lundi 3 février 2020

Entretien avec Jean Mabire

Jean Mabire a lui aussi apporté sa contribution à l’ouvrage Aux sources de la Droite, dans lequel il a plus particulièrement traité des droites face à l’Europe. dans cet entretien, comme avec Guyot-Jannin d’ailleurs, il n’a esquivé aucune question. percutant et lucide à la fois, ses analyses méritent d'être très sérieusement méditées…
Réfléchir & Agir : Quelle est l'opportunité aujourd'hui de redonner un nouveau corpus doctrinal à la droite ?
Jean Mabire : Ça commence mal par remploi des deux mots les plus piégés du vocabulaire actuel droite et gauche. Cette notion, totalement hémiplégique, ne doit rien signifier pour nous.
Le clivage ne se situe pas entre droite et gauche mais entre ceux qui acceptent « le système » et ceux qui le refusent. La gauche, qui a du mal à rester plurielle, comme la droite qui renâcle à faire son unité, sont les deux faces d'une même adhésion à la société actuelle, avec en fond de tableau la mondialisation, c'est à dire le cosmopolitisme et le primat absolu des « valeurs » marchandes aboutissant au seul critère économique.
Revendiquer, par exemple, le terme de nouvelle droite est peut-être une rupture avec la vieille droite, mais semble une adhésion informelle à une Droite globale qui ne se définit que par rapport à une Gauche tout aussi fantasmatique.
En employant le mot droite, on espère sans doute devenir convenable et se faire admettre par le monde politique actuel. Ceux qui tentent cette manœuvre sont voués à la récupération (mais ceux qui la refusent, notamment avec le fameux slogan « ni droite ni gauche » sont voués à l'isolement).
Les gauchistes l'ont bien compris, à l'inverse du PC qui n'a rien gagné à se vouloir convenable.
C'est un vieux problème qui marque peut-être le point de rupture entre Le Pen et Mégret. Le succès du Front est sans doute venu de sa « diabolisation » et de son aptitude à récupérer les contestataires, venus de la droite comme de la gauche. On peut se demander combien d'anciens électeurs FN se retrouvent aujourd'hui dans l'ultra-gauche, après avoir contribué à porter l'extrême droite à 15 % ou même davantage.

