Sous cet angle, L'homme révolté pourrait être mis en parallèle avec L'opium des intellectuels de Raymond Aron (1955), de style et de contenu très différents, mais n'en défendant pas moins, en matière politique, des positions assez proches de celles de L'homme révolté. Aron était de sensibilité libérale, Camus plutôt libertaire, mais ils n'en partageaient pas moins, l'un comme l'autre, une même aversion à rencontre du totalitarisme sous toutes ses formes. L'un comme l'autre se sont employés à dégonfler un certain nombre de mythes, en particulier ceux associant le communisme au progrès (quand ce n'était pas aux lendemains qui chantent). Ni Camus ni Aron n'ont jamais cru à ces choses. Ils n'ont jamais cédé non plus à ce qu'on n'appelait pas encore le terrorisme intellectuel (mais n'en concourait pas moins, à cette époque-là déjà, à soustraire à la critique un certain nombre d'opinions érigées en dogmes, dogmes auxquels tout un chacun était obligé de faire semblant au moins d'adhérer, au risque, s'il n'y adhérait pas, de devenir alors « infréquentable »). Sartre disait : « Tout anticommuniste est un chien ». Il évitait ainsi d'avoir à s'expliquer sur un certain nombre de réalités gênantes, celles-là même, justement, sur lesquelles aussi bien Aron que Camus ont eu, à l'époque, le mérite d'attirer l'attention, d'assez évidentes convergences entre le nazisme et le communisme par exemple. En cela ils ont préparé le terrain au retournement d'opinion provoqué, une vingtaine d'années plus tard, par la publication de L'archipel du goulag de Soljénitsyne.
Une image revient très souvent chez Camus, celle des décors qui s'effondrent. Ils s'effondrent, et on se retrouve ainsi face à soi-même, face à soi-même et à sa propre fragilité, face à la réalité, en fait, réalité qui nous saute ainsi à la figure. Cette thématique n'est en rien propre à Camus, elle lui est commune avec les autres grands auteurs de sa génération, toutes appartenances confondues (de Hannah Arendt à Ernst Jünger, en passant par Simone Weil, Sartre, Ionesco, bien d'autres encore). Tous décrivent la solitude de l'homme abandonné à lui-même, privé des « béquilles » (l'image est de Hannah Arendt) que lui assuraient autrefois un encadrement social bien structuré et les certitudes qui lui étaient associées. Un tel encadrement, aujourd'hui, n'existe plus, il s'est purement et simplement volatilisé, sous l'effet conjoint des deux guerres mondiales et des bouleversements qui les ont accompagnées. En sorte que l'abri protecteur qu'il offrait, lui non plus, n'existe plus. L'homme se retrouve désormais à l'air libre, « jeté », en quelque sorte, dans un monde ayant perdu ses traits familiers. Dans L'Étranger, Meursault assiste en simple spectateur à son propre procès, il ne se sent pas vraiment concerné par ce qui lui arrive. Il pense que ce qui lui arrive n'a pas de sens, littéralement est « absurde »(8). Et aussi qu'« on ne sait jamais ce qui peut arriver »(9). En d'autres termes, il n'a plus prise sur rien. Ce monde n'est plus réellement le sien, c'en est un autre auquel, effectivement, non seulement il se sent, mais est objectivement « étranger ».
Dans La peste, le narrateur observe : « La première chose que la peste apporta à nos concitoyens fut l'exil »(10). L'exil, autre image forte de l'oeuvre de Camus c'est une image biblique). Pour Camus, l'exil est ce qui caractérise la condition de l'homme moderne.
L'homme n'a plus désormais de « chez soi », il a perdu ses repères traditionnels. Et donc il erre à l'aventure, sans autre certitude que celle de n'être sûr de rien. C'est cela même que Camus appelle l'« absurde ». L'absurde est le monde d'après l'effondrement des décors, on pourrait aussi dire d'après la mort de Dieu, monde qui est en fait un « entre deux-mondes », à mi-chemin entre la vie et la mort. Il désigne aussi le traumatisme lié à cet effondrement. L'homme survit, certes, mais d'une vie aléatoire, réduite en quelque sorte à elle-même. Nietzsche disait de la mort de Dieu qu'elle était une mauvaise nouvelle. Dans son Discours de Suède discours prononcé à l'occasion des cérémonies de l'attribution des prix Nobel en 1957), Camus lui fait écho en décrivant l'époque présente comme un « temps de catastrophe ».(11) Mais le même discours contient aussi la phrase suivante : « Ma conclusion sera simple. Elle consistera à dire, au milieu même du bruit et de la fureur de notre histoire : Réjouissons-nous. Réjouissons-nous, en effet, d'avoir vu mourir une Europe menteuse et confortable et de nous trouver confrontés à de cruelles vérités ».(12) Une telle confrontation peut effectivement être vécue comme « inconfortable ». Car la vérité est parfois « cruelle ». Mais, nous dit Camus, mieux vaut y être confronté que le contraire, se la masquer à soi-même. Mieux vaut une lucidité sans confort que le confort au prix de l'aveuglement. Réjouissons-nous donc. Réjouissons-nous. Cela aussi est nietzschéen !
