesse être rappelée à l’ordre parce
qu’elle aurait une tendance irrépressible à basculer dans ses
irrationalités), c’est-à-dire une constitution basée sur les principes
des Lumières, que Habermas se charge de redéfinir à sa façon, deux
siècles après leur émergence dans la pensée européenne. Dans cette
perspective, même la constitution démocratique adoptée par la République
fédérale allemande en 1949 est suspecte : en effet, elle dit s’adresser
à un peuple précis, le peuple allemand, et évoque une vieille vertu
germanique, la « Würde », qu’il s’agit de respecter en la
personne de chaque citoyen. En ce sens, elle n’est pas universaliste,
comme l’est la version des « Lumières » redéfinie par Habermas, et fait
appel à un sentiment qui ne se laisse pas enfermer dans un corset
conceptuel de facture rationnelle.
Dans
la sphère du politique, l’émergence des principes des Lumières, revus
suite aux cogitations de Jürgen Habermas, s’effectue par le « débat »,
par la perpétuelle remise en question de tout et du contraire de tout.
Ce débat porte le nom pompeux d’« agir communicationnel », que le
philosophe Gerd Bergfleth avait qualifié, dans un solide petit pamphlet
bien ficelé, de « Palavernde Vernunft », de « raison palabrante
», soit de perpétuel bavardage, critique pertinente qui a valu à son
auteur, le pauvre Bergfleth, d’être vilipendé et ostracisé. Notons que
Habermas a fabriqué sa propre petite géhenne, qu’il appelle la « pensée
néo-irrationnelle » où sont jetés, pêle-mêle, les tenants les plus en
vue de la philosophie française contemporaine comme Derrida (!),
Foucault, Deleuze, Guattari, Bataille, etc., ainsi que leur maître
allemand, le bon philosophe souabe Martin Heidegger. Si l’on additionne
les auteurs jetés dans la géhenne de l’« idéologie française » par Lévy à
ceux que fustige Habermas, il ne reste plus grand chose à lire… Il n’y a
plus beaucoup de combinatoires possibles, et tenter encore et toujours
de « combiner » les ingrédients (« mauvais » selon Lévy et Habermas)
pour faire du neuf, pour faire éclore d’autres possibles, serait, pour
nos deux inquisiteurs, se placer dans une posture condamnable que l’on
adopterait que sous peine de devenir immanquablement, irrémédiablement,
inexorablement, un « irrationaliste », donc un « facho », d’office exclu
de tous débats…
Jean-François Lyotard, critique des « universaux » de Habermas
Avec
un entêtement qui devient tout-à-fait navrant au fil du temps, Habermas
veut conserver dans sa philosophie et sa sociologie, dans sa vision du
fonctionnement optimal de la politique quotidienne au sein des États
occidentaux, posés comme modèles pour le reste du monde, une forme
procédurière à la manière de Kant, gage d’appartenance aux Lumières et
de « correction politique », une forme procédurière qui deviendrait le
fondement intangible des mécanismes politiques, un fondement privé
désormais de toute la transcendance qui les chapeautait encore dans la
pensée kantienne. Ce sont ces procédures, véritables épures du réel, qui
doivent unir les citoyens dans un consensus minimal, obtenu par un «
parler » ininterrompu, par un usage « adéquat » de la parole,
conditionné par des universaux linguistiques que Habermas pose comme
inamovibles (« Kommunikativa », « Konstativa », « Repräsentativa/Expressiva », « Regulativa »). Bref, le Dieu piétiste kantien remplacé par le blabla des baba-cools
ou des députés moisis ou des avocaillons militants, voir le « moteur
immobile » d’Aristote remplacé par la fébrilité logorrhique des
nouvelles « clasas discutidoras »… Le philosophe français
Jean-François Lyotard démontre que de tels universaux soi-disant
pragmatiques n’existent pas : les jeux de langage sont toujours
producteurs d’hétérogénéité, se manifestent selon des règles qui leur
sont propres et qui suscitent bien entendu des inévitables conflits. Il
n’existe donc pas pour Lyotard quelque chose qui équivaudrait à un « télos
du consensus général », reposant sur ce que Habermas appelle, sans
rire, « les compétences interactionnelles post-conventionnelles »; au
contraire, pour Lyotard, comme, en d’autres termes, pour Armin Mohler ou
l’Ernst Jünger national-révolutionnaire des années 20, il faut
constater qu’il y a toujours et partout « agonalité conflictuelle entre
paroles diverses/divergentes »; si l’on s’obstine à vouloir enrayer les
effets de cette agonalité et à effacer cette pluralité divergente,
toutes deux objectives, toutes deux bien observables dans l’histoire, on
fera basculer le monde entier sous la férule d’un « totalitarisme de la
raison », soit un « totalitarisme de la raison devenue folle à force
d’être palabrante », qui éliminera l’essence même de l’humanité comme
kaléidoscope infini de peuples, de diversités d’expression; cette
essence réside dans la pluralité ineffaçable des jeux de paroles
diverses (cf. Ralf Bambach, « Jürgen Habermas » , in J. Nida-Rümelin
(Hrsg.), Philosophie der Gegenwart in Einzeldarstellungen von Adorno bis v. Wright, Kröner, Stuttgart, 1991; Yves Cusset, Habermas. L’espoir de la discussion, Michalon, coll. « Bien commun », Paris, 2001).