R&A   Le doctrinal s'opposerait-il à l'électoral ?
J. M. Il faut d'abord poser un principe évident il y a une opposition intrinsèque entre ce qui est « doctrinal » et ce qui est électoral.
Le relatif mais indéniable succès du FN se situait dans son aptitude à opérer un vaste rassemblement, ce qui impliquait d'éviter tout affinage doctrinal. Ainsi on a pu assister quand la mayonnaise prenait, à la rencontre des conservateurs et des révolutionnaires, des chrétiens et des païens, et même des souverainistes et des Européens, au nom de ce qu'on a appelé le « compromis national ». Un parti politique qui aspire à faire le maximum de voix ne peut-être qu'un fourre-tout. Cela impose, pour servir de ciment, de recourir à des idées simples. Le refus de l'immigration massive a rempli son office en ce domaine tandis que l'hostilité de l'établissement politique et du monde médiatique incitait les « réprouvés » à serrer les rangs, malgré leurs profondes divergences. C'est paradoxalement, la diabolisation qui rendait le FN indestructible de l'extérieur. Il l'a été de l'intérieur quand certains ont cru qu'on pouvait doubler le nombre de voix en devenant convenable. Les faits ont montré l'erreur de ce calcul et finalement le vieux « canal historique » résiste mieux à chaque élection que le courant moderno-novateur de ceux qui voudraient se débarrasser d'une étiquette encombrante et d'une réputation sulfureuse.
Conserver des positions n'est cependant pas conquérir des objectifs, d'autant que la somme des deux tronçons du serpent n'atteint pas, loin de là, le total des voix de naguère. Ce qui a manqué au Front, ce n'est pas tant une doctrine qu'une organisation et une stratégie. Et il n'est pas certain que la machine à fabriquer des élus régionaux ou municipaux soit le meilleur moyen de dynamiser un appareil où les parlementaires et les militants avaient parfois l'impression de ne pas faire partie du même monde.
Il est indispensable, après l'échec ou le semi-échec d'une entreprise de cette envergure, de réfléchir aux limites du combat électoral, tout en se gardant des illusions de la seule réflexion doctrinale.
Par sa nature même, un grand parti politique est antinomique avec toute entreprise métapolitique. Le travail d'éducation, de formation, de réflexion est incompatible avec la mise sur pied d'une moissonneuse à engranger des voix comme des épis mûrs.
Soyons lucides tout approfondissement doctrinal aurait abouti (bien avant la scission) à l'éclatement du Front.
Ce ne sont pas, dans cette perspective, les idées qui ont manqué mais la discipline, le « dressage », la cohésion. Plus l'idéologie était vague, plus le noyau devait être dur
R&A : Le pire échec n'est-il pas celui de la presse ?
J. M. Ces considérations n'empêchent certes pas les uns et les autres que tente encore l'activisme politique de militer au FN ou au MNR ou ailleurs ou bien d'être seulement ce qu'on nomme des « compagnons de route », prêts à telle ou telle opération ponctuelle.
Mais le travail doctrinal ne devait et ne pouvait se faire qu'en dehors de l'engagement politique.
Que le FN s'essouffle à conserver ses positions ou que le MNR ne parvienne pas à déboucher est peut-être finalement moins grave que la disparition du Choc du Mois ou du Français (sans avoir même tenté de créer, entre le mensuel et le quotidien, un hebdomadaire du même esprit, c'est-à-dire indépendant, combatif, moderne, intelligent et libre).
Et ne parlons même pas de quelque trimestriel d'élaboration doctrinale (qui n'est pas et ne doit pas être une sorte de magazine ou de catalogue), mais une « revue » au besoin austère, comme le fut naguère Défense de l'Occident ou la trop éphémère et trop méconnue Réaction.
Les dirigeants politiques ont toujours considéré qu'il était normal d'engloutir des sommes importantes dans des opérations électorales, mais que toute entreprise de presse (sans publicité de surcroit) a besoin d'un minimum d'argent pour exister.
Ceux qui croyaient qu'il pouvait en être autrement étaient bien naïfs. La réflexion doctrinale ne rapporte pas des voix. Elle en fait perdre !
Cela ne veut pas dire qu'il faille aujourd'hui négliger cette activité mais il faut savoir qu'elle est et restera longtemps incompatible avec une action politique directe et aussi qu'elle aura toujours du mal à se survivre financièrement.
R&A Peut-il encore y avoir une porte de sortie pour « le camp identitaire » ?
J. M. Je ne suis certes pas « maurrassien », mais le vieux bretteur de l'Action Française avait raison quand il déclarait je cite de mémoire qu'en politique « le désespoir est une sottise absolue ».
On trouve, bien entendu, des explications après coup, mais, sur l'instant, certains événements tiennent de ce qui ressemble fort a un miracle. La réunification de l'Allemagne, par exemple, prélude indispensable à l'unification européenne. Qui y aurait cru quelques mois auparavant ? Et que les accords de Yalta ne soient plus qu'une curiosité historique ? La victoire sans guerre de l'Amérique, unique super-puissance (pour le moment) était inconcevable quand tournait le premier «spoutnik» soviétique. Qui aurait imaginé que la mondialisation provoquerait le réveil des peuples, que la primauté absolue de l'économique aboutirait à une renaissance du spirituel, malgré l'aspect caricatural de l'actuel New-age ?
Donc, il y a toujours une « porte de sortie », pour reprendre la formule de votre question. Je pense qu'elle doit être positive avant d'être négative. Je m'explique. Certains imaginent que l'Europe se fera contre une menace extérieure. L'islam, par exemple. Je pense que cette réaction sera impossible sans au préalable une prise de conscience identitaire. L'Europe, avec tous ses peuples, devra d'abord être pour elle même et pour eux-mêmes, avant d'être contre ce qui leur est étranger et/ou hostile.
