François Bousquet créateur de la Nouvelle librairie, vient d'écrire un petit manuel de guéri la culturelle pour nos temps de reniement, intitulé Courage !. Il nous fait redécouvrir éclat d'une vertu cardinale oubliée. Dans ce dossier sur nos peurs, sa plaidoierie pour le courage s'imposait.
Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn
Vous venez d'écrire Courage ! La lâcheté n'est