En France, les vitupérations de Lévy dans L’idéologie française empêchent, in fine, de retourner, au-delà des thèses de l’Action Française,
aux « grandes idées incontestables » qu’entendait sauver Hauriou (et
qui suscitaient l’intérêt de Carl Schmitt), ce qui met la « République
», privée d’assises solides issues de son histoire, en porte-à-faux
permanent avec des pays qui, comme la Grande-Bretagne, les États-Unis,
la Turquie ou la Chine façonnent leur agir politique sur l’échiquier
international en se référant constamment à de « grandes idées
incontestables », semblables à celles évoquées par Hauriou. Ensuite,
l’inquisition décrétée par ce Lévy, exécuteur testamentaire de Yahvé sur
la place de Paris, interdit de (re)penser une économie différente
(historique, institutionnaliste et régulationniste sur le plan de la
théorie) au profit d’une population en voie de paupérisation, de
déréliction et d’aliénation économique totale; une nouvelle économie
correctrice ne peut que suivre les recettes issues des filons
hétérodoxes de la pensée économique et donc de parachever certaines
initiatives avortées du gaullisme de la fin des années 60 (idée de «
participation » et d’« intéressement », Sénat des régions et des
professions, etc.). Les fulminations inquisitoriales des Lévy et
Habermas conduisent donc à l’impasse, à l’impossibilité, tant que leurs
propagandes ne sont pas réduites à néant, de sortir des enlisements
contemporains. De tous les enlisements où marinent désormais les régimes
démocratiques occidentaux, aujourd’hui aux mains des baba-cools saoulés de logorrhées habermassiennes et soixante-huitardes.
Habermas : contre l’idée prussienne et contre l’État ethnique
Habermas,
dans le contexte allemand, combat en fait deux idées, deux visions de
l’État et de la politique. Il combat l’idée prussienne, où l’État et la
machine administrative, le fonctionnariat serviteur du peuple, dérivent
d’un principe de « nation armée ». Notons que cette vision prussienne de
l’État ne repose sur aucun a priori de type « ethnique » car
l’armée de Frédéric II comprenait des hommes de toutes nationalités
(Finnois, Slaves, Irlandais, Allemands, Hongrois, Huguenots français,
Ottomans d’Europe, etc.). Notons également que Habermas, tout en se
revendiquant bruyamment des « Lumières », rejette, avec sa critique
véhémente de l’idée prussienne, un pur produit des Lumières, de l’Aufklärung,
qui avait rejeté bien des archaïsmes, devenus franchement inutiles, au
siècle de son triomphe. Cette critique vise en fait toute forme d’État
encadrant et durable, rétif au principe du bavardage perpétuel,
pompeusement baptisé « agir communicationnel ». Simultanément, Habermas
rejette les idéaux relevant des « autres Lumières » , celles de Herder, où le fondement du politique réside dans la « populité », la « Volkheit
», soit le peuple (débarrassé d’aristocraties aux mœurs artificielles,
déracinées et exotiques). Habermas, tout en se faisant passer pour
l’exécuteur testamentaire des « philosophes des Lumières », à l’instar
de Bernard-Henri Lévy qui, lui, est l’exécuteur testamentaire de Yahvé
en personne, jette aux orties une bonne partie de l’héritage
philosophique du XVIIIe
siècle. Avec ces deux compères, nous faisons face à la plus formidable
escroquerie politico-philosophique du siècle ! Ils veulent nous vendre
comme seul produit autorisé l’Aufklärung mais ce qu’ils placent sur l’étal de leur boutique, c’est un Aufklärung
homogénéisé, nettoyé des trois quarts de son contenu, cette tradition
étant plurielle, variée, comme l’ont démontré des auteurs, non traduits,
comme Peter Gay en Angleterre et Antonio Santucci en Italie (cf. Peter
Gay, The Enlightenment : An Interpretation – The Rise of Modern Paganism, W. W. Norton & Company, New York/London, 1966-1977; Peter Gay, The Enlightenment : An Interpretation – The Science of Freedom, Wildwood House, London, 1969-1979; Antonio Santucci (a cura di), Interpretazioni dell’Illuminismo,
Il Mulino, Bologna, 1979; on se référera aussi aux livres suivants :
Léo Gershoy, L’Europe des princes éclairés 1763-1789, Gérard Montfort
éd., Brionne, 1982; Michel Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), P.U.F., Paris, 1988).
Deux principes kantiens chez Herder
Cette
option de Herder, qui est « populaire » ou « ethnique », «
ethno-centrée », est aussi corollaire de la vision fraternelle d’une
future Europe libérée, qui serait basée sur le pluralisme ethnique ou
l’« ethnopluralisme », où les peuples ne devraient plus passer par des
filtres étrangers ou artificiels/abstraits pour faire valoir leurs
droits ou leur identité culturelle. La vision herdérienne dérive bien
des « Lumières » dans la mesure où elle fait siens deux principes
kantiens; premier principe de Kant : « Tu ne feras pas à autrui ce que
tu ne veux pas qu’autrui te fasse »; ce premier principe induit un
respect des différences entre les hommes et interdit de gommer par
décret autoritaire ou par manœuvres politiques sournoises les traditions
d’un peuple donné; deuxième principe kantien : « Sapere aude !
», « Ose savoir ! », autrement dit : « Libère-toi des pesanteurs
inutiles, débarrasse-toi du ballast accumulé et encombrant, de tous les
filtres inutiles, qui t’empêchent d’être toi-même ! » Ce principe
kantien, réclamant l’audace du sujet pensant, Herder le fusionne avec
l’adage grec « Gnôthi seautôn ! », « Connais-toi toi-même ».
Pour parfaire cette fusion, il procède à une enquête générale sur les
racines de la littérature, et de la culture de son temps et des temps
anciens, en n’omettant pas les pans entiers de nos héritages qui avaient
été refoulés par le christianisme, le dolorisme chrétien, la
scolastique figée, le cartésianisme abscons, le blabla des Lumières
palabrantes, le classicisme répétitif et académique, etc., comme nous
devrions nous aussi, sans jamais nous arrêter, procéder à ce type de
travail archéologique et généalogique, cette fois contre la « pensée
unique », le « politiquement correct » et le pseudo-testament de Yahvé.
Définition de la « Bildung »
Dans
la perspective ouverte par Herder, les fondements de l’État sont dès
lors le peuple, héritier de son propre passé, la culture et la
littérature que ce peuple a produites et les valeurs éthiques que cette
culture transmet et véhicule. En bref, nous aussi, nous sommes héritiers
des Lumières, non pas de celles du jacobinisme ou celles que veut nous
imposer le système aujourd’hui, mais de ces « autres Lumières ».
Saint-Loup, en critiquant le christianisme et le modèle occidental
(soit, anticipativement, les « Lumières » tronquées de B.H.L. et
d’Habermas) s’inscrit dans le filon herdérien, sans jamais retomber dans
des formes sclérosantes de « tu dois! ». « Sapere aude ! » est également pour lui un impératif, lié à la belle injonction grecque « Gnôthi seautôn
! ». Toujours dans cette perspective herdérienne, l’humanité n’est pas
une panade zoologique d’êtres humains homogénéisés par la mise en œuvre,
disciplinante et sévère, d’idées abstraites, mais un ensemble de
groupes humains diversifiés, souvent vastes, qui explorent en permanence
et dans la joie leurs propres racines, comme les « humanités »
gréco-latines nous permettent d’explorer nos racines d’avant la
christianisation. Pour Herder, il faut un retour aux Grecs, mais au-delà
de toutes les édulcorations « ad usum Delphini »; ce retour ne
peut donc déboucher sur un culte stéréotypé de la seule Antiquité
classique, il faut qu’il soit flanqué d’un retour aux racines
germaniques dans les pays germaniques et scandinaves, au fond celtique
dans les pays de langues gaéliques, aux traditions slaves dans le monde
slave. Le processus d’auto-centrage des peuples, de mise en adéquation
permanente avec leur fond propre, s’effectue par le truchement de la « Bildung ». Ce terme allemand dérive du verbe « bilden
», « construire ». Je me construis moi-même, et mon peuple se construit
lui-même, en cherchant en permanence l’adéquation à mes racines, à ses
racines. La « Bildung » consiste à chercher dans ses racines
les recettes pour arraisonner le réel et ses défis, dans un monde soumis
à la loi perpétuelle du changement.
Pour Herder, représentant emblématique des « autres Lumières », le peuple, c’est l’ensemble des « Bürger », terme que l’on peut certes traduire par « bourgeois » mais qu’il faut plutôt traduire par le terme latin « civis/cives », soit « citoyen », « membre du corps du peuple ». Le terme « bourgeois », au cours du XIXe
siècle, ayant acquis une connotation péjorative, synonyme de « rentier
déconnecté » grenouillant en marge du monde réel où l’on œuvre et où
l’on souffre. Pour Herder, le peuple est donc l’ensemble des paysans,
des artisans et des lettrés. Les paysans sont les dépositaires de la
tradition vernaculaire, la classe nourricière incontournable. Les
artisans sont les créateurs de biens matériels utiles. Les lettrés sont,
eux, les gardiens de la mémoire. Herder exclut de sa définition du «
peuple » l’aristocratie, parce qu’est s’est composé un monde artificiel
étranger aux racines, et les « déclassés » ou « hors classe », qu’il
appelle la « canaille » et qui est imperméable à toute transmission et à
toute discipline dans quelque domaine intellectuel ou pratique que ce
soit. Cette exclusion de l’aristocratie explique notamment le
républicanisme ultérieur des nationalismes irlandais et flamand, qui
rejettent tous deux l’aristocratie et la bourgeoisie anglicisées ou
francisées. Sa définition est injuste pour les aristocraties liées aux
terroirs, comme dans le Brandebourg prussien (les « Krautjunker
»), la Franche-Comté (où les frontières entre la noblesse et la
paysannerie sont ténues et poreuses) et les Ardennes luxembourgeoises de
parlers romans.
Une formidable postérité intellectuelle
L’oeuvre de Herder a connu une formidable postérité intellectuelle. Pour l’essentiel, toute l’érudition historique du XIXe
siècle, toutes les avancées dans les domaines de l’archéologie, de la
philologie et de la linguistique, lui sont redevables. En Allemagne, la
quête archéo-généalogique de Herder se poursuit avec Wilhelm Dilthey,
pour qui les manifestations du vivant (et donc de l’histoire), échappent
à toute définition figeante, les seules choses définissables avec
précision étant les choses mortes : tant qu’un phénomène vit, il échappe
à toute définition; tant qu’un peuple vit, il ne peut entrer dans un
corset institutionnel posé comme définitif et toujours condamné, à un
moment donné du devenir historique, à se rigidifier. Nietzsche
appartient au filon ouvert par Herder dans la mesure où la Grèce qu’il
entend explorer et réhabiliter est celle des tragiques et des
pré-socratiques, celle qui échappe justement à une raison trop étriquée,
trop répétitive, celle qui chante en communauté les hymnes à Dionysos,
dans le théâtre d’Athènes, au flanc de l’Acropole, ou dans celui
d’Épidaure. Les engouements folcistes (c.a.d. « völkisch »), y
compris ceux que l’on peut rétrospectivement qualifier d’exagérés ou de «
chromomorphes », s’inscrivent à leur tour dans la postérité de Herder.
Pour le Professeur anglais Barnard, exégète minutieux de l’œuvre de
Herder, sa pensée n’a pas eu de grand impact en France; cependant, toute
une érudition archéo-généalogique très peu politisée (et donc, à ce
titre, oubliée), souvent axée sur l’histoire locale, mérite amplement
d’être redécouverte en France, notamment à la suite d’une historienne et
philologue comme Nicole Belmont (cf. Paroles païennes. Mythe et folklore,
Imago, Paris, 1986). Théodore Hersart de la Villemarqué (1815 – 1895),
selon une méthode préconisée par les frères Grimm, rassemble dans un
recueil les chants populaires de Bretagne, sous le titre de Barzaz Breiz
en 1836. Hippolyte Taine ou Augustin Thierry, quand ils abordent
l’histoire des Francs, l’époque mérovingienne ou les origines de la
France d’Ancien Régime effectuent un travail archéo-généalogique, «
révolutionnaire » dans la mesure où ils lancent des pistes qui dépassent
forcément les répétitions et les fixismes, les ritournelles et les
rengaines des pensées scolastiques, cartésiennes ou
illuministes-républicaines. Aujourd’hui, Micberth (qui fut le premier à
utiliser le terme « nouvelle droite » dans un contexte tout à fait
différent de celui de la « Nouvelle Droite » qui fit la une des médias
dès l’année 1979) publie des centaines de monographies, rédigées par des
érudits du XIXe et du début du XXe,
sur des villages ou de petites villes de France, où l’on retrouve des
trésors oubliées et surtout d’innombrables pistes laissées en jachère.
Enfin, l’exégète des œuvres de Herder, Max Rouché, nous a légué des
introductions bien charpentées à leurs éditions françaises, parus en
édition bilingue chez Aubier-Montaigne.
Irlande, Flandre et Scandinavie
Le
nationalisme irlandais est l’exemple même d’un nationalisme de matrice «
herdérienne ». La figure la plus emblématique de l’« herdérianisation »
du nationalisme irlandais demeure Thomas Davis, né en 1814. Bien qu’il
ait été un protestant d’origine anglo-galloise, son nationalisme
irlandais propose surtout de dépasser les clivages religieux qui
divisent l’Île Verte, et d’abandonner l’utilitarisme, idéologie
dominante en Angleterre au début du XIXe
siècle. Le nationalisme irlandais est donc aussi une révolte contre le
libéralisme utilitariste; l’effacer de l’horizon des peuples est dès
lors la tâche exemplaire qui l’attend, selon Thomas Davis. Écoutons-le :
« L’anglicanisme moderne, c’est-à-dire l’utilitarisme, les idées de
Russell et de Peel ainsi que celles des radicaux, que l’on peut appeler “
yankeeïsme ” ou “ anglichisme ”, se borne à mesurer
la prospérité à l’aune de valeurs échangeables, à mesurer le devoir à
l’aune du gain, à limiter les désirs [de l’homme] aux fringues, à la
bouffe et à la [fausse] respectabilité; cette malédiction [anglichiste]
s’est abattue sur l’Irlande sous le règne des Whigs mais elle est aussi
la malédiction favorite des Tories à la Peel » (cité in D. George Boyce, Nationalism in Ireland, Routledge, London, 1995, 3e
éd.). Comme Thomas Carlyle, Thomas Davis critique l’étranglement mental
des peuples des Îles Britanniques par l’utilitarisme ou la « shop keeper mentality
»; inspiré par les idées du romantisme nationaliste allemand, dérivé de
Herder, il explique à ses compatriotes qu’un peuple, pour se dégager de
la « néo-animalité » utilitariste, doit cesser de se penser non pas
comme un « agglomérat accidentel » de personnes d’origines disparates
habitant sur un territoire donné, mais comme un ensemble non fortuit
d’hommes et de femmes partageant une culture héritée de longue date et
s’exprimant par la littérature, par l’histoire et surtout, par la
langue. Celle-ci est le véhicule de la mémoire historique d’un peuple et
non pas un ensemble accidentel de mots en vrac ne servant qu’à une
communication élémentaire, « utile », comme tente de le faire croire
l’enseignement dévoyé d’aujourd’hui quand il régule de manière
autoritaire (sans en avoir l’air… à grand renfort de justifications
pseudo-pédagogiques boiteuses…) et maladroite (en changeant d’avis à
tour de bras…) l’apprentissage des langues maternelles et des langues
étrangères, réduisant leur étude à des tristes répétitions de banalités
quotidiennes vides de sens. Davis : « La langue qui évolue avec le
peuple est conforme à ses origines; elle décrit son climat, sa
constitution et ses mœurs; elle se mêle inextricablement à son histoire
et à son âme… » (cité par D. G. Boyce, op. cit.).
Catholique, l’Irlande profonde réagit contre la colonisation puritaine, achevée par Cromwell au XVIIe siècle. Le chantre d’un « homo celticus » ou « hibernicus », différent du puritain anglais ou de l’utilitariste du XIXe
siècle, sera indubitablement Padraig Pearse (1879 – 1916). Son
nationalisme mystique vise à faire advenir en terre d’Irlande un homme
non pas « nouveau », fabriqué dans un laboratoire expérimental qui fait
du passé table rase, mais renouant avec des traditions immémoriales,
celles du « Gaël ». Pearse : « Le Gaël n’est pas comme les
autres hommes, la bêche et le métier à tisser, et même l’épée, ne sont
pas pour lui. Mais c’est une destinée plus glorieuse encore que celle de
Rome qui l’attend, plus glorieuse aussi que celle de Dame Britannia: il
doit devenir le sauveur de l’idéalisme dans la vie moderne,
intellectuelle et sociale » (cité in F. S. L. Lyons, Culture and Anarchy in Ireland 1890 – 1939,
Oxford University Press, 1982). Pearse, de parents anglais, se réfère à
la légende du héros païen Cuchulainn, dont la devise était : « Peu me
chaut de ne vivre qu’un seul jour et qu’une seule nuit pourvu que ma
réputation (fama) et mes actes vivent après moi ». Cette
concession d’un catholique fervent au paganisme celtique (du moins au
mythe de Cuchulainn) se double d’un culte de Saint Columcille, le moine
et missionnaire qui appartenait à l’ordre des « Filid » (des
druides après la christianisation) et entendait sauvegarder sous un
travestissement chrétien les mystères antiques et avait exigé des chefs
irlandais de faire construire des établissements pour qu’on puisse y
perpétuer les savoirs disponibles; à ce titre, Columcille, en imposant
la construction d’abbayes-bibliothèques en dur, a sauvé une bonne partie
de l’héritage antique. Pearse : « L’ancien système irlandais, qu’il ait
été païen ou chrétien, possédait, à un degré exceptionnel, la chose la
plus nécessaire à l’éducation : une inspiration adéquate. Columcille
nous a fait entendre ce que pouvait être cette inspiration quand il a
dit : “ Si je meurs, ce sera de l’excès d’amour que je porte en moi, en
tant que Gaël ”. Un amour et un sens du service si excessif qu’il
annihile toute pensée égoïste, cette attitude, c’est reconnaître que
l’on doit tout donner, que l’on doit être toujours prêt à faire le
sacrifice ultime : voilà ce qui a inspiré le héros Cuchulainn et le
saint Columcille; c’est l’inspiration qui a fait de l’un un héros, de
l’autre, un saint » (cité par F. S. L. Lyons, op. cit.). Chez Pearse, le
mysticisme pré-chrétien et la ferveur d’un catholicisme rebelle
fusionnent dans un culte du sang versé. La rose noire, symbole de
l’Irlande humiliée, privée de sa liberté et de son identité, deviendra
rose rouge et vivante, resplendissante, par le sang des héros qui la
coloreront en se sacrifiant pour elle. Cette mystique de la « rose rouge
» était partagée par trois martyrs de l’insurrection des Pâques 1916 :
Pearse lui-même, Thomas MacDonagh et Joseph Plunkett. On peut vraiment
dire que cette vision mystique et poétique a été prémonitoire.
En dépit de son « papisme », l’Irlande embraye donc sur le renouveau celtique, néo-païen, né au Pays de Galles à la fin du XVIIIe, où les « identitaires » gallois de l’époque réaniment la tradition des fêtes populaires de l’Eisteddfod, dont les origines remontent au XIIe
siècle. Plus tard, les réminiscences celtiques se retrouvent chez des
poètes comme Yeats, pourtant de tradition familiale protestante, et
comme Padraig Pearse (que je viens de citer et auquel Jean Mabire a
consacré une monographie), fusillé après le soulèvement de Pâques 1916.
En Flandre, la renaissance d’un nationalisme vernaculaire, le premier
recours conscient aux racines locales et vernaculaires via une
volonté de sauver la langue populaire du naufrage, s’inscrit, dès son
premier balbutiement, dans la tradition des « autres Lumières » , non
pas directement de Herder mais d’une approche « rousseauiste » et «
leibnizienne » (elle reprend — outre l’idée rousseauiste d’émancipation
réinsérée dans une histoire populaire réelle et non pas laissée dans une
empyrée désincarnée — l’idée d’une appartenance oubliée à l’ensemble
des peuples « japhétiques », c’est-à-dire indo-européens, selon Leibniz)
: cette approche est parfaitement décelable dans le manifeste de 1788
rédigé par Jan-Baptist Verlooy avant la « révolution brabançonne » de
1789 (qui contrairement à la révolution de Paris était « intégriste
catholique » et dirigée contre les Lumières des Encyclopédistes).
