Constantes et changements dans l’histoire des conflits, bref essai
de typologie des déterminants de conflits – par Aymeric Chauprade.
Premier chapitre de l’analyse publiée dans Déterminants des conflits et nouvelles formes de prévention (Bruylant, 2013, sous la dir. de S.E. Jean-Pierre Vettovaglia).
Introduction
L’un des mérites de la recherche historique est d’avoir démonté tous
les modèles explicatifs simples de l’histoire des crises et des
conflits. Il s’agit d’emblée de repousser la causalité unique et
systématique. Comme le disait Bossuet : « le plus grand dérèglement de
l’esprit consiste à voir les choses telles qu’on le veut et non pas
telles qu’elles sont ». Si l’idéologie règne en maîtresse incontestée
entre 1945 et 1990 dans l’étude des relations internationales
conflictuelles, la géopolitique et ses permanences ont, depuis, regagné
leur place. Dans ce chapitre introductif de la partie théorique de cet
ouvrage, nous tenterons de passer en revue les déterminismes de la
géopolitique physique et humaine (persistance de constantes) qui ne
constituent pas en soi des sources de conflits mais qui peuvent le
devenir au gré des circonstances.
Nous cherchons à participer à ce que Fernand Braudel appelle le
nécessaire « rassemblement des sciences sociales » en vue de nous
approcher de la vérité, par la convergence des savoirs. Pour parvenir à
se rapprocher de la vérité des causes et de la compréhension du réel,
dans leur complexité propre, toutes les sciences sociales doivent en
effet être tour à tour auxiliaires les unes des autres.
Nous voulons poser comme hypothèse le rejet de tous les modèles
d’explication monocausale du monde et considérer que la tentative
d’explication d’un conflit contemporain intègre nécessairement la prise
en compte d’une multiplicité de facteurs et de paramètres. Car si les
causes des conflits sont profondes et donc anciennes, il faut être
capable d’aller à leur recherche jusque dans des temps reculés et il
faut les suivre à travers les siècles pour souligner la récurrence de
leurs effets. La recherche des déterminants des conflits est donc un
aller retour permanent sur l’échelle du temps avec des stations courtes
mais aussi des projections dans le passé (causalité continue/causalité
discontinue). En un mot, il va s’agir d’observer la réalité dans sa
diversité et sa complexité puis d’isoler les facteurs explicatifs de
conflits en soulignant à chaque fois l’insuffisance des explications
monocausales et réductrices d’une part et d’autre part la nécessité de
relier les facteurs entre eux pour progresser dans la compréhension des
conflits. Notre tableau sera évidemment incomplet car comment rendre
compte de l’immense richesse et complexité identitaire du monde ?
L’addition des facteurs ne suffit d’ailleurs pas : encore faut-il
savoir les hiérarchiser selon l’originalité propre de chaque conflit
étudié.
Chapitre I Permanence de la carte, premier déterminisme
1.1 L’enclavement
La situation d’enclavement est d’une importance majeure car elle est à
l’origine de nombreux chocs entre les peuples. Un État enclavé n’a pas
d’accès maritime direct. Il peut disposer d’accès fluviaux mais leur
navigabilité est soumise au passage chez les voisins. Ses communications
économiques avec le monde dépendent des relations politiques avec les
voisins. La voie aérienne contribue à dédramatiser la situation
d’enclavement mais la solution est mineure par rapport au handicap.
L’enclavement entraîne souvent une situation de dépendance à l’égard
des voisins. L’ambition première d’un tel état est de sortir de
l’enclavement. Cette situation provoque souvent des contentieux sérieux
avec les États du voisinage. Il en existe une quarantaine dans le monde
dont le Laos, la Serbie, le Kosovo, le Lesotho, le Burkina Faso, le
Mali, le Niger, la RDC (avec seulement une quarantaine de km de côtes
sur la façade atlantique), la Centrafrique, le Rwanda, le Burundi,
l’Éthiopie, etc. Un exemple de tentative de désenclavement océanique en
Afrique du Nord est celui de l’Algérie qui soutient le Front Polisario
dans le Sahara occidental pour s’ouvrir une façade atlantique. On peut
aussi signaler les « poussées vers les mers chaudes » de la Syrie à
travers le Liban, de l’Irak à travers le Koweït et de l’Ethiopie à
travers l’Erythrée et la Somalie tout en se rappelant du « Grand jeu »
entre la Russie et l’Angleterre au XIXème siècle, et entre la Russie et les États-Unis au XXème.
L’enclavement est une situation objective du point de vue territorial
et un sentiment subjectif qui peut agir de manière déterminante sur
les comportements politiques des peuples se représentant comme enclavés
et vivant un véritable complexe d’obsidionalité. On se sent enclavé et
assiégé. Ce sentiment d’étouffement détermine des velléités de poussées
souvent déstabilisantes pour les États voisins (Moldavie, Gibraltar,
etc).
1.2 L’insularité
Il existe de nombreuses situations de partage d’une île. Il est rare
que dans ces circonstances il n’y ait pas refus par l’un des États
considérés de la partition de l’île et revendication de l’unité
insulaire à son profit (nationalisme irlandais, partage de l’île de
Chypre condamnée par les Nations Unies, les îles Hanish du Yémen,
l’unité comorienne remise en cause par les séparatisme îliens, celui
d’Anjouan et de Mohélie en particulier, l’insatisfaction mauricienne de
son héritage insulaire)
1.3 Topologie, nature du relief
La topologie a contribué à forger historiquement le rapport et la
représentation entre les États et les peuples, rapport et représentation
sur lesquelles nous vivons encore largement malgré les progrès de la
technique qui diminuent la fonction séparatrice de mers et de déserts et
donc la diminution de la pertinence des obstacles naturels. Dans les
pays en développement, l’obstacle naturel continue de modeler les
rapports entre États voisins. De nombreux espaces vides, comme les
déserts, et nombre de régions forestières ou montagneuses restent
éloignées des phénomènes d’accroissements mondiaux des flux. La
topologie reste stratégiquement une réalité incontournable.
Espace vide, le désert est souvent représenté comme une zone de
séparation entre aires distinctes voire comme une zone d’affrontement.
Le Sahara est une zone de séparation et d’affrontement entre l’Afrique
du Nord et l’Afrique noire. Parmi les dix États construits sur des
étendues sahariennes – six sont arabes et quatre appartiennent à
l’Afrique noire – ceux qui se trouvent sur les franges du Sahara comme
le Mali et le Niger sont bâtis sur une opposition Nord-Sud. Les pasteurs
nomades arabisés s’y opposent aux populations africaines. D’une manière
générale, l’Afrique noire est soumise à la poussée historique des
populations maghrébines et islamisées à travers le Sahara. Un tropisme
sahélien pousse l’ensemble des pays du Maghreb – Mauritanie, Algérie,
Maroc et Tunisie – vers l’Afrique selon des lignes de pénétration très
anciennes et qui correspondent notamment aux poussées de l’islam dans
la profondeur du continent africain, le long des routes de l’or.[1]
Par nature extensif, le désert nourrit des forces de poussée. Ce
caractère inhérent aux étendues désertiques est en contradiction avec
l’idée de fixation des frontières et constitue donc un facteur de
conflictualité. Il est difficile de matérialiser les frontières sur
l’espace fluctuant des vides spatiaux et lorsque deux États se
rencontrent dans le désert, un conflit peut facilement apparaître
(frontières récentes du Sahara, ex-Sahara espagnol)[2].
En de nombreux points de la planète, des peuples s’affrontent encore
pour le contrôle d’espaces désertiques qui ne sont pas nécessairement
riches en pétrole, en gaz ou en matières premières. Des hommes se
battent pour la maîtrise de l’étendue. A l’heure où nombre d’analyses
soulignent la primauté absolue des causes socio-économiques dans les
dynamiques d’affrontement, les « ambitions désertiques ou steppiques »
appellent à méditer sur la place centrale qu’occupe encore aujourd’hui
le territoire dans l’origine des dynamiques conflictuelles. Le « désir
de territoire », dont François Thual a décortiqué les mécanismes[3], reste une donnée fondamentale du monde contemporain.