La révolte et le sacré
Bref, Camus est bien ce qu'on appellerait un « moderne » et non un « antimoderne ». Dieu est mort, certes, mais loin de conduire, comme certains antimodernes l'ont prétendu, à la mort de l'homme, la mort de Dieu libère au contraire une place pour l'homme, en libère une pour lui permettre de naître ainsi à lui-même, de « devenir ce qu'il est ». L'homme n'a peut-être plus aujourd'hui de « chez soi », en revanche il accède à l'autonomie, privilège de l'âge adulte. Dans L'homme révolté, on lit : « Il ne peut y avoir pour un esprit humain que deux univers possibles, celui du sacré (ou, pour parler le langage chrétien, de la grâce) et celui de la révolte ».(13) En elle-même, cette phrase ne nous dit pas si Camus lui-même se situe du côté de la révolte ou du sacré. Mais l'ouvrage dans son ensemble est assez clair sur le sujet Camus lui-même ne fait qu'un avec l'homme révolté. Il est complètement cet homme-là, cet homme qui se révolte (le mot révolte étant ici pris en un sens très large : il est l'antithèse du sacré, s'identifie donc au geste même par lequel l'homme s'écarte du sacré, s'en écarte pour construire autre chose à la place). Au reste, avons-nous vraiment le choix ? Choisissons-nous d'être ce que nous sommes ? Nous sommes dans la révolte avant même de l'avoir choisie. L'anti-révolte elle-même porte la marque de la révolte.
En même temps, il est vrai, Camus nous met en garde contre les déviations possibles de la révolte, la révolte se retournant contre elle-même pour en venir à se nier elle-même, comme on le voit, par exemple, dans le nazisme, mais aussi le communisme, son frère jumeau. Le texte le plus intéressant à cet égard est les Lettres à un ami allemand, écrit entre juillet 1943 et juillet 1944. Dans ces lettres, Camus insiste sur le fait que lui-même et son interlocuteur (un nazi engagé) partagent une même expérience originelle, celle, justement, de l'effondrement des décors : « Dans le temps même où je jugerai votre atroce conduite, je me souviendrai que vous et nous sommes partis de la même solitude, que vous et nous sommes avec toute l'Europe dans la même tragédie de l'intelligence ».(14) On retrouve ici l'idée de catastrophe. C'est elle, cette catastrophe, l'expérience originelle, leur expérience originelle à l'un comme à l'autre. Cette remarque est importante : ils ont cette expérience-là en commun. Et à ce titre ils sont « amis », on pourrait aussi dire : frères. Mais, à partir de là, Camus et l'« ami allemand » se sont orientés en deux directions différentes. « D'un même principe nous avons tiré des morales différentes ».(15) Et Camus précise : « Où était la différence? C'est que vous acceptiez légèrement de désespérer et que je n'y ai jamais consenti. C'est que vous acceptiez assez l'injustice de notre condition pour vous résoudre à y ajouter, tandis qu'il m'apparais-sait au contraire que l'homme devait affirmer la justice pour lutter contre l'injustice éternelle, créer du bonheur pour protester contre l'univers du malheur ».(16)
Bref, l'alternative n'est plus aujourd'hui entre la révolte et le sacré, mais entre deux visions antithétiques de la révolte, l'une articulée à la justice, l'autre à l'injustice. Camus et l'« ami allemand » appartiennent, l'un comme l'autre, à l’univers post-traditionnel, on pourrait aussi dire (par référence à Bonhoeffer) post-religieux. L'un comme l'autre sont « hors-Éternité », et ils le savent. Ils savent que les arrière-mondes sont aujourd'hui muets, ne nous instruisent donc plus sur ce que nous devons faire ou ne pas faire. Il n'y a donc plus non plus de justification transcendante à ce que nous faisons. Nous devons tout tirer de cette vie-ci, y compris les valeurs même nous permettant de nous orienter en elle. Y compris Dieu lui-même, peut-être(17) Voilà ce que Camus et l'« ami allemand » ont en commun. Pour le dire autrement encore, l'un comme l'autre adhèrent à l'idée selon laquelle c'est la précarité même de la vie, de cette vie-ci, donc, de cette vie qui ne dure pas, qui peut faire apparaître les valeurs véritables, éventuellement aussi y ramener si l'on s'en est éloigné. Mais, de ce même « principe », ils ont « tiré des morales différentes ». Alors que Camus choisissait de combattre l'« injustice éternelle », l'« ami allemand », lui, choisissait d'y « ajouter » encore. On est donc en présence d'un dualisme éthique. Deux voies s'offrent à nous : la justice d'un côté, l'injustice de l'autre.
À suivre
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