L’érudition en pays de langues germaniques s’abreuvera à la source
herdérienne, si bien, que l’on peut aussi qualifier le mouvement flamand
de « herdérien ». Il tire également son inspiration du roman historique
écossais (Walter Scott), expression d’une rébellion républicaine
calédonienne, d’inspiration panceltique avant la lettre. En effet,
Hendrik Conscience avait lu Scott, dont le style narratif et romantique
lui servira de modèle pour le type de roman national flamando-belge
qu’il entendait produire, juste avant d’écrire son célèbre Lion des Flandres (De Leeuw van Vlaanderen).
Les Allemands Hoffmann von Fallersleben et Oetker recueilleront des
récits populaires flamands selon la méthode inaugurée par les Frères
Grimm dans le Nord de la Hesse, le long d’une route féérique que l’on
appelle toujours la « Märchenstrasse » (« La route des contes
»). De nos jours encore, il existe toute une érudition flamande qui
repose sur les mêmes principes archéo-généalogiques.
L’idéal de l’Odelsbonde
En
Scandinavie, la démarche archéo-généalogique de Herder fusionne avec
des traditions locales norvégiennes ou danoises (avec Grundvigt, dont
l’itinéraire fascinait Jean Mabire). La tradition politique scandinave,
avec sa survalorisation du paysannat (surtout en Norvège), dérive
directement de postulats similaires, les armées norvégiennes, au service
des monarques suédois ou danois, étant constituées de paysans libres,
sans caste aristocratique distincte du peuple et en marge de lui (au
sens où on l’entendait dans la France de Louis XV, par exemple, quand on
ne tenait pas compte des paysannats libres locaux). L’idéal humain de
la tradition politique norvégienne, jusque chez un Knut Hamsun, est
celui de l’Odelsbonde, du « paysan libre » arcbouté sur son
lopin ingrat, dont il tire librement sa subsistance, sous un climat
d’une dureté cruelle. Les musées d’Oslo exaltent cette figure centrale,
tout en diffusant un ethnopluralisme sainement compris : le même type
d’érudition objective est mis au service des peuples non indo-européens
de l’espace circumpolaire, comme les Sami finno-ougriens.
L’actualité montre que cette double tradition herdérienne et grundvigtienne en Scandinavie, flanquée de l’idéal de l’Odelsbonde demeure vivace et qu’elle peut donner des leçons de véritable démocratie (il faudrait dire : « de laocratie », « laos
» étant le véritable substantif désignant le meilleur du peuple en
langue grecque) à nos démocrates auto-proclamés qui hissent les
catégories les plus abjectes de la population au-dessus du peuple réel,
c’est-à-dire au-dessus des strates positives de la population qui
œuvrent en cultivant le sol, en produisant de leurs mains des biens
nécessaires et de bonne qualité ou en transmettant le savoir ancestral.
Seules ces dernières castes sont incontournables et nécessaires au bon
fonctionnement d’une société. Les autres, celles qui tiennent
aujourd’hui le haut du pavé, sont parasitaires et génèrent des
comportements anti-laocratiques : le peuple d’Islande l’a compris au
cours de ces deux ou trois dernières années; il a flanqué ses banquiers
et les politicards véreux, qui en étaient les instruments, au trou après
la crise de l’automne 2008. Résultat : l’Islande se porte bien. Elle a
redressé la barre et se développe. Les strates parasitaires ont été
matées. Nos pays vont mal : les banquiers et leurs valets politiciens
tirent leur révérence en empochant la manne de leurs « parachutes dorés
». Aucun cul de basse-fosse ne leur sert de logis bien mérité. Dès lors
tout vaut tout et tout est permis (pourquoi faudrait-il désormais
sanctionner l’ado qui pique un portable à l’étal d’un Media-Markt,
si un patapouf comme Dehaene fout le camp après son interminable
cortège de gaffes avec, en son escarcelle, des milliards de
dédommagements non mérités ?). Les principes les plus élémentaires
d’éthique sont foulés aux pieds.
Tradition « herdérienne » dans les pays slaves
Dans les pays slaves, la tradition archéo-généalogique de Herder s’est maintenue tout au long du XIXe
siècle et a même survécu sous les divers régimes communistes, imposés
en 1917 ou en 1945 – 48. Chez les Tchèques, elle a sauvé la langue de
l’abâtardissement mais s’est retournée paradoxalement contre
l’Allemagne, patrie de Herder, et contre l’Autriche-Hongrie. Chez les
Croates et les Serbes, elle a toujours manifesté sa présence, au grand
dam des éradicateurs contemporains; en effet, les porteurs de l’idéal
folciste sud-slave ont été vilipendés par Alain Finkelkraut lors de la
crise yougoslave du début des années 90 du XXe
siècle, sous prétexte que ces érudits et historiens auraient justifié à
l’avance les « épurations ethniques » du récent conflit
inter-yougoslave, alors que le journaliste et slaviste israélite
autrichien Wolfgang Libal considérait dans son livre Die Serben,
publié au même moment, que ces figures, vouées aux gémonies par
Finkelkraut et les autres maniaques parisiens du « politiquement correct
» et du « prêt-à-penser », étaient des érudits hors pair et des apôtres
de la libération laocratique de leurs peuples, notamment face à
l’arbitraire ottoman… Vous avez dit « bricolage médiatique » ? En
Russie, l’héritage de Herder a donné les slavophiles ou « narodniki
», dont la tradition est demeurée intacte aujourd’hui, en dépit des
sept décennies de communisme. Des auteurs contemporains comme Valentin
Raspoutine ou Alexandre Soljénitsyne en sont tributaires. Le travail de
nos amis Ivanov, Avdeev et Toulaev également.
En
Bretagne, le réveil celtique, après 1918, s’inscrit dans le sillage du
celtisme irlandais et de toutes les tentatives de créer un mouvement
panceltique pour le bien des « Six Nations » (Irlandais, Gallois,
Gaéliques écossais, Manxois, Corniques et Bretons), un panceltisme
dûment appuyé, dès le lendemain de la défaite allemande de 1945, par le
nouvel État irlandais dominé par le Fianna Fail d’Eamon de
Valera et par le ministre irlandais Sean MacBride, fils d’un fusillé de
1916. La tradition archéo-généalogique de Herder, d’où dérive l’idéal de
« patrie charnelle » et le rejet de tous les mécanismes
anti-laocratiques visant à infliger aux peuples une domination abstraite
sous un masque « démocratique » ou non, est immensément riche en
diversités. Sa richesse est même infinie. Tout mouvement identitaire,
impliquant le retour à la terre et au peuple, aux facteurs sang et sol
de la méthode historique d’Hyppolite Taine, à l’agonalité entre «
paroles diverses » (Lyotard), est un avatar de cette immense planète de
la pensée, toute tissée d’érudition. Si un Jean Haudry explore la
tradition indo-européenne et son émergence à l’ère proto-historique, si
un Pierre Vial exalte les œuvres de Jean Giono ou d’Henri Vincenot ou si
un Jean Mabire évoque une quantité impressionnante d’auteurs liés à
leurs terres ou chante la geste des « éveilleurs de peuple », ils sont
des disciples de Herder et des chantres des patries charnelles. Ils ne
cherchent pas les fondements du politique dans des idées figées et
toutes faites ni n’inscrivent leurs démarches dans une métapolitique «
aggiornamenté », qui se voudrait aussi une culture du « débat », un «
autre débat » peut-être, mais qui ne sera jamais qu’une sorte d’ersatz plus ou moins « droitisé », vaguement infléchi de quelques misérables degrés vers une droite de conviction, un ersatz
à coup sûr parisianisé de ces « palabres rationnels » de Habermas qui
ont tant envahi nos médias, nos hémicycles politiques, nos innombrables
commissions qui ne résolvent rien.
Robert Steuckers http://www.europemaxima.com/
• Avec la nostalgie du « Grand Lothier », Forest-Flotzenberg et Nancy, mars 2012.
• Conférence prononcée à Nancy, à la tribune de Terre & Peuple- Lorraine, le 10 mars 2012.
• D’abord mis en ligne sur Euro-Synergies, le 5 mars 2013.
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