dimanche 16 février 2020

Histoire : Valmy, morne colline...

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Morne colline Il ne s'est rien passé à Valmy
Il s'agit bien d'un mythe, mais dans son sens trivial : celui d'une grande fumisterie, qui a de plus semé les germes de la destruction de l'Europe.
« De ce lieu et de ce jour, date une nouvelle époque de l'histoire du monde, et vous pourrez dire : j'y étais ». Depuis bientôt deux siècles, la célèbre exclamation de Goethe est invoquée pour qualifier l'épisode de Valmy. Rapportée dans sa Campagne de France (1822), publiée trente ans après l'événement, elle aurait été, à en croire le poète, réellement prononcée par lui au soir de la « bataille », à laquelle il assista comme attaché à l'état-major de l'armée prussienne. Depuis bientôt deux siècles, cette phrase sert à accréditer le symbole qui s'attache, en France, à Valmy : celui d'une armée improvisée de fiers « volontaires », d'ardents « patriotes », d'un « peuple en armes » faisant barrage, grâce à sa bravoure et à sa foi en la Liberté, à l'invasion du territoire national par les armées du « despotisme » et de la « tyrannie », dont celle du roi de Prusse, la mieux entraînée d'Europe. Un symbole lui-même indissociable d'une scène maintes fois décrite et représentée : celle du général Kellermann en train de galvaniser ses troupes en agitant son chapeau placé au bout de son épée et criant : Vive la Nation ! sur fond de « ça ira ». Le lyrisme de Michelet a largement contribué à la populariser, en en rajoutant : « À l'exemple de Kellermann, tous les Français, ayant leurs chapeaux à la pointe des sabres, des épées, des baïonnettes, avaient poussé un grand cri… Ce cri de trente mille hommes remplissait toute la vallée : c'était comme un cri de joie, mais étonnamment prolongé ; il ne dura guère moins d'un quart d'heure fini ; il recommençait toujours, avec plus de force : la terre en tremblait… C'était : « Vive la Nation ! » (Histoire de la Révolution française).

Un symbole synthétisé par cet autre passage de Michelet : « Il [Kellermann] fut un héros, ce jour-là, et à la hauteur du peuple ; car c'était le peuple, vraiment, à Valmy, bien plus que l'armée. » Un symbole, enfin, qui, non seulement, a pris place, dans la mémoire collective, parmi les épisodes glorieux de notre histoire nationale, mais encore est devenu l'un des principaux mythes fondateurs de la République.
Plus personne ne croit aux bobards de Michelet
En effet, toujours selon Michelet - dont l'influence, comme l'on sait, devait être durablement déterminante sur l'historiographie républicaine -, la République a été « fondée à Valmy par la victoire », autrement dit vingt-quatre heures avant qu'elle soit « décrétée » par la Convention nationale. Le fait que cette dernière, nouvellement élue (et qui succédait à l'Assemblée législative), ait tenu sa séance inaugurale le jour même où tonnaient les canons de Valmy, le 20 septembre 1792, a donné corps au mythe. Mais au prix d'un léger amalgame car, en réalité, la République n'a jamais été officiellement « décrétée », ni même proclamée par la Convention : le 21 septembre, lendemain de Valmy, elle votait l'abolition de la royauté et, le 22, décrétait que « désormais les actes officiels seront datés de l'an I de la République ».
