Albert Camus est décédé en 1960 dans un accident de la route. Il n'avait que 44 ans. Avec Sartre et quelques autres, il a marqué de son empreinte les deux premières décennies de l'après-guerre. Son nom reste attaché à la notion d'absurde (« Le mythe de Sisyphe »), dans une moindre mesure à celle de révolte (« L'homme révolté »). Que subsiste-t-il aujourd'hui de son œuvre ?
Parlons d'abord de ses romans. Les trois principaux, comme chacun sait, sont L'étranger (1942), La peste (1947) et La chute (1956).Trois textes qui ne se ressemblent guère, si peu même qu'on s'étonnerait presque, à la limite, qu'ils aient été écrits par la même personne. Le style n'est en tout cas pas du tout le même dans les trois cas assez austère et dépouillé dans L'Étranger, beaucoup plus ample dans La peste, très ironique et distancé dans La chute.
Personnellement, je l'avoue, je ne relis jamais La peste sans émotion. De tous les livres de Camus, c'est certainement celui que je préfère. Le personnage principal, le docteur Rieux, est souvent présenté comme un « saint laïc », d'une expression alliant deux mots de sens non pas exactement contraires, mais en tension quand même assez sensible l'un avec l'autre. Effectivement le docteur Rieux ne croit pas en Dieu. Il n'aime guère non plus les Églises et leurs représentants (personnifiés dans le roman par la figure assurément peu engageante du P. Paneloux). Mais il ne s'en porte pas moins en première ligne pour combattre la peste, prouvant par là même qu'on n'a pas besoin d'être bon théologien, encore moins théologien orthodoxe, pour faire le bien. Comment ne penserait-on pas ici au Samaritain de la parabole évangélique, ce personnage faisant route de Jérusalem à Jéricho et qui, rencontrant un blessé gisant au bord de la route, s'arrête pour lui porter secours (alors même que deux autres voyageurs, un prêtre et un lévite, venaient tout juste de passer au même endroit, mais, eux, sans s'arrêter) ? Le Samaritain est un hérétique, mais il n'en adhère pas moins à la règle d'or de l'Évangile aime ton prochain comme toi-même. Pour reprendre les termes de l'évangéliste, il agit « avec miséricorde »(1). Or, c'est ce que fait aussi le personnage de Camus : il agit avec miséricorde. Le docteur Rieux, dirions-nous donc, est une réincarnation du « bon Samaritain ».
Un Camus nietzchéen ?
On pourrait aussi voir en lui un chrétien postreligieux, au sens où Dietrich Bonhoeffer, dans ses lettres de captivité contemporaines de La peste), se demandait : « Y a-t-il des chrétiens sans religion ? Si la religion n'est qu'un vêtement du christianisme - et ce vêtement lui-même a changé d'aspect à différentes époques - qu'est-ce donc alors qu'un christianisme irréligieux ? »(2) D'une certaine manière, le roman de Camus fournit une réponse à ces questions. Oui, bien sûr, il existe des chrétiens sans religion. Le christianisme survit même très bien à la mort de Dieu. Et qu'est-ce qu'un christianisme irréligieux ? Lisez La peste !
Le docteur Rieux n'est évidemment pas purement et simplement Camus, ce serait une erreur que de le penser. Mais il l'est un peu aussi quand même, ne serait-ce qu'au titre d'« idéal du moi ». C'est Camus tel qu'il aurait voulu être, peut-être, non nécessairement, en revanche, tel qu'il était réellement. Ou en partie seulement. Car Camus n'est pas un personnage simple. Il faudrait en fait distinguer entre trois Camus, trois Camus correspondant plus ou moins aux trois romans dont il est ici question, mais s'entremêlant en même temps étroitement. Le premier est un Camus qu'on pourrait qualifier de nietzschéen, valorisant le oui à la vie, l'adhésion jouissive à l'instant présent. Les premiers textes de Camus (Noces, L'étranger, L'envers et l'endroit, etc.) sont tous des hymnes au bonheur, terme recouvrant chez lui le plaisir charnel, mais aussi la communion avec la nature, une certaine forme d'extase cosmique (le ciel, la mer, le soleil… ). On ne comprendrait rien à Camus si l'on négligeait cette dimension proprement nietzschéenne de son œuvre. Tout Camus ne s'y résume pas, mais elle n'en est pas moins centrale chez lui. Elle trouve son illustration privilégiée dans le personnage de Meursault, le héros de L'Étranger, qui affiche une indifférence tranquille pour tout ce qui n'est pas cette vie-ci et les joies qu'elle procure. Du prêtre venu lui rendre visite dans sa cellule de condamné à mort, il dit qu'« aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme ». Et encore : « Il [ce prêtre] n'était même pas sûr d'être en vie puisqu'il vivait comme un mort »(3).
