II. De Gaulle vs Pétain – La défaite et le refus de l’armistice
Le procès du maréchal Pétain se déroule du 23 juillet au 15 août 1945. Le procureur Mornet est le seul magistrat qui n’a pas prêté serment de fidélité au Maréchal, non pas par insoumission, mais parce qu’il était à la retraite depuis plusieurs mois. Les jurés sont en revanche choisis parmi des parlementaires qui n’ont pas votés les pleins pouvoirs et des représentants des différents mouvements de la Résistance. Déclaré coupable d’intelligence avec l’ennemi et de haute trahison, la cour condamne Pétain à mort à l’indignité nationale et à la confiscation des biens. Mais revenons à 1938, début de la brouille et de la rupture entre Pétain et de Gaulle.
De Gaulle – Pétain, deux destins aux antipodes liés par l’histoire
C’est à la demande de Daniel-Rops, directeur de collection chez Plon, que de Gaulle entreprend la publication de ses réflexions sur le métier militaire. Il reprend le texte, Le Soldat, rédigé dix ans plus tôt pour le Maréchal, que ce dernier semble avoir laissé dormir dans un tiroir. Il révise, complète et augmente le manuscrit et lui donne pour nouveau titre La France et son armée. En août 1938, de Gaulle communique les épreuves à l’éditeur et informe le Maréchal de la parution prochaine. Le livre ayant été entrepris sous l’impulsion de Pétain, de Gaulle propose de le dire clairement dans un Avant-propos dont il lui soumet le projet. Il s’en suit un échange de lettres et de propos peu amènes. Pétain, vexé d’avoir été mis devant le fait accompli, affirme que « ce travail lui appartient », qu’il se réserve le droit de s’opposer à la publication. De Gaulle considère au-contraire que le Maréchal peut lui donner des ordres en matière militaire mais pas sur le plan littéraire. Finalement les deux hommes se rencontrent et semblent tomber d’accord. À la suite de quoi, le Maréchal fait parvenir l’Avant-propos qu’il souhaite voir placer en tête de l’ouvrage. De son côté, de Gaulle envoie directement à Plon, sans prévenir Pétain, une dédicace légèrement modifiée qui sera finalement publiée (elle exclut les allusions, souhaitées par Pétain, aux chapitres II à IV et aux années de rédaction 1925-1927) : « À Monsieur le Maréchal Pétain qui a voulu que ce livre fût écrit, qui dirigea de ses conseils la rédaction des cinq premiers chapitres et grâce à qui les deux derniers sont l’histoire de notre victoire ». Le combat d’ego se solde par une rupture définitive entre les deux hommes. La dédicace disparaîtra dans les rééditions d’après-guerre. Pour Pétain, de Gaulle est désormais « un jeune vaniteux, présomptueux et ingrat » ; pour de Gaulle, Pétain est « un homme exceptionnel, un chef exceptionnel », mais « mort en 1925 », un « vieillard » « triste enveloppe d’une gloire passée » qui « courait les honneurs ».
En mars 1935, Pétain confiait déjà au futur général Conquet, « Je sais, de Gaulle a de la hauteur, de l’assurance, une volonté tenace, de beaux talents, une mémoire incomparable. Mais j’ai moi-même une difficulté avec lui ». Toujours selon Conquet, Pétain aurait donné son accord pour inscrire de Gaulle au tableau d’avancement, en 1938. L’admiration de De Gaulle pour Pétain, semble s’estomper progressivement à partir de la guerre du Rif (1925). Il ne reproche pas au Maréchal le succès dans la pacification du Maroc, obtenu en collaboration avec les forces espagnoles du directoire du général Miguel Primo de Rivera. De Gaulle n’est pas et ne sera jamais un anticolonialiste primaire. Son fils Philippe, explique qu’au contraire il louait l’exemple prodigieux des Romains en Gaule « dont ont tant appris », et disait même : « Seuls les imbéciles ne reconnaissent pas la colonisation, même si elle n’a pas toujours été tendre à cause de leur propre barbarie. Ils oublient qu’ils ont été colonisés parce qu’eux même étaient incapables ». Et encore : « Les Américains ont toujours considéré que la colonisation était de l’exploitation. Mais c’est d’abord le développement ! On voit bien qu’ils n’ont pas été colonisés par les romains » [La politique des colons Américains et de leur gouvernement envers les Amérindiens avait été il est vrai impitoyablement marquée, et de manière indélébile, par les massacres, les viols de traités et les déportations. Après ce traitement, les Indiens d’Amérique du Nord n’existaient qu’à dose homéopathique (à la différence de ceux de l’Amérique hispanique), et les dirigeants états-uniens ne pouvaient pas être portés à imaginer la possibilité d’une colonisation humaniste et développementaliste]. Mais l’anticolonialisme n’était pas ici au cœur du différend. Ce que de Gaulle reprochait à Pétain c’était d’avoir accepté la mission des républicains-socialistes Painlevé et Briand d’aller au Maroc pour remplacer le maréchal Lyautey. De Gaulle prenait parti pour Lyautey le monarchiste, le colonialiste anti-assimilationniste, respectueux de la culture locale, qui souhaitait ménager Abd El Krim, contre Pétain, le républicain, aux ordres du Cartel des gauches, un gouvernement, laïciste, assimilationniste, qui voulait coûte que coûte en finir avec la révolte.