Le mythe de Valmy pose deux questions : celle de la réalité factuelle de la « bataille » ; celle de ses implications quant à la formation de l'idéologie nationale moderne. Sur le moment, l'événement n'eut pas le retentissement qu'on lui donnera par la suite. Connu à Paris le lendemain, il n'y suscita pas d'enthousiasme particulier. Ni dans les clubs, pourtant surchauffés depuis plusieurs mois, ni à la Convention. Le ministre de la Guerre, Joseph Servan, n'en fait même pas mention dans son rapport du 25 septembre. Personne, ou presque, n'évoque alors une « victoire ». Le commandant en chef des troupes françaises, le général Dumouriez, a envoyé à Servan un compte-rendu sobre et réservé de la journée du 20 septembre. Seul son second et rival, Kellermann, soucieux de se démarquer de son supérieur et de tirer la couverture à lui, a expédié au ministre un bulletin victorieux. Il faudra attendre le 3 octobre et le début de la retraite générale des Austro-Prussiens pour que le conventionnel Jean-Louis Carra, l'un des membres les plus excités du comité insurrectionnel ayant préparé l'assaut du 10 août contre les Tuileries, s'écrie : « La République est sauvée ! Nos ennemis sont couverts de honte et d'opprobre ! »
Carra ignorait que les deux semaines qui séparent le 20 septembre du 3 octobre ont été le théâtre d'intenses négociations entre Dumouriez et son homologue prussien, le duc de Brunswick. Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, présent à la tête de son armée, y a été directement associé. En revanche, à Paris, très peu de monde semble y avoir été mêlé. En tout cas, apparemment, aucun ministre.
Mais l'interlocuteur direct de Dumouriez était un des principaux « poids lourds » de la Révolution, à savoir Danton (qui venait de démissionner de son poste de ministre de la Justice, après avoir encouragé les massacres de septembre), par l'intermédiaire de Westermann, qui n'a cessé de faire la navette entre la capitale et Sainte-Menehould.
Aux yeux des protagonistes, ces deux semaines paraissent avoir davantage compté que la journée de Valmy proprement dite. Le problème est qu'on ignore la teneur exacte des pourparlers qu'ils ont engagés à cette occasion. Ceux-ci sont entourés d'un brouillard aussi épais que celui qui s'accrochait au massif de l'Argonne depuis la mi-septembre et qui enveloppait déjà le secteur de Valmy lors de la fameuse « bataille ».
La version lyrique de Michelet sur Valmy, qui s'est imposée à l'imaginaire français à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, est remise en cause - ou, au moins, fortement nuancée - par les historiens depuis plusieurs décennies. Même le grand historien marxiste Albert Soboul (proche du Parti communiste), qui dirigea l'Institut d'histoire de la Révolution à la Sorbonne de 1967 à 1982, a pu écrire : « Il est bien certain que Valmy n'est pas une véritable bataille, ni une grande victoire. » Tous s'accordent, désormais, pour évoquer une « simple canonnade ».
Pour les Girondins, la guerre « est un bienfait national » !
Pourquoi et comment Valmy ? Remontons cinq mois en arrière. Le 20 avril 1792, sur proposition de Louis XVI (qui ne dispose plus d'aucune marge de manœuvre), l'Assemblée législative déclare la guerre au roi de Bohême et de Hongrie, qui est également l'empereur François II (neveu de la reine Marie-Antoinette), allié du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II. Cette guerre ne prendra fin que vingt-trois ans plus tard, le 18 juin 1815, à Waterloo, après avoir mis le feu à toute l'Europe. Elle a été voulue par l'aile gauche de l'Assemblée, représentée alors essentiellement par les Brissotins (du nom d'un de leurs principaux chefs de file, Jacques-Pierre Brissot) - appelés plus communément Girondins, du fait de la forte proportion d'élus du département de la Gironde au sein du noyau initial de leur groupe -, afin de relancer une Révolution en train de s'essouffler depuis l'automne 1791.
« On a beaucoup parlé, beaucoup crié, agité les chapeaux [...]  sans bouger »
Vaniteux, verbeux, brouillons, illuminés, messianiques et cyniques tout à la fois, ils voulaient exporter la Révolution à l'extérieur, mais aussi créer une psychose de la trahison à l'intérieur, propre à réactiver la logique révolutionnaire. Pendant des mois, ils ont martelé comme des furieux en faveur de la guerre : « La guerre est un bienfait national et la seule calamité à redouter, c'est de n'avoir pas la guerre », dit Brissot. « Je n'ai qu'une crainte, c'est que nous ne soyons pas trahis. Nous avons besoin de grandes trahisons : notre salut est là ; car il existe encore de fortes doses de poison dans le sein de la France et il faut de fortes explosions pour l'expulser », précise t-il.
