lundi 23 mars 2020

Le bio est-il contre-révolutionnaire ?

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Le bio est à la mode, mais dans les assiettes seulement pas dans les champs. Il n'occupe que 31 millions d'hectares dans le monde (contre plus de 110 pour les seuls OGM) Depuis cinquante ans, un modèle domine sans partage l'agriculture l'agrochimie, peu soucieuse du milieu naturel, qu'elle exclut de ses pratiques, au risque de le faire disparaître. Tout l'inverse du bio, qui renoue avec l'agriculture traditionnelle.
Bio ou pesticides, durable ou rentable, telle est la question. Elle vaut autant en métaphysique qu'en agronomie. Être ou ne pas être biodégradable. La révolution agricole au XXe siècle s'est faite par l’artificialisation de la production. Le XXIe va-t-il procéder à une renaturalisation des cultures et se risquer à une contre-révolution agraire, avec des agriculteurs qui redeviendraient des paysans, après un demi-siècle d'amnésie ? Ou bien poursuivre la révolution en cours, des pesticides aux OGM ? La question mérite d'être posée. Elle bouscule les habitudes, les idées reçues, les résistances du monde agricole. Surtout en France où l'emprise de la FNSEA, l'incontournable syndicat agricole, a créé dans les fermes un agriculturellement correct : la chimie pour tous.
« On trouve clans les gènes de fœtus humains (...) plus de 400 polluants. »