La comparaison entre Pétain et de Gaulle ne manque pas de susciter l’indignation de beaucoup d’adulateurs et de contempteurs mais elle n’en est pas moins riche d’enseignements. Ces deux militaires, ces deux hommes d’État, déclenchent toutes les passions, l’adulation et la reconnaissance autant que l’hostilité et la haine. Deux vies, deux destins aux antipodes, qui pourtant restent liés par l’histoire. L’un, Pétain, fils de laboureur, « vainqueur de Verdun », maréchal glorieux de la guerre de 14, « pacificateur du Maroc », académicien, vieux chef d’État de Vichy rappelé, condamné à mort, frappé d’indignité nationale pour collaboration avec l’ennemi, meurt couvert d’opprobre, isolé dans sa cellule, à l’âge de 95 ans (1951). L’autre, de Gaulle, fils de professeur en khâgne, général rebelle, insoumis, chef de la France libre, vainqueur à la Libération, démissionnaire en 1946, de retour en 1958, élu premier président de la Ve République, se retire après avoir été désavoué lors d’un référendum (1969) et meurt solitaire dans sa résidence de la Boisserie à l’âge de 79 ans (1970). L’un, Pétain, le militaire républicain, agnostique, grand séducteur de femmes, bel homme, célibataire endurci, se marie à soixante ans avec une femme divorcée, Annie, la compagne fidèle et aimante des années de gloire et de sordides galères. L’autre, de Gaulle, le militaire républicain, fervent catholique, homme de lettres, brillant conférencier, leader charismatique au physique ingrat mais distingué, se marie à trente et un ans avec une jeune femme, la conseillère et le soutien indéfectible de toute sa vie, « Yvonne sans qui rien ne serait fait ».
Deux carrières exceptionnelles, deux ascensions fulgurantes mais tardives. Le colonel Pétain a 58 ans et est en préretraite lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Il est élevé à la dignité de maréchal de France en 1918 pour services rendus à la République. Vingt cinq ans plus tard, c’est un vieillard de 84 ans qui est élu par l’Assemblée nationale à effet de promulguer une nouvelle Constitution de la République (un projet de Constitution républicaine, qui sera signé par Pétain en janvier 1944, mais jamais promulgué). En 1945, définitivement sur la touche le président de la République, Albert Lebrun, dira : tout a été fait dans les formes, le changement de gouvernement, l’armistice, le sabordage des assemblées. Lors de ce vote des pleins pouvoirs « au gouvernement de la République sous l’autorité de Pétain », le 10 juillet 1940, sur 649 parlementaires présents, 569 votent pour et 80 contre [parmi les votes favorables 286 sont de gauche et du centre-gauche, 237 de droite et du centre-droit et 46 non inscrits. Les députés de gauche sont ceux qui ont été élus le 3 mai 1936 sous les couleurs du Front Populaire, à l’exception des communistes qui ont été exclus de la chambre par le gouvernement Daladier à la suite du pacte germano-soviétique. Refusant de voir dans le conflit une guerre patriotique, le parti communiste était alors considéré comme un allié objectif de l’ennemi. Par le décret du 26 septembre 1939, les députés qui n’avaient pas rompu avec le PCF avaient été déchus de leur mandat et internés de même d’ailleurs que beaucoup de ressortissants des pays ennemis quelque soit leur race ou leur religion]. Mais en juin 1940, l’adhésion à Pétain est presque complète au sein de la classe politique et quasi-totale dans l’opinion publique.
Lorsque le général de Gaulle fonde et dirige la France Libre, en juin 1940, il est âgé de 50 ans (Il a trente quatre ans de moins que Pétain). Mais en revanche, en 1958, c’est un homme relativement âgé – il a 69 ans – qui, après avoir été investi le 1er juin président du conseil par l’Assemblée nationale (329 voix pour et 224 contre), fait adopter la Constitution de la Ve République le 4 octobre et est élu, président de la République, par un collège électoral de 80 000 grands électeurs, le 21 décembre de la même année.
Pétain – de Gaulle, deux chefs de guerre, deux hommes d’État avec la même fermeté de caractère et la même indépendance d’esprit, du moins lorsqu’ils sont jeunes ; deux officiers qui ont un courage physique semblable et une même détestation des passe-droits et des compromissions. Deux leaders qui, lorsqu’ils estiment que les intérêts de la nation, de la République et du peuple l’exigent, peuvent se montrer inflexibles, sinon impitoyables. Pétain, réputé économe en vie, n’hésite pas à faire fusiller 50 soldats pour mettre un terme aux mutineries de 1917 ; militaire avant tout, il réprime la révolte du Rif aux ordres du Cartel des gauches ; chef de l’État français pendant l’Occupation, il est jugé responsable de la mort de près de 60 000 déportés-résistants et de la disparition de 75 000 juifs sur 330 000 juifs présents en métropole [25 000 Français juifs et 50 000 étrangers, parmi lesquels 12 000 juifs étrangers réfugiés dans la zone libre qui sont livrés aux autorités allemandes après l’invasion générale de novembre 1942 ; les Juifs des pays du Maghreb, environ 400 000 restant hors de portée de l’Occupant ; une proportion moindre que celle des autres pays d’Europe occupés mais néanmoins supérieure à celle de l’Italie mussolinienne, 7 800 juifs ayant disparu lors de l’occupation allemande de l’Italie, de septembre 1943 à mai 1945][1].
De Gaulle reste quant à lui silencieux devant la répression extrajudiciaire de 1944-1946 (de 10 000 à 40 000 morts selon les sources); il se montre indifférent devant l’exode d’un million de Français d’Algérie (en 1962) et la disparition de 2000 à 3000 d’entre eux. Il refuse de rapatrier les « réfugiés » musulmans qui ne retournent pas dans « la terre de leurs pères » sacrifiant 60 000 à 80 000 harkis massacrés par le FLN et l’ANP ; il n’hésite pas non plus à faire éliminer ses ennemis de l’OAS (qui à cinq reprises ont tenté de l’assassiner), avec l’aide des « gros bras » du SAC (Service d’action civique) voire des agents secrets et des « barbouzes » du SDECE. Cela étant, tous ces faits doivent être replacés dans leur correcte perspective, ou « contextualisés » comme on dit aujourd’hui. De Gaulle et Pétain étaient-ils plus implacables dans la conduite de la guerre ou dans la répression intérieure que les grands chefs politico-militaires du XXe siècle que sont Clemenceau, Joffre, Foch, Roosevelt, Truman, Churchill ou Mussolini, pour ne citer qu’eux? On peut en discuter. Quoi qu’il en soit, on est ici à des années lumières des bilans mortifères des grands fous furieux du XXe siècle qu’ont été Hitler, Staline, Mao, Lénine, Pol Pot, etc., avec leurs fidèles collaborateurs.
Le refus de l’armistice et les raisons de la défaite
L’image d’Épinal opposant Pétain le défensif à de Gaulle l’offensif, forgée après la Seconde guerre mondiale, doit être nuancée. Pétain n’est pas foncièrement contre l’offensive ; il veut qu’elle soit efficace et la moins coûteuse possible en vie humaine. Sa doctrine, c’est l’abandon de l’attaque à tout prix au profit d’un combat plus rationnel dans lequel la préparation et la puissance de feu priment. C’est grâce à cette méthode que les pertes françaises ont diminué d’année en année pedant la Première guerre mondiale. Mais en novembre 1918, les positions sont renversées : Pétain prône l’attaque et le général Foch le retient. La méthode défensive, dira Pétain « correspondait à une période où notre matériel était tout à fait insuffisant ». S’il n’a pas « son » offensive, qui a été fixée au 14 novembre au matin, c’est parce que trois jours plus tôt, le 11 novembre 1918, les plénipotentiaires ont signé l’armistice dans la clairière de Rethondes.
Il semble que l’opposition entre Pétain et de Gaulle en ce qui concerne l’importance de l’utilisation des blindés ait été exagérée. Dans les années 30, les écrits militaires sur l’usage des blindés étaient nombreux en France, comme en Grande Bretagne et en Allemagne. Les généraux Jean Estienne et Edmond Buat ou les colonels Michel Bouvard, Aimé Doumenc et Pierre Dufour, pour ne citer qu’eux, étaient tous, comme de Gaulle, des tenants d’une armée motorisée, des adeptes des escadres de chars et de blindés. En revanche, l’efficacité du couple char-avion dans la « guerre éclair » (Blitzkrieg de Guderian et Rommel) sera surtout démontrée à partir de la campagne de Pologne, en 1939.
À suivre
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