Le résultat sera à la hauteur de leurs espérances. D'autant que l'armée est totalement désorganisée par trois années d'indiscipline, de mutineries et de désertions. Quant aux cent mille hommes prélevés en 1791 dans la Garde nationale, ils constituent une mêlée confuse dénuée de toute expérience militaire. Au premier contact avec les Autrichiens, le 29 avril, à la frontière des Pays-Bas, c'est la débandade : le général Dillon, qui tente de retenir les fuyards, est massacré, dépecé et pendu. On crie évidemment à la trahison des « aristocrates ».
La psychose tant souhaitée s'installe. La Patrie est proclamée « en danger » le 11 juillet. Relancée, la Révolution s'accélère enfin, pour bientôt s'emballer et devenir ce Moloch assoiffé de toujours plus de sang. L'arrivée à Paris, le 1er août, du manifeste rédigé quelques jours plus tôt par un émigré, Limon, mais signé par le généralissime prussien Brunswick, et menaçant les Parisiens des pires représailles au cas où il serait porté atteinte à la famille royale, jette de l'huile sur le feu. Il ne fait que précipiter le dernier assaut contre la monarchie, préparé bien avant. Le 10 août, c'est le sabbat sanglant des Tuileries, la suspension du roi et son incarcération au Temple avec la famille royale.
À cette nouvelle, l'armée prussienne, établie à Trêves, se met en branle et franchit la frontière, le 19 août, près de Redange. Le 23 août, Longwy tombe ; le 2 septembre, Verdun capitule le 5 septembre, Brunswick franchit la Meuse et, le 12, l'Autrichien Clerfayt force l'Argonne. À Paris, où l'on vient de massacrer dans les prisons entre 1 200 et 1 400 détenus politiques, c'est la panique. Dumouriez imagine alors de laisser les coalisés s'avancer, de se placer derrière eux afin de les couper de leurs lignes de communication et d'approvisionnement, les obligeant ainsi, soit à se replier au-delà de la Marne, soit à se battre dans des conditions défavorables. En effet, Dumouriez sait que, mal reliés à leurs arrières, Prussiens et Autrichiens sont mal ravitaillés, mal nourris et, au surplus, épuisés par une épouvantable épidémie de dysenterie qui ralentit d'autant leur avance sur un terrain rendu boueux par une pluie froide et persistante, et à travers le brouillard épais et pénétrant qui recouvre la région.
Le 18 septembre, Kellermann, arrivé de Metz, fait sa jonction avec Dumouriez, qui a établi son camp à Sainte-Menehould. Brunswick, qui comprend la manoeuvre de son adversaire, est partisan de se replier, mais le roi Frédéric-Guillaume ordonne d'attaquer. Il attaquera donc. Toujours dans le brouillard.
Le jeudi 20 septembre, à sept heures du matin, sur une route longeant l'Argonne, entre Grandpré et Châlons-sur-Marne, Pavant-garde prussienne surgit du brouillard à quelques dizaines de mètres de la batterie française du général Deprez de Crassier, qui ouvre le feu, couvrant ainsi le gros des troupes de Kellermann qui se massent sur un tertre surmonté d'un moulin, non loin du village de Valmy. Derrière Valmy, l'armée de Dumouriez interdit toute retraite aux Prussiens, qui sont ainsi pris au piège. Ainsi débute la « bataille » de Valmy. Elle durera jusqu'au soir.
D'un côté, 36 000 Français de l'autre, 34 000 Prussiens. Durant les six premières heures, il ne se passe rien. Les deux armées, dissimulées par le brouillard, prennent position sans se voir. Puis, à une heure de l'après-midi, commence une longue canonnade de part et d'autre (qui, du reste, provoque un début d'affolement dans les rangs français), entrecoupée d'un début de mouvement de l'infanterie prussienne (c'est à ce moment qu'intervient l'épisode de Kellermann agitant son chapeau et criant « Vive la Nation ! »), vite interrompu par Brunswick. Le jour tombé, chacun reste sur ses positions. La rencontre a fait 185 morts chez les Prussiens, 300 chez les Français. Le commandant Henry Lachouque a parfaitement résumé Valmy : « Chez eux, on a beaucoup manœuvré et contre manœuvré, longtemps hésité, attendu, tergiversé et l’on n'a rien fait… Chez nous, on a beaucoup parlé, beaucoup crié, agité les chapeaux au bout des baïonnettes, sans bouger. »
Le duc de Brunswick en receleur des bijoux de la Couronne
Y a-t-il eu arrangement entre Dumouriez et Brunswick, comme l'affirmeront certains en s'appuyant, notamment, sur le fait que tous deux appartenaient à la franc-maçonnerie ? Il n'existe aucune preuve à ce sujet. Il est certain, cependant, que ni l'un ni l'autre n'étaient chauds pour un affrontement décisif. Mais chacun pour des raisons différentes et apparemment étrangères au fait qu'ils étaient francs-maçons. Brunswick, en effet, était conscient qu'il ne pouvait s'avancer plus avant en France avec des troupes décimées par la dysenterie et, de ce fait, démoralisées. En outre, son attention était alors beaucoup plus tournée vers la Pologne, dont la Russie préparait un second partage, que vers la France. Quant à Dumouriez, sa grande idée, depuis le début de la guerre, a toujours été de détacher la Prusse de l'alliance autrichienne.
Est-ce sur ce sujet que portèrent les négociations du 21 septembre au 3 octobre ? Sans rien dévoiler de leur nu, Dumouriez n'a guère cherché à dissimuler ses intentions : laisser retraiter sans encombre l'armée prussienne jusqu'à la frontière, en échange de la rupture de l'alliance entre Potsdam et l'empereur. Quitte à acheter cette rupture. Dans un courrier adressé au général d'Harville, daté du 30 septembre, il écrit : « Si les Prussiens veulent se séparer [des Autrichiens], je leur ferai un pont d'or ». Comment ?
Quelques semaines auparavant, entre le 11 et le 17 septembre, les joyaux de la Couronne, conservés au Garde-Meuble, place de la Révolution (ex-place Louis XV), avaient disparu à la faveur de quatre mystérieux cambriolages. La plupart des cambrioleurs et receleurs finiront par être arrêtés. Certains seront guillotinés, d'autres acquittés, d'autres, enfin, renvoyés devant un tribunal de province et condamnés à des peines symboliques. Une grande partie des joyaux sera également retrouvée, à l'exception de quelques grosses pièces, tel que le Diamant bleu. Or, fait troublant, à la mort du duc de Brunswick, en 1806, cette merveille de cent quinze carats sera retrouvée dans la collection personnelle de ce dernier. Comment se l'était-il procurée ?
Brunswick a-t-il été acheté ? On l'ignore. En revanche, ce que l'on sait, c'est que les Prussiens ont disparu dans les brumes de la Meuse le 7 octobre mais que le renversement d'alliance tant souhaité par Dumouriez ne se produira pas. Au même moment, celui-ci se fondait également dans le brouillard, prenant la direction de la Belgique, où, le 6 novembre, il battra les Autrichiens à Jemmapes.
Non-victoire militaire, Valmy a néanmoins sauvé la Révolution d'un désastre militaire et politique. D'où le mythe auquel la « bataille » a donné lieu. Le paradoxe est que ce sauvetage ait été obtenu - sans même retenir l'hypothèse de l'achat du retrait de Brunswick par Dumouriez - par une manoeuvre du plus pur style d'Ancien Régime, et qu'il va permettre à la Convention de lancer ses guerres d'agression idéologiques qui, tournant le dos aux « guerres des rois » au profit de celles « des peuples », sèmeront les germes de la haine nationalitaire et de la destruction de l'Europe. C'est ce que voudra signifier Goethe lorsqu'il écrira que, de Valmy, « date une nouvelle époque de l'histoire du monde ».

Christian Helset Le Choc du Mois Septembre 2006

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