À ce point, bien évidemment, on se demandera ce que Camus entend exactement par justice. Tant de gens aujourd'hui s'en réclament ! En premier lieu, répondrait-il, la justice s'identifie à la solidarité avec les victimes. Affirmer la justice signifie donc se ranger aux côtés des victimes pour combattre les bourreaux. Ce thème est celui que développe Camus dans les Lettres à un ami a allemand, mais aussi la peste, qui leur est contemporaine, la peste, on le sait, a souvent été interprétée comme une allégorie de la guerre et de l'Occupation. C'est là la première grande idée. La deuxième, qui en est le corollaire, est qu'il faut résister à la tentation de vouloir distinguer entre les bourreaux. Camus s'est toujours refusé à faire de telles distinctions. Pour lui, les bourreaux sont tous à mettre sur le même plan. C'est autour de cette dernière affirmation que se nouera le débat avec Sartre. Le principal reproche que Sartre adresse en effet à Camus est de ne pas savoir distinguer entre les maîtres. L'arrière-plan n'est plus ici celui de la lutte contre le nazisme, mais des discussions sur le communisme et sur l'attitude à adopter à son égard. Sartre se montre ici disciple de Carl Schmitt. Il faut choisir l'ennemi prioritaire. En l'occurrence, selon Sartre, l'ennemi prioritaire était le capitalisme. En se refusant, comme il le faisait, à choisir entre les bourreaux, en les récusant tous en bloc, Camus se mettait en quelque sorte hors-champ. Il faisait de la morale, pas de la politique.
C'est très passionnant comme débat. Notons qu'il est indépendant de la question de savoir si Sartre avait ou non raison de dire que l'ennemi prioritaire, à cette époque, était le capitalisme (et donc de manifester une certaine complaisance à l'endroit du communisme). Il porte sur la question même de l'ennemi prioritaire. Sartre est en fait un classique. Pour lui, la politique a partie liée avec la violence. Faire de la politique, c'est accepter de se salir les mains. « Le kantisme a les mains pures, mais il n'a pas de mains », disait Péguy). Soit dit en passant, cette théorie des mains sales se rencontre aussi chez Raymond Aron, en version soft il est vrai (au travers d'une réflexion sur la morale de la responsabilité, réflexion s'inscrivant dans le prolongement de celle de Max Weber). Ajoutons que, contrairement à Sartre, Raymond Aron n'a jamais éprouvé la moindre fascination pour la violence. Il ne croyait pas, lui, comme Sartre, aux vertus purificatrices de la violence, pas plus à celles de la violence révolutionnaire qu'à celles de la violence guerrière. Il était très sceptique sur ces choses. Mais il n'en est jamais venu à remettre en question les présupposés même du réalisme politique, présupposés auxquels, tout comme Sartre, lui-même adhérait étroitement. Alors que Camus, non seulement n'y adhère pas, mais les combat ouvertement (ce que, justement, lui reproche Sartre). Camus ne condamne pas a priori tout recours à la violence. Par solidarité, précisément, avec les victimes, un tel recours s'avère parfois nécessaire (cf. Les Justes). Mais il comporte toujours un risque, celui de voir les victimes se transformer elles-mêmes en bourreaux. C'est sur un tel risque que l'accent est mis. Hannah Arendt disait que la violence marque toujours un échec de la politique. La violence est en fait extérieure à la politique. Camus ne le dit pas en termes propres, mais il ne serait pas loin, lui aussi, de le penser.