Au fil des ans et des épandages, notre pays est ainsi devenu un immense réservoir de pesticides, ou un dépotoir. Il y en a partout, dans les sols, les rivières, les nappes phréatiques, les eaux de pluie, le brouillard, l'air. Selon l'Institut national de la recherche agronomique (Inra), de 25 à 75 % des produits répandus s'envolent aussitôt dans l'atmosphère. Autant dire que l'air est plus que pollué dans nos campagnes, la France étant en volume le troisième utilisateur mondial de pesticides, juste derrière les États-Unis et le Brésil (mais au premier rang à l'hectare, ex-aequo avec les Pays-Bas).
En 2004, 76105 tonnes ont été vendues sur le territoire national (dont 90 % destinées à l'agriculture).
L'arboriculture fruitière bat tous les records (21 % des insecticides à elle seule), le pompon étant décroché par la pomme, qui réclame 130 matières actives homologuées et 27 traitements en moyenne par récolte. Un grand malade, la pomme. Plus largement, 50 % de nos aliments sont contaminés, dont 7 % au-dessus des limites légales.
Comme l'a dit le professeur Gilles Eric Séralini, professeur de biologie moléculaire à l'université de Caen, nos corps sont devenus des « éponges à polluants. On trouve dans les gènes de fœtus humains […] plus de 400 polluants ». Après cela, allez vous étonner si 96 % de nos cours d'eau et 61 % de nos nappes phréatiques contiennent au moins un polluant répertorié (sachant que l'on ne recherche que quelques substances parmi les innombrables molécules de synthèse dispersées dans la nature).
Car on ne sait plus faire pousser les plantes sans ces molécules. C'est tout le paradoxe de l'agriculture industrielle, toxico-dépendante des additifs chimiques. Pour elle, le sol est devenu quelque chose d'encombrant, d'archaïque, d'étranger, lui, le grand miracle de la vie, à telle enseigne qu'on ne le retrouve sur nulle autre planète (à la différence de l'eau ou de l'atmosphère). Il est le propre de la Terre et d'elle seule (d'où son nom d'ailleurs). Mais dans l'agronomie institutionnelle, il a comme disparu. C'est tout au plus un support physicochimique qui tient la plante (quand elle n'est pas cultivée hors-sol). L'agriculture moderne repose sur une croyance folle : les rendements ne vont plus dépendre de la fécondation des sols, mais de leur stérilisation.
De l’ « utilité » de deux guerres mondiales sur l'agriculture…
C'est au XIXe siècle que le baron Justus von Liebig, chimiste et pharmacien du grand-duché de Hesse, a eu le premier l'idée de restituer à la terre ce que les plantes y prélèvent naturellement : azote (N), phosphore (P) et potassium (K). NPK, les trois éléments de base pour la plante. Par là, le baron von Liebig jetait les bases de l'agriculture moderne, mais seulement les bases, car il lui faudra encore attendre la découverte de son indispensable adjuvant chimique pour être parfaitement opérationnelle les pesticides de synthèse. Ce sera le legs de la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle on a pu tester l'efficacité des gaz chlorés, dont le fameux gaz moutarde.
Après guerre, les industriels vont découvrir les propriétés insecticides de ces composés chlorés. Ainsi du DDT, avec lequel on traitera indifféremment les moustiques, les poux ou les moucherons. Il sera interdit dans les années 1970. On le remplacera par une nouvelle génération, les organo-phosphorés, les plus répandus aujourd'hui. Eux aussi proviennent de la recherche sur les gaz de combat, mais cette fois-ci de la Deuxième Guerre mondiale.
Dans les années 1960, le best-seller de la biologiste américaine Rachel Carson (1907-1964), Printemps silencieux, l'un des livres qui a le plus contribué à lancer l'écologie, le premier à dénoncer la toxicité du DDT sur la faune, est venu ébranler la foi en la toute-puissance des pesticides. Grand émoi chez les industriels, qui ne vont pas tarder à riposter. En France, ils feront appel à l'un des cabinets de relations publiques les plus controversés, celui de Marcel Valtat, l'homme qui a créé cette merveille : le Comité permanent amiante (CPA), groupe pseudo-scientifique en charge de nier les effets cancérigènes de la fibre. Le CPA tiendra toutes ses promesses puisque l'amiante ne sera interdit chez nous qu'en 1997 avec les conséquences que l'on sait : 100 000 personnes vont mourir prématurément d'un cancer de la plèvre d'ici à une dizaine d'années.
L'amiante est associé à un cancer spécifique, directement relié à l'inhalation de la fibre. Il en va différemment des pesticides, les maladies qu'ils peuvent induire sont trop nombreuses pour être aisément isolées. D'où les incertitudes qui planent sur les nombreuses études épidémiologiques auxquelles on a procédé, toutes alarmistes. Faisant le point sur l'état de la recherche, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a néanmoins tenu à rappeler le lien entre l'exposition professionnelle aux pesticides et les tumeurs cérébrales, hémopathies malignes lymphoïdes et autres cancers hormono-dépendants (cancers de la prostate, du sein, des testicules). Et l'Institut de recommander « la réduction des expositions aux pesticides ». Surtout chez les femmes enceintes, ces substances pouvant entraîner des malformations génitales chez le garçon à naître ou des déficiences immunitaires.
Les paysans français malades de la peste agrochimique
Curieusement, on n'a jamais entrepris d'études sérieuses sur les premiers concernés les paysans. La Mutualité sociale agricole (MSA) s'est réveillée en 1999, quand il est apparu qu'environ 100 000 d'entre eux (moyenne annuelle) se plaignaient de maux divers après épandage. Nausées, problèmes neurologiques et éruptions cutanées. En 2005, elle a lancé une enquête géante. 700 000 questionnaires distribués. Les premiers résultats sont prévus pour fin 2009. La MSA a justifié cette enquête par le fait que les agriculteurs présentent dans leur ensemble une plus grande fréquence de certains cancers (prostate, estomac, leucémies, cancers cérébraux et cutanés).
On pourrait ajouter à la liste les maladies neuro-dégénératives (de type Parkinson). Et last but not least, les pesticides appartenant à la famille des perturbateurs endocriniens, qui altèrent l'équilibre hormonal et contribuent à la féminisation des espèces, dont la nôtre. Rappelons à cet égard que l'homme occidental perd chaque année 2 % de ses spermatozoïdes. 50 % en 50 ans. À ce rythme-là, nous ne pourrons plus nous reproduire naturellement au milieu du XXIe siècle.
