Partie II – Le populisme ancien et l'invention du discours public (suite)
Première synthèse
Hétimasie, au peuple de Dieu le règne d'un trône vide
Depuis l'époque hellénistique, le rôle de la parole publique avait diminué et fut investi par une demande relevant plutôt du domaine privé et des besoins individuels. Peu à peu, l'appartenance à une communauté politique fut reléguée au second plan : les solidarités claniques et les tractations entre grandes familles tenaient lieu d'organisation publique. Puis de manière définitive avec l'évangélisation et le déclin des institutions civiques, la prière devint le pivot central du rassemblement public, où le discours s'adresse à soi-même et doit exprimer une volonté intérieure, qui se transcende elle-même par rapport à un monde futur au-delà.
Le populisme gréco-romain avait pour cadres la cité, la république puis l'empire. Pour le populisme messianique c'était le rattachement direct à l'ordre céleste, tout en se réappropriant certaines méthodes utilisées par leurs prédécesseurs. L'ancien maillage institutionnel des cités et des administrations impériales fut progressivement investi par les structures de l'Église. La concordia ordinum autrefois désirée par Cicéron était sur le point de se réaliser grâce à la mainmise des prêtres sur l'idéologie impériale. La fusion synthétique des deux populismes, le césaropapisme, trouva sa forme la plus achevée à Byzance sous le règne de l'empereur Justinien (527-565), qui a assuré la transmission de la plus grande compilation de droit romain aujourd'hui connue : le Corpus juris civilis.
Mais dans la partie occidentale de l'Empire qui s'effondra à la fin du Vème siècle, cette synthèse entre les pouvoirs temporels et spirituels, mélangeant le populisme gréco-romain avec le messianisme, fut une opération bien plus complexe – dont la résolution n'arriva qu'avec la construction des États-nations modernes. Contrastant avec le césaropapisme des empereurs byzantins, en Italie cette synthèse était plutôt symbolisée par l'hétimasie, la représentation d'un trône vacant en attendant le retour triomphal et glorieux du Christ à la fin des temps (parousie). Figurant sur l'arc triomphal de la basilique Sainte-Marie-Majeure à Rome et sous les coupoles des baptistères à Ravenne (dernière capitale de l'Empire d'Occident), le trône vide soulignait la majesté suprême du Christ, en ces temps d'invasions où un roi en chassait un autre régulièrement. Par ailleurs, dans les synagogues un fauteuil vide est réservé pour le retour du prophète Élie juste avant le jugement dernier, mais sans les insignes témoignant d'un pouvoir royal.
Le trône du roi-prêtre encore vacant, des guerriers usurpateurs sillonnaient l'Empire et se renversaient les uns les autres. L'Église se divisait elle-même à son tour : arianisme, nestorianisme, monophysisme... Une nouvelle fois, la dispersion en différentes communautés mystiques traduisait une mutation politique de fond qui menaçait l'intégrité du culte et prédisait la fin des temps. Chaque pontife se sentait à bon droit de définir sa propre vision de la divinité et de l'imposer aux autres. Maintenant, le clergé était partie prenante dans des affaires politiques bien éloignées de sa vocation.
L'incarnation humaine de Dieu vivait bel et bien, mais se manifestait par l'absence. Tous les faux-rois qui passaient et se succédaient pouvaient toujours tenter de s'en réclamer et d'appeler à son retour, car nulle présence divine serait venue sanctifier l'un d'entre eux. Même si le rituel de l'onction revint à la fin du VIIème siècle dans l'Espagne wisigothique avec le sacre du roi Wamba ( 633 - 688), il n'existait plus qu'un seul roi véritable, le Christ ressuscité dont la voix exhortait les peuples à accomplir un projet messianique universel, au-delà de la sphère politique et de l'histoire elle-même.
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