Cette prise de conscience sera d'abord le fait d'une très petite élite. Mais il en a toujours été ainsi dans l'Histoire. Ce sont quelques hommes qui, au XIXe siècle, ont réalisé l'unité italienne ou l'unité allemande. Ne seront pas nombreux ceux qui vont tenter et réussir l'unité européenne. La seule stratégie possible est de déceler et d'éduquer, dans tous les pays européens, ces hommes « porteurs d'avenir ».
R&A N'avons-nous pas trop souvent cultivé le panache de la défaite ?
J. M. : C'est un domaine où je me sens un peu coupable. Dans beaucoup de mes livres, j'ai insisté sur ce qu'un jeune officier d'activé de mes amis considère comme le « syndrome de Sidi-Brahim » La plupart des corps d'élite cultivent en effet le mythe du courage dans la défaite. Voir Camerone pour les légionnaires, Bazeilles pour les marsouins, Dien-Bien-Phu pour les paras. On retrouve la même imagerie dans le souvenir d'EI Alamo.
C'est une tournure d'esprit que cultivent avec grand talent certains romanciers de nos amis, Schoendoerffer ou Jean Raspail. Cela trouve fort loin ses racines dans une littérature volontiers cocardière Cyrano de Bergerac avec son « c'est d'autant plus beau quand c'est inutile » !
Cette attitude ne me déplait finalement pas. Elle a le mérite de ne pas se nourrir d'illusions. Je reste assez fidèle à la vieille maxime du Taciturne pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ou d'entreprendre ni de réussir pour persévérer Cela change de toutes les rodomontades de ceux qui annoncent la prise de pouvoir pour les prochaines élections, à moins que ce ne soit grâce à un de ces « coups » dont la droite est friande. C'est le rêve du « pronunciamento ».
Reprendre l'offensive ? Certes. Mais pas avec l'espoir d'un raz-de-marée électoral et encore moins avec la nostalgie d'un complot. Anouilh en a très bien démonté le mécanisme, attachant mais puéril, dans L’hurluberlu ou le réactionnaire amoureux.
Ce qu'il faut, à défaut d'un chef providentiel (encore une vieille nostalgie de la droite), c'est une idée simple, positive, cette de l'Europe des peuples (que certains nomment l'Europe des régions, peu importe), celle d'un Empire « euro-sibérien », dans un espace géopolitique assez bien suggéré par Guillaume Faye dans son discours « archéo-futuriste ». Le domaine où il faut reprendre l'offensive est celui du combat identitaire, que cette identité concerne le grand ensemble continental à naître, ou seulement une de ses composantes. Pour qui s'est un peu frotté il y a plus d'un demi-siècle avec le mouvement fédéraliste, sait qu'il existe des différences de degré mais non de nature entre le combat pour la survie d'une « patrie charnelle » et la lutte pour ce qu'on peut nommer « le salut de l'empire » pour reprendre un air connu naguère par la Grande Armée.
Travailler à la base exige de s'impliquer dans ce qu'on nomme des « activités associatives », domaine trop souvent négligé au seul bénéfice des entreprises électorales classiques. La nébuleuse des mouvements gauchistes l'a compris. Le parti communiste a été aussi incapable que la droite dite extrême de réussir cette mutation. Les succès relatifs de l'ultra-gauche ne sont pas les causes mais les conséquences d'une présence militante dans tous les domaines, à commencer par ceux qui ne sont pas directement politiques. Bien se dire que la multiplication de petits groupes dans lesquels circuleront nos idées est préférable à un vaste ensemble monolithique. Pour l'instant, la dispersion apparente en de multiples efforts est paradoxalement un gage de succès, à condition que nous soyons les uns et les autres à la fois curieux, volontaires, travailleurs et tolérants (terme trop peu employé ni compris parmi nous). Il importe de sans cesse élargir notre influence ce qui ne veut pas dire adhésion, mais imprégnation. Il faut créer un courant, ou plutôt des courants, qui pourront un jour converser, même si ce jour est encore loin d'être venu.
R&A Dans notre immense patrimoine intellectuel, quels sont les auteurs et les penseurs qu'il nous faudrait redécouvrir ?
J. M. Cela fait plus de dix ans que l'essentiel de mon « militantisme » consiste à faire découvrir chaque semaine des auteurs qui ont tous quelque chose à nous dire, qu'ils soient réputés « de droite » ou « de gauche ». Bien comprendre que dans chaque écrivain, il y a quelque chose à prendre. J'en ai déjà présenté plus d'un demi-millier. Tous, à un degré ou à un autre, sont intéressants. On y trouve beaucoup de réflexions qui peuvent alimenter le débat d'idées d'aujourd'hui, même si la plupart ont vécu entre les deux guerres, à cette époque, si intéressante pour nous, des « non-conformistes » des années trente. Ce travail m'a permis de constater la fantastique ignorance des lecteurs français pour tout ce qui dépasse les frontières de l'Hexagone (et même les limites des beaux quartiers de Paris). Il reste, dans ce seul domaine, pratiquement tout à découvrir.
On s'apercevra ainsi de la richesse de la France et de toute l'Europe. Bien entendu, une telle « queste » n'est possible que si l'on ne tient aucun compte du « politiquement correct» d'aujourd'hui. C'est une véritable surprise de découvrir combien on compte d'auteurs mal-pensants à des titres divers dans les générations précédentes...
R&A   Quelle conclusion ?
J. M. Il est des époques pour la réflexion et il en est d'autres pour l'action comme le proclame le titre de cette revue mais l'action, y compris l'action politique, ne saurait se résumer au seul jeu électoral. Devant la médiocrité du monde actuel, dominé par le tandem droite-gauche, c'est-à-dire un mélange de libéralisme et de socialisme, il importe de se démarquer de la soi disant philosophie des droits de l'homme.
Il faut aussi parler des devoirs de l'homme. Et notre singularité sera sans doute que les plus rigoureux et les plus nécessaires de ces devoirs seront ceux que nous nous imposerons.
Il est une réflexion de Montherlant dans Le maître de Santiago qui m'a toujours frappé
Des Éveilleurs de peuple qui manquent tant à l'Europe aujourd'hui !
« Si nous ne sommes pas les meilleurs nous n'avons pas de raison d'être. »

Réfléchir&Agir N°09 ETE 2001

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