À ce premier Camus s'en surajoute ensuite un second, celui qu'on vient de dire. Mais ce second Camus n'est en aucune manière l'antithèse du premier. La référence au bonheur s'efface ici derrière celle à la miséricorde, mais le docteur Rieux ne dirait assurément pas de la miséricorde qu'elle est le contraire du bonheur. Dans une certaine mesure, même, elle se situe en continuité avec lui. « J'ai choisi la justice pour rester fidèle à la terre », dit ailleurs Camus(4). Le docteur Rieux se garde bien, au demeurant, de condamner ceux qui, dans le roman, préfèrent le bonheur à la miséricorde. Il leur manifeste même une certaine compréhension. Et lorsqu'on l'interroge sur les raisons l'ayant poussé, lui, comme c'est le cas, à se dévouer à son prochain, il se borne à répondre : « C'est un fait, voilà tout. Enregistrons-le et tirons-en les conséquences »(5). Pour Camus, la morale relève de l'évidence. Or une évidence ne se démontre pas, elle est, tout simplement.
Puis vient le dernier Camus, celui de La chute. Jean-Baptiste Clamence, le héros du livre, est presque une reproduction à l'identique de l'« homme du souterrain » de Dostoïevski, dans la nouvelle du même nom. Le texte se présente comme une longue confession, confession au travers de laquelle le héros règle en même temps ses comptes avec la société. À un moment donné, il s'exclame : « Alors ? Alors, la seule utilité de Dieu serait de garantir l'innocence et je verrais plutôt la religion comme une grande entreprise de blanchissage, ce qu'elle a été d'ailleurs, mais brièvement, pendant trois ans tout juste, et elle ne s'appelait pas la religion. Depuis, le savon manque, nous avons le nez sale et nous nous mouchons mutuellement »(6) Camus était sans doute plus proche du christianisme qu'il ne le pensait lui-même. Mais il était allergique au discours théologique traditionnel, celui des Églises officielles. Beaucoup de choses le rebutaient dans ce discours, entre autres et en particulier sa dimension culpabilisante. On relèvera dans cette optique l'opposition qu'établit ici Camus entre le Christ et la religion. Le Christ n'a en fait rien à voir avec la religion. Dans L'Antéchrist, Nietzsche avait développé une pensée parallèle : il faut distinguer entre la personne du Christ et la religion chrétienne. La religion chrétienne ne commence vraiment qu'après le Christ.
Des dialogues dignes de Sophocle
Ces trois textes (L'Étranger, La peste, La chute) n'ont guère vieilli, aujourd'hui encore ils se lisent avec bonheur. On pourrait en dire autant de certaines pièces de Camus, Les Justes par exemple, qui mettent en scène un groupe de terroristes débattant des problèmes liés à la violence politique jusqu'où aller ou ne pas aller, la fin justifie-t-elle les moyens ? Etc. C'est du théâtre d'idées, certes, mais très incarné, exempt, en tout état de cause, de toute pesanteur. Les échanges verbaux sont d'une rare intensité, aussi intenses, parfois, que certains dialogues de Sophocle entre Antigone et Créon, Créon et Hémon, etc.). La pièce a été reprise en 2008 sur une scène parisienne.
En revanche, il faut le reconnaître, les écrits théoriques de Camus ont moins bien résisté au temps. C'est le cas notamment de L'homme révolté (1951), qui a été cause de la rupture entre Camus et Sartre. De ce livre, écrit en pleine guerre froide, Sartre disait qu'il était fait « de connaissances ramassées à la hâte et de seconde main », et encore qu'il fallait « allumer des lanternes pour distinguer le contour d'idées faibles, obscures et brouillées »(7). Il faut ici faire la part de la polémique. Mais ce que dit Sartre n'est pas complètement faux. Dans cet ouvrage, Camus traite de beaucoup de choses, mais d'un peu trop justement. Qui trop embrasse mal étreint. L'ouvrage, dirions-nous, a surtout aujourd'hui un intérêt historique. Il éclaire utilement les débats intellectuels de l'après-guerre, débats où se mêlent politique, philosophie et littérature, avec en fond de paysage la Seconde Guerre mondiale encore proche, le conflit Est-Ouest, les rapports au marxisme, etc. Il témoigne aussi de l'engagement personnel de Camus, en même temps qu'il fournit un exposé très complet des principes sur lesquels s'articulait sa philosophie politique.
À suivre
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