jeudi 26 décembre 2013

Constantes et changements dans l’histoire des conflits

Constantes et changements dans l’histoire des conflits, bref essai de typologie des déterminants de conflits – par Aymeric Chauprade. Premier chapitre de l’analyse publiée dans Déterminants des conflits et nouvelles formes de prévention (Bruylant, 2013, sous la dir. de S.E. Jean-Pierre Vettovaglia).
Introduction
L’un des mérites de la recherche historique est d’avoir démonté tous les modèles explicatifs simples de l’histoire des crises et des conflits. Il s’agit d’emblée de repousser la causalité unique et systématique. Comme le disait Bossuet : « le plus grand dérèglement de l’esprit consiste à voir les choses telles qu’on le veut et non pas telles qu’elles sont ». Si l’idéologie règne en maîtresse incontestée entre 1945 et 1990 dans l’étude des relations internationales conflictuelles, la géopolitique et ses permanences ont, depuis, regagné leur place. Dans ce chapitre introductif de la partie théorique de cet ouvrage, nous tenterons de passer en revue les déterminismes de la géopolitique physique et humaine (persistance de constantes) qui ne constituent pas en soi des sources de conflits mais qui peuvent le devenir au gré des circonstances.
Nous cherchons à participer à ce que Fernand Braudel appelle le nécessaire « rassemblement des sciences sociales » en vue de nous approcher de la vérité, par la convergence des savoirs. Pour parvenir à se rapprocher de la vérité des causes et de la compréhension du réel, dans leur complexité propre, toutes les sciences sociales doivent en effet  être tour à tour auxiliaires les unes des autres.
Nous voulons poser comme hypothèse le rejet de tous les modèles d’explication monocausale du monde et considérer que la tentative d’explication d’un conflit contemporain intègre nécessairement  la prise en compte d’une multiplicité de facteurs et de paramètres. Car si les causes des conflits sont profondes et donc anciennes, il faut être capable d’aller à leur recherche jusque dans des temps reculés et il faut les suivre à travers les siècles pour souligner la récurrence de leurs effets. La recherche des déterminants des conflits est donc un aller retour permanent sur l’échelle du temps avec des stations courtes mais aussi des projections dans le passé (causalité continue/causalité discontinue). En un mot, il va s’agir d’observer la réalité dans sa diversité et sa complexité puis d’isoler les facteurs  explicatifs de conflits en soulignant à chaque fois l’insuffisance des explications monocausales et réductrices d’une part et d’autre part la nécessité de relier les facteurs entre eux pour progresser dans la compréhension des conflits. Notre tableau sera évidemment incomplet car comment rendre compte de l’immense richesse et complexité identitaire du monde ?
L’addition des facteurs ne suffit d’ailleurs pas : encore faut-il savoir les hiérarchiser selon l’originalité propre de chaque conflit étudié.
Chapitre I  Permanence de la carte, premier déterminisme
1.1     L’enclavement
La situation d’enclavement est d’une importance majeure car elle est à l’origine de nombreux chocs entre les peuples. Un État enclavé n’a pas d’accès maritime direct. Il peut disposer d’accès fluviaux mais leur navigabilité est soumise au passage chez les voisins. Ses communications économiques  avec le monde dépendent des relations politiques avec les voisins. La voie aérienne contribue à dédramatiser la situation d’enclavement mais la solution est mineure par rapport au handicap. L’enclavement entraîne souvent une situation de dépendance  à l’égard des voisins. L’ambition première d’un tel état est de sortir de l’enclavement. Cette situation provoque souvent des contentieux sérieux avec les États du voisinage. Il en existe une quarantaine dans le monde dont  le  Laos, la Serbie, le Kosovo, le Lesotho, le Burkina Faso, le Mali, le Niger, la RDC (avec seulement une quarantaine de km de côtes sur la façade atlantique), la Centrafrique, le Rwanda, le Burundi, l’Éthiopie, etc. Un exemple de tentative de désenclavement océanique en Afrique du Nord est celui de l’Algérie qui soutient le Front Polisario dans le Sahara occidental pour s’ouvrir une façade atlantique. On peut aussi signaler les « poussées vers les mers chaudes » de la Syrie à travers le Liban, de l’Irak à travers le Koweït et de l’Ethiopie à travers l’Erythrée et la Somalie tout en se rappelant du « Grand jeu » entre la Russie et l’Angleterre au XIXème siècle, et entre la Russie et les États-Unis au XXème.
L’enclavement est une situation objective du point de vue territorial et un sentiment subjectif qui peut agir de manière déterminante  sur les comportements politiques des peuples se représentant comme enclavés et vivant un véritable complexe d’obsidionalité. On se sent enclavé et assiégé. Ce sentiment d’étouffement  détermine des velléités de poussées souvent déstabilisantes pour les États voisins (Moldavie, Gibraltar, etc).

1.2     L’insularité
Il existe de nombreuses situations de partage d’une île. Il est rare que dans ces circonstances il n’y ait pas refus par l’un des États considérés de la partition de l’île et revendication de l’unité insulaire à son profit (nationalisme irlandais, partage de l’île de Chypre condamnée par les Nations Unies, les îles Hanish du Yémen, l’unité comorienne remise en cause par les séparatisme îliens, celui d’Anjouan et de Mohélie en particulier, l’insatisfaction mauricienne de son héritage insulaire)
1.3     Topologie, nature du relief
La topologie a contribué à forger historiquement le rapport et la représentation entre les États et les peuples, rapport et représentation sur lesquelles nous vivons encore largement malgré les progrès de la technique qui diminuent la fonction séparatrice de mers et de déserts et donc la diminution de la pertinence des obstacles naturels. Dans les pays en développement, l’obstacle naturel continue de modeler les rapports  entre États voisins. De nombreux espaces vides, comme les déserts, et nombre de régions forestières ou montagneuses restent éloignées des phénomènes d’accroissements mondiaux des flux. La topologie reste stratégiquement une réalité incontournable.
Espace vide, le désert est souvent représenté comme une zone de séparation entre aires distinctes voire comme une zone d’affrontement. Le Sahara est une zone de séparation et d’affrontement entre l’Afrique du Nord et l’Afrique noire. Parmi les dix États  construits sur des étendues sahariennes – six sont arabes et quatre appartiennent à l’Afrique noire – ceux qui se trouvent sur les franges du Sahara comme le Mali et le Niger sont bâtis sur une opposition Nord-Sud. Les pasteurs nomades arabisés s’y opposent aux populations africaines. D’une manière générale, l’Afrique noire est soumise à la poussée historique  des populations maghrébines et islamisées à travers le Sahara. Un tropisme sahélien pousse l’ensemble des pays du Maghreb – Mauritanie, Algérie, Maroc et Tunisie – vers l’Afrique selon des lignes de pénétration très anciennes  et qui correspondent notamment  aux poussées de l’islam dans la profondeur du continent africain, le long des routes de l’or.[1]
Par nature extensif, le désert nourrit des forces de poussée. Ce caractère inhérent aux étendues désertiques est en contradiction avec l’idée de fixation des frontières et constitue donc un facteur de conflictualité. Il est difficile de matérialiser les frontières sur l’espace fluctuant des vides spatiaux et lorsque deux États se rencontrent  dans le désert, un conflit peut facilement apparaître (frontières récentes du Sahara, ex-Sahara espagnol)[2].
En de nombreux points de la planète, des peuples s’affrontent encore pour le contrôle d’espaces désertiques qui ne sont pas nécessairement riches en pétrole, en gaz ou en matières premières. Des hommes se battent pour la maîtrise de l’étendue. A l’heure où nombre d’analyses soulignent la primauté absolue des causes socio-économiques dans les dynamiques d’affrontement, les « ambitions désertiques ou steppiques » appellent à méditer sur la place centrale qu’occupe encore aujourd’hui le territoire dans l’origine des dynamiques conflictuelles. Le « désir de territoire », dont François Thual a décortiqué les mécanismes[3], reste une donnée fondamentale du monde contemporain.
Un lac peut être international s’il est placé sur la frontière de deux ou plusieurs États. Certains États de l’Afrique des Grands Lacs sont ainsi construits suivant une logique d’accès à un lac et se partagent celui-ci avec d’autres États. Lorsqu’un lac est une frontière, il est aussi un bassin commun de ressources – eau douce, hydro-électricité, pêche, irrigation – qui peut susciter bien des convoitises communes et des difficultés dans le partage. La formation territoriale de l’État du Niger est issue d’un compromis entre les colonisateurs français et anglais qui portait sur le contrôle du fleuve Niger.
La montagne a ses peuples aux rudes identités qui s’opposent souvent à ceux des plaines plus conquérants. Dans cette opposition à la domination d’une ethnie  ou d’une religion, ou bien des deux à la fois, la montagne a été le refuge des minorités et des hérésies. Le monde arabe de la montagne a en fait largement résisté à la bédouinisation turque, contrairement aux montagnes d’Asie Mineure et des Balkans. L’Atlas saharien d’Algérie, le Haut Atlas marocain, les Aurès d’Afrique du Nord, les massifs du Yémen, d’Oman, les monts du Liban, la montagne alaouite de Syrie, ont, d’une manière ou d’une autre  résisté à la domination de la plaine, soit en conservant leurs modes de vie, soit en accueillant des populations de la plaine  fuyant la domination turque sunnite.
L’interaction de la climatologie  et de la topologie n’est plus à démontrer. Au climat sont associés des conditions de vie plus ou moins favorables  pour l’homme et son développement. Ces conditions peuvent être des déterminants de conflits[4] dans la mesure par exemple où la chaleur insupportable, les maladies, peuvent provoquer des migrations de populations ou les empêcher comme la mouche tsé-tsé a longtemps arrêté les pasteurs peuls musulmans venus du Nord et par la même occasion la pénétration de l’Islam vers l’intérieur de l’Afrique noire.
La question du changement de climat n’est pas nouvelle et il existe de nombreux exemples de changements climatiques qui eurent des conséquences importantes sur les sociétés humaines. Fernand Braudel pose très tôt la question du changement climatique dans ses conséquences sur les modes de vie des sociétés humaines.[5]
La géographie physique constitue la donnée constante qui fonde la continuité de la politique des États. C’est la raison pour laquelle la géopolitique accorde la primauté aux caractéristiques d’enclavement, d’insularité, aux données du relief (montagne, désert)  qui sont elles-mêmes indissociables des données climatiques pour expliquer des comportements nationaux, régionaux ou internationaux et des ambitions avouées ou inavouées, potentiellement sources de conflit. C’est le premier déterminisme géopolitique.
Aymeric Chauprade
[1] F. Maurette, « Afrique équatoriale orientale et australe », in Géographie universelle, XII
[2] A. Chauprade et F. Thual, « Dictionnaire de géopolitique », 2e éd., Paris, Ellipses, 1999, article Maroc
[3] F. Thual, « Le désir de territoire », Paris, Ellipses, 1999
[4] D.S. Landes, « Richesse et pauvreté des Nations », Paris, Albin Michel, 1998, p.30
[5] F. Braudel, « Ecrits sur l’histoire », rééd. Paris, Flammarion, 1984, coll. « Champs », p. 169

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