Avec tout cela, il se trouve encore des esprits chagrins pour défendre les pesticides. Le lobby des industriels naturellement : l'UIPP, l'Union des industries pour la protection des plantes, qui regroupe dix-neuf entreprises (à elles seules, 96 % du marché français). L'inébranlable Académie de médecine, elle qui a découvert les dangers de l'amiante un an avant son interdiction et qui professe aujourd'hui qu'« aucun des pesticides utilisés actuellement n'est cancérogène chez l’animal ou chez l’homme ». Enfin bon nombre d'agriculteurs, chez qui le bio suscite toujours autant de réserves. Il y a même un collectif « Sauvons les fruits et légumes de France », dont l'objet est de réhabiliter l'usage des pesticides. Dans son viseur, le Grenelle de l'environnement (qui prévoit de les réduire de moitié d'ici à dix ans) et le « paquet pesticides » de la Commission (qui devrait être prochainement adopté). Ces cultivateurs redoutent qu'il n'y ait pas d'alternative économiquement rentable à l'agrochimie. Mais à qui la faute ? Qui, depuis vingt ans, fait tout son possible pour qu'aucun plan B agricole ne voit le jour ?
La FNSEA a si bien verrouillé l'agriculture quelle n'a longtemps laissé la place qu'au modèle productiviste. Résultat la France se trouve être l'un des derniers de la classe bio au niveau européen. Elle qui était leader mondial en ce domaine dans les années 1970 - on l'a oublié - est maintenant à la traîne, avec des échanges extérieurs déficitaires à plus de 50 %. Seulement 2 % des surfaces cultivables lui sont consacrés. Même chose du côté de l'agriculture dite intégrée (qui permet de réduire de 25 à 80 % les pesticides), avec 0,5 % des surfaces cultivables. Il n'y a en tout et pour tout que 11 640 agriculteurs bio en France (alors qu'il y en avait déjà 10 000 en 1984, travaillant 40 % des surfaces cultivées d'Europe).
« Une conception de l'agriculture fondée sur l'ordre naturel »
Or, le bio constitue une opportunité non négligeable pour l'agriculture européenne (à la condition de la protéger), comme nous le montrent les exemples autrichiens et italiens, deux pays qui lui consacrent chacun presque 10 % de leurs surfaces cultivables. Que l'on sache, les Italiens et les Autrichiens ne meurent pas de faim. Car c'est là le principal argument avancé par les détracteurs du bio : il ne pourrait pas nourrir la planète. Comme si l'agriculture conventionnelle la nourrissait ! Un tiers de l'humanité n'est pas alimenté convenablement. Certes, le bio est plus cher (et encore, pas dans les cultures vivrières des pays du tiers-monde), mais c'est qu'il n'externalise pas ses coûts les plus lourds, à la différence de l'agriculture conventionnelle. Avec lui, la collectivité n'aura pas demain à financer le retraitement des eaux, ni à prendre à sa charge les maladies liées à l'environnement.
Olivier de Serres (1539-1619), le père de l'agronomie française, écrivait : « Le fondement de l'agriculture est la connaissance du naturel des terroirs que nous voulons cultiver. » C'est cela que l'agrochimie a totalement perdu de vue dans son occultation des sols. Cela avec quoi le bio veut renouer, l'agriculture traditionnelle, comme le rappelle Jean-Clair Davesnes dans son Agriculture assassinée à savoir « une conception de l'agriculture fondée sur l'ordre naturel et sur une confiance totale dans les forces de la vie du sol des plantes et des animaux en vue du bien-être de l'homme ».
Dans son champ, l'agriculteur bio est confronté à trois défis les ravageurs, les mauvaises herbes et les carences en azote. Ni les engrais de synthèse, ni les pesticides ne peuvent l'aider. En lieu et place, il recourt à la rotation des cultures (alternance pour éviter l'épuisement des sols et les renouveler en azote, ainsi des légumineuses précèdent la culture de céréales), à l'engrais vert (plantes à croissance rapide, rapidement enfouies et qui fourniront aux cultures suivantes des éléments nutritifs), au compostage (matières organiques décomposées), aux animaux auxiliaires (par exemple les coccinelles pour lutter contre les pucerons).
Les premières années, les pertes au niveau des rendements sont de l'ordre de 20 à 50 %, selon la rigueur des saisons et des milieux. Elles ont cependant tendance à se rétablir quand le paysan apprend à maîtriser les techniques. Mais encore faudrait-il les enseigner dans les écoles d'agriculture. Ce qu'on commence à peine à faire. Pareillement, le bio a longtemps été snobé par la recherche agronomique. L'Inra lui entrouvre timidement la porte de ses laboratoires. C'est le parent pauvre, perçu par la plupart des acteurs de la profession comme marginal, élitiste et citadin. Une petite niche à forte valeur ajoutée, destinée aux femmes enceintes, aux enfants en bas âge et aux bobos.
Le plus grand mérite du bio, c'est de participer à la relocalisation du monde
Bio ou bobo (ou bien les deux), c'est finalement le principal soupçon qui pèse sur le bio, nouveau comportement alimentaire de néo-urbains, riches, de gauche, en mal de nature, de commerce équitable et de consommation « éthique ». Ce personnage, le bobo bio, existe assurément. Il a envahi les villes, de la même manière que l'agrochimie a conquis les campagnes. Ce serait cependant oublier qu'il y a de tout dans la clientèle bio. Des militants, des gourmets, des familles, des acheteurs occasionnels, de loin les plus nombreux (40 % des Français mangent bio au moins une fois par mois), marqués par les grands scandales alimentaires.
Le bio est ainsi victime de son propre succès. Parti de la contestation de la société de consommation, il est en passe d'en intégrer les outils. On trouve désormais des grandes sur faces exclusivement bio (jusqu'à 1600 m2 en Allemagne). Chemin faisant, il est donc en train de s'éloigner de ses origines. Les problèmes de santé publique sont mis en avant par des consommateurs plus soucieux de confort alimentaire que d'écologie. On mange des fruits bio, mais hors saison, qui ont parfois traversé la terre entière, ou ont été produits dans des conditions douteuses, comme en Chine (principal producteur mondial, avec l'Australie). On est loin de l'idéal des pionniers. C'est peut-être le prix à payer pour endiguer la logique homogénéisante de la mondialisation, qui s'est traduite par une uniformisation des modes de vie. Dans l'alimentation comme dans le reste. 90 % de notre nourriture se réduisant désormais à une vingtaine d'espèces.
Mais pour nous, le plus grand mérite du bio, c'est de participer à la relocalisation du monde, au mouvement de réenracinement, à la redécouverte des terroirs, des « païs », des traditions - tout ce que nous ne voulons pas concéder à la mondialisation pasteurisée.
A lire :
L'Agriculture assassinée. Mort de la civilisation rurale, par Jean-Clair Davesnes, éditions de Chiré, 1989.
Pesticides, révélations sur un scandale français, par Fabrice Nicolino et François Veillerette, Fayard, 2007.

Gabriel Rivière Le Choc du Mois décembre 2008

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