Un lac peut être international s’il est placé sur la frontière de
deux ou plusieurs États. Certains États de l’Afrique des Grands Lacs
sont ainsi construits suivant une logique d’accès à un lac et se
partagent celui-ci avec d’autres États. Lorsqu’un lac est une frontière,
il est aussi un bassin commun de ressources – eau douce,
hydro-électricité, pêche, irrigation – qui peut susciter bien des
convoitises communes et des difficultés dans le partage. La formation
territoriale de l’État du Niger est issue d’un compromis entre les
colonisateurs français et anglais qui portait sur le contrôle du fleuve
Niger.
La montagne a ses peuples aux rudes identités qui s’opposent souvent à
ceux des plaines plus conquérants. Dans cette opposition à la
domination d’une ethnie ou d’une religion, ou bien des deux à la fois,
la montagne a été le refuge des minorités et des hérésies. Le monde
arabe de la montagne a en fait largement résisté à la bédouinisation
turque, contrairement aux montagnes d’Asie Mineure et des Balkans.
L’Atlas saharien d’Algérie, le Haut Atlas marocain, les Aurès d’Afrique
du Nord, les massifs du Yémen, d’Oman, les monts du Liban, la montagne
alaouite de Syrie, ont, d’une manière ou d’une autre résisté à la
domination de la plaine, soit en conservant leurs modes de vie, soit en
accueillant des populations de la plaine fuyant la domination turque
sunnite.
L’interaction de la climatologie et de la topologie n’est plus à
démontrer. Au climat sont associés des conditions de vie plus ou moins
favorables pour l’homme et son développement. Ces conditions peuvent
être des déterminants de conflits[4]
dans la mesure par exemple où la chaleur insupportable, les maladies,
peuvent provoquer des migrations de populations ou les empêcher comme la
mouche tsé-tsé a longtemps arrêté les pasteurs peuls musulmans venus du
Nord et par la même occasion la pénétration de l’Islam vers l’intérieur
de l’Afrique noire.
La question du changement de climat n’est pas nouvelle et il existe
de nombreux exemples de changements climatiques qui eurent des
conséquences importantes sur les sociétés humaines. Fernand Braudel pose
très tôt la question du changement climatique dans ses conséquences sur
les modes de vie des sociétés humaines.[5]
La géographie physique constitue la donnée constante qui fonde la
continuité de la politique des États. C’est la raison pour laquelle la
géopolitique accorde la primauté aux caractéristiques d’enclavement,
d’insularité, aux données du relief (montagne, désert) qui sont
elles-mêmes indissociables des données climatiques pour expliquer des
comportements nationaux, régionaux ou internationaux et des ambitions
avouées ou inavouées, potentiellement sources de conflit. C’est le
premier déterminisme géopolitique.
Aymeric Chauprade
[1] F. Maurette, « Afrique équatoriale orientale et australe », in Géographie universelle, XII
[2] A. Chauprade et F. Thual, « Dictionnaire de géopolitique », 2e éd., Paris, Ellipses, 1999, article Maroc
[3] F. Thual, « Le désir de territoire », Paris, Ellipses, 1999
[4] D.S. Landes, « Richesse et pauvreté des Nations », Paris, Albin Michel, 1998, p.30
[5] F. Braudel, « Ecrits sur l’histoire », rééd. Paris, Flammarion, 1984, coll. « Champs », p. 169
[2] A. Chauprade et F. Thual, « Dictionnaire de géopolitique », 2e éd., Paris, Ellipses, 1999, article Maroc
[3] F. Thual, « Le désir de territoire », Paris, Ellipses, 1999
[4] D.S. Landes, « Richesse et pauvreté des Nations », Paris, Albin Michel, 1998, p.30
[5] F. Braudel, « Ecrits sur l’histoire », rééd. Paris, Flammarion, 1984, coll. « Champs », p. 169
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