Sartre donne raison à Camus
Ce parallèle entre Camus et Sartre pourrait être poursuivi longtemps encore. L'erreur serait de transmuer certaines différences en opposition irréductible. Dans un article publié peu après la mort de Camus dans France Observateur (1960), Sartre écrivait : « Par l'opiniâtreté de ses refus, il [Camus] réaffirmait, au cœur de notre époque, contre les machiavéliens, contre le veau d'or du réalisme, l'existence du fait moral »(18). C'est évidemment un article de circonstance. Mais Sartre n'en écrit pas moins ce qu'il écrit. Sans remettre en cause la validité du réalisme politique, il en fixe en même temps les limites : il ne faudrait pas qu'il se transforme en idole. L'idole est ce qui obnubile tout le reste. On n'a pas le droit d'absolutiser ainsi le réalisme politique. C'est certes une chose importante, non en revanche la plus importante. Car, comme le rappelle ici Sartre, tout n'est pas permis. En certaines situations, il faut savoir dire non. C'est la définition classique de la morale. La morale se définit moins par ses injonctions positives que par ses refus. Comme le disait Luther (que cite Max Weber dans ses considérations sur la morale de la responsabilité) : « Je ne peux pas faire autrement, je m'arrête ici ».(19) Et c'est ce que fait Camus, il s'arrête. Camus a su dire non quand il le fallait, et surtout rester ferme (« opiniâtre ») dans ses refus.
C'est un bel hommage que lui rend ici Sartre. On est, il est vrai, en 1960. Quatre ans plus tôt, les chars soviétiques étaient intervenus à Budapest. La question de l'ennemi prioritaire ne se posait donc plus exactement dans les mêmes termes qu'en 1952, au plus fort des polémiques autour de L'homme révolté. Mais Sartre n'en donne pas moins ici rétrospectivement raison à Camus, lui donne raison au sens où il semble reconnaître que la fin ne justifie pas n'importe quel moyen. Il n'irait peut-être pas jusqu'à dire, comme Hannah Arendt et peut-être Camus), que la violence est extérieure à la politique. Mais on ne peut quand même pas non plus tout se permettre dans ce domaine. Sartre entrouvre ainsi la porte à la possibilité au moins d'une réflexion sur le totalitarisme.
1). Luc 10,37
2). Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission, Labor et Fides, Genève 1973, p. 289.
3). L’Étranger, Gallimard/Folio, Paris 2006, p. 182.
4). Lettres à un ami allemand, Gallimard, Paris 1964, p. 74.
5). La peste, Gallimard/Le Livre de poche, Paris 1961 p. 171.
6). La chute, Gallimard/Folio, Paris 1999, p. 117 On retrouve ce même thème dans L'homme révolté - « Quelle est la corruption profonde que le christianisme ajoute au message de son maître ? L'idée du jugement, étrangère à l'enseignement du Christ, et les notions corrélatives de châtiment et de récompense » (L'homme révolté, Gallimard, Paris 1961, p. 92).
7). « Réponse à Albert Camus », in Situations IV Gallimard, Paris 1964, p. 10 là.
8). L’Étranger, op. cit., p. 183.
9). Ibid.,p. 166.
10) . La peste, op. cit., p. 60.
11). Discours de Suède, Gallimard, Paris 1958, p. 17
12). Ibid.,p.66.
13). L’homme révolté, op. cit., p. 34.
14). Lettres à un ami allemand, op. cit, p. 78
15). Ibid.,p.73.
16). Ibid.,p. 72.
17). « C'est à nous de créer Dieu. Ce n'est pas lui le créateur. Voilà toute l'histoire du christianisme. Car nous n'avons qu'une façon de créer Dieu, qui est de le devenir » (Camus, Carnets II, Gallimard, Paris 1964, p. 127). Camus fait ici l'éloge du christianisme, mais du christianisme pris en un sens post-religieux. Ce sens est exceptionnel chez Camus. Habituellement, quand Camus parle du christianisme, il entend par là la religion chrétienne (qu'il critique, et à laquelle il oppose la vie et la personne du Christ cf.supra).
18). « Albert Camus », in Situations IV op. cit., p. 117
19). Max Weber, Le savant et le politique, La Découverte/Poche, Paris 2003, p. 204.
Eric Werner éléments N° 131 Avril-Juin 2009
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