Le 18 octobre 1941, le capitaine Ernst Jünger déjeune au Ritz avec son ami Cari Schmitt, qui lui rappelle, au cours de la conversation, cette sentence « Non possum scribere contra eum, qui potest proscribere » - je ne puis écrire contre celui qui peut proscrire. Pourtant, Jünger, déjà suspect au régime nazi depuis la publication de Sur les falaises de marbre, en 1939, perçu par certains comme une « allégorie de la Résistance », et qui ne devait sa relative tranquillité qu'à l'admiration que le Führer conservait à l'auteur d'Orages d'acier, et à la protection que lui apportaient ses supérieurs contre les censeurs du Parti, Jünger va abandonner le refuge que constitue son Journal pour des écrits plus lourds de conséquences. Il consigne dans ledit Journal, à la date du 5 janvier 1942 « Durant l'heure libre de midi, acheté du papier pour le manuscrit de La Paix. Commencé à en tracer le plan. Vérifié également le coffre au trésor. Ce sont là tentatives d'ordre, entre les rochers et les requins. »
À l'heure où le Reich mobilise toutes ses forces pour la guerre totale, Jünger entreprend donc, avec La Paix, un essai où il définit les conditions dans lesquelles le déchaînement de la barbarie devra accoucher de la paix future, où il trace les contours du monde nouveau qui se dressera sur les ruines du nihilisme. Cet essai, soigneusement enfermé dans le coffre-fort du Majestic, ne sera publié qu'après la guerre, mais plusieurs copies circuleront sous les manteaux feldgrau d'officiers haut placés, et contribueront à répandre l'idée qu'il ne pourra y avoir de paix satisfaisante pour l'Allemagne que si celle-ci s'est débarrassée de tous ses ferments de nihilisme. Par là même, il renforcera la détermination des conjurés du 20 juillet 1944, dont Jünger était proche il fut un des rares membres de leur entourage à échapper à la répression qui suivra leur échec. Jünger est donc justifié à écrire à Banine en 1947 : « Lorsque [...] à l'Hôtel Majestic, c'est-à-dire en somme dans le ventre du Leviathan, je traçai sur une feuille blanche ce mot LA PAIX, j'eus le sentiment de m'engager dans une entreprise plus considérable que tous les faits de guerre auxquels j'avais participé jusqu'alors depuis 1914. »
Un esprit serviteur de l’esprit
C'est que Jünger ne cache rien de la répulsion que lui inspire le conflit auquel il assiste. S'il parvient à se placer au-dessus de la mêlée, et à reconnaître des « cœurs nobles » « dans tous les camps », c'est qu'il a compris que « l'enjeu de ce combat dépassait beaucoup les frontières de la patrie ». Cette « guerre civile à l'échelle du monde », « première œuvre commune de l'humanité », ce n'est pas tant une guerre entre nations qu'un affrontement tellurique, sous les yeux impuissants des derniers restes de civilisation, de forces brutes, de celles qui ne visent pas à protéger mais à détruire, qui n'auront de cesse que « tout ordre, toute invention de l’esprit humain se fussent transformés en instruments d'oppression ». C'est pourquoi Jünger ce « serviteur de l'esprit », souffre avant tout de voir se perdre chez les hommes « le sens des grands devoirs », et « un vieil héritage de biens créés et transmis avec amour de génération en génération ».
Mais l'ampleur même des souffrances et des destructions qu'implique le triomphe du nihilisme peut être l'occasion d'un renouveau plus complet, de la destruction même des formes qui avaient amené ce triomphe, de « la transmutation du feu en lumière ». Alors les combattants pourront reconnaître l'œuvre commune qu'au-delà des affrontements ils ont menée dans cette guerre alors les peuples pourront conclure une lutte fratricide par la constitution d'un empire unissant des hommes et des patries libres alors la guerre mondiale trouvera son sens « couronnée par la paix mondiale ». Pour cela, une condition « la lutte contre le nihilisme doit se poursuivre d'abord dans le cœur de chacun ». La Paix, qui commençait comme un essai politique, s'achève dans un magnifique appel au sursaut intérieur « Chaque homme est une lumière, et chaque lumière qui s'allume est une défaite des ténèbres. Il suffit d'une bougie pour disperser tant d'ombre. » C'est peut-être pourquoi il serait vain de vouloir appliquer aujourd'hui à La Paix, qui en son temps joua un rôle politique crucial, une lecture politique. On sait bien depuis Péguy que si « la révolution sera spirituelle ou ne sera pas », le spirituel ne saurait se passer de son lit de camp, qui est le temporel. On sait bien que la paix qu'a rêvée Jünger a laissé la place à une autre, qui n'a su que transposer les haines et transmuter les formes du nihilisme. Déjà, en janvier 1947 Jünger notait : « Depuis lors, il me semble que l'esprit de discorde n'a fait que croître et proliférer dans des proportions formidables. » La lutte contre le nihilisme reste à mener, dans nos âmes certes, mais aussi et sans doute d'abord dans nos institutions.
Laurent Lineuil Le Choc du Mois Décembre 1992 N°59
Ernst Jünger : La Paix (La Table ronde, collection La petite vermillon, 161 p.).
Signalons également la publication chez Christian Bourgois de Maxima Minimal commentaire de Jünger sur sa propre œuvre Le Travailleur, et aux éditions Ancre marine d'un essai de Claude Gaudin : Jünger pour un abécédaire du monde.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire