Alain de Benoist inlassable guetteur à la dentelle du rempart, nous propose cette année un livre sobrement intitulé Contre le libéralisme. Le moins que l'on puisse en dire, c'est que, par les temps qui courent, c'est un combat courageux. Le combat de notre époque…
Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn
Alain de Benoist, vous insistez sur le fait que le libéralisme est un système de pensée global, pas seulement un modèle économique. Vous citez Jean-Claude Michéa qui dit que le libéralisme s'en prend a « la substance même de l'âme humaine »...
Il ne vous aura pas échappé qu’après soixante-dix ans de communisme soviétique, les églises sont pleines dans la Russie de Poutine, alors qu'elles sont désertées dans ce qu'on appelait naguère « le monde libre ». Le système libéral s'est ainsi révélé beaucoup plus efficace que le système communiste pour généraliser l'emprise du matérialisme pratique sur les esprits. Le totalitarisme « dur » détruisait souvent les corps, le totalitarisme « doux » s'en prend à la « substance même de l'âme humaine ». L'histoire est faite de ce genre de paradoxes.
Il faut pour l'expliquer prendre en considération plusieurs choses. En favorisant la montée de l'individualisme au détriment des communautés organiques, en s'interdisant de statuer sur ce qu'Aristote appelait la « vie bonne », le libéralisme détruit les repères qui aident à se guider dans l'existence. En posant une conception de l'homme qui fait de celui-ci un Homo œconomicus, un être non immédiatement social, indépendant de ses appartenances, propriétaire de lui-même, dont l'attitude la plus naturelle est de se comporter en toutes circonstances à la façon d'un négociant sur le marché, il sanctifie les comportements égoïstes que toutes les religions, sagesses ou philosophies antérieures avaient condamnés. En adhérant à l'esprit de démesure (hybris) et au principe d'illimitation qui sont au fondement de la suraccumulation du capital « toujours plus ! »), il réhabilite cet inextinguible désir d'avoir que les philosophes grecs condamnaient au motif qu'il asservit l'être humain au pathètikon, la partie animale de l'âme. En ramenant tous les faits sociaux au modèle du marché, en postulant qu'une société peut être exclusivement régulée par le contrat juridique et l'échange marchand, c'est-à-dire par une simple confrontation d'intérêts, il ignore le bien commun. Pierre Manent dit très justement que le libéralisme est d'abord le renoncement à penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin. Il est en cela destructeur de sens. Il débouche sur un monde où tout peut être acheté ou vendu, où rien n'a plus de valeur mais où tout a un prix.
Vous parlez de nihilisme à propos du libéralisme : la liberté peut-elle donc détruire ?
Le libéralisme n'est pas l'idéologie de la liberté, mais l'idéologie qui met la liberté au service du seul individu et ne la conçoit que comme affranchissement vis-à-vis de tout ce qui excède cet individu. Les libertés collectives lui sont indifférentes, puisque les peuples, les nations, les cultures ne sont à ses yeux que des agrégats d'individus. La liberté libérale rejette d'emblée toute détermination relevant de l'ancrage historique ou de l'appartenance culturelle. Elle repose sur ce que Jacques Dewitte a appelé le « déni du déjà-là ».
Cette liberté libérale n'est évidemment pas la seule façon possible de concevoir la liberté. On sait déjà, depuis Benjamin Constant, tout ce qui oppose la liberté des Anciens, comprise comme faculté de pouvoir participer à la vie publique, et la liberté des Modernes, définie comme le droit de s'en affranchir. Une autre manière de comprendre la liberté est la manière républicaine ou néo républicaine, qui ne restreint jamais la liberté à la seule sphère individuelle : je ne peux être libre si la communauté politique à laquelle j'appartiens ne l'est pas. S'interroger sur la liberté, c'est en fait d'abord s'interroger à la fois sur ses limites (une liberté inconditionnée est totalement vide de sens) et sur ses conditions de possibilité - ce qui implique de reconnaître qu'elle se crée et se maintient avant tout par l'action historique et politique.
Pourriez-vous nous éclairer sur la logique macronienne de l'alliance de la droite et de la gauche dans l'idéologie libérale-libertaire ?
En formant un gouvernement « contre-populiste » associant libéraux de gauche et libéraux de droite, Emmanuel Macron a confirmé les analyses de Jean-Claude Michéa selon lesquelles libéralisme économique et libéralisme « sociétal » dérivent l'un et l'autre d'une même idéologie, elle-même héritée des Lumières. Associée à l'idéologie du progrès et à l'idéologie des droits de l'homme, l'unité profonde du libéralisme réside dans une anthropologie dont les deux piliers sont l'individualisme et l'économisme. Du même coup, la démarche macronienne confirme le caractère obsolète du clivage droite-gauche, et montre que tend à s'y substituer un clivage plus fondamental, entre libéraux et antilibéraux, entre « progressistes » et « nationalistes » dit Macron - comprenons entre tenants du capitalisme déterritorialisé et peuples enracinés.
Croyez-vous à une alliance au moins idéologique entre la droite de conviction et une certaine ultra-gauche intellectuelle sur le refus du libéralisme ?
À une alliance non, à une convergence oui. Mais il faut évidemment en cerner les contours, car les raisons de s'opposer au libéralisme peuvent être très différentes. Ce qui me paraît le plus important est qu'à gauche on ne se contente pas de critiquer le libéralisme économique, c'est-à-dire la logique du capital, et qu'à droite on ne se contente pas de critiquer le libéralisme « sociétal », mais que l'on comprenne, dans les deux camps, que l'unité profonde de l'idéologie libérale, qui est aujourd'hui celle de la classe dominante, appelle une réponse globale.
Quels sont, selon vous, les gouvernements ou les mouvements qui sont antilibéraux aujourd'hui ?
M'exprimant dans Monde&Vie, je commencerai par citer le gouvernement du Vatican ! Le pape François est de toute évidence un antilibéral convaincu, dont j'approuve toutes les prises de position à ce sujet (je n'en dirais pas autant de ses déclarations sur l’immigration, qui me paraissent faire paradoxalement la part belle au principe libéral du « laisser faire, laisser passer » !).
Vous n'hésitez pas à vous en prendre à quelques-uns de vos compagnons de route, ceux qui, à droite, se disent libéraux-conservateurs. Pourquoi ?
Amicus Plato, sed magis arnica veritas ! Dire la vérité à ses amis fait partie de l'amitié. On peut assurément s'affirmer à la fois conservateur et libéral, tout comme on peut à la fois se dire chrétien et ne pas croire en Dieu, mais je ne vois pas beaucoup de cohérence dans cette attitude. Le conservatisme libéral est à mon sens une contradiction dans les termes, puisqu'il s'applique à défendre un certain nombre de constantes anthropologiques que l'individualisme libéral déconstruit automatiquement dès lors qu'il ne considère plus l'homme comme un être social et politique par nature. C'est la raison pour laquelle les libéraux-conservateurs (ou « nationaux-libéraux ») ne peuvent s'affirmer libéraux qu'aux dépens de leur conservatisme et conservateurs qu'aux dépens de leur libéralisme.
Je donne dans mon livre quelques exemples de cette inconséquence. Comment prétendre réguler l’immigration tout en adhérant à l'ordre économique libéral qui repose sur un idéal de mobilité, de flexibilité, d'ouverture des frontières et de nomadisme généralisé (la libre circulation des hommes, des capitaux et des marchandises) ? Comment s'en remettre à l’« efficacité du marché » sans admettre que cette efficacité impose de tenir pour non existantes les frontières qui séparent et donc distinguent les différentes cultures de, l'humanité ? Comment défendre l'identité des peuples ou des nations, tout en considérant que ces collectivités ne sont que de simples additions d'individus ? Comment restaurer des « valeurs traditionnelles » sans remettre en cause un capitalisme qui s'applique partout à les supprimer ? Hayek expliquait lui-même que le libéralisme ne peut en réalité que s'opposer au conservatisme, qu'il perçoit comme l'héritier d'un ordre ancien auquel la montée du capitalisme a mis fin.
Le libéralisme aujourd'hui, c'est la mondialisation. Croyez-vous à l'avenir des nations,
indépendamment des États-nations qui se rendent, eux, à la logique mondialiste ?
Je crois bien sûr à l'avenir des nations, mais plus encore à l'avenir et à la permanence des peuples, pour autant que ceux-ci parviennent à préserver la sociabilité qui leur est propre et à rester maîtres des conditions de leur propre reproduction sociale. Qu'est-ce d'ailleurs qu'une nation considérée indépendamment de l’État-nation, sinon la structure politique résultant de l'histoire d'un peuple ? Cela n'empêche pas que les nations doivent aussi être capables de s'associer entre elles pour faire face à des emprises ou à des menaces planétaires. À un moment où se met en place un ordre multipolaire, la meilleure façon d'endiguer les pathologies résultant de la mondialisation est de créer de grands espaces autonomes correspondant aux grandes aires de culture et de civilisation.
Vous citez souvent Aristote et même parfois saint Thomas d'Aquin. Face au libéralisme, quelles sont vos valeurs aujourd'hui (même si le mot « valeur » est difficile à employer) ?
Le mot « valeur » est en effet très équivoque. Pour être franc, plutôt que des valeurs, je préfère avoir des principes. Voici donc une partie de mon credo. Je crois que la bonne société n'est pas fondamentalement celle qui donne des moyens d'existence, mais celle qui donne des raisons de vivre, c'est-à-dire du sens. Je crois que l'homme en soi n'existe pas, et que l'appartenance à l'humanité passe toujours par la médiation d'une culture. Je crois que la société n'est pas une addition d'atomes individuels, mais un corps collectif dont l'existence prime, sans les supprimer, sur les seuls intérêts des parties. Je crois que l'éthique implique qu'on ne recherche jamais d'abord son intérêt personnel, mais qu'on contribue aux solidarités organiques qui renforcent le lien social. Je crois que le bien commun est inappropriable par nature, pour l'excellente raison qu'on ne peut en jouir qu'en commun - qu'il se définit comme ce dont chacun peut jouir sans qu'on ait à en faire le partage. Dans l'expression « bien commun », le second terme compte d'ailleurs tout autant que le premier, car le commun est à lui seul déjà un bien. Restaurer le commun et le bien commun est le programme qui s'offre aujourd'hui à tous les antilibéraux.
Alain de Benoist, Contre le libéralisme. Éditions du Rocher, 352 p., 19,90 €
monde&vie 28 février 2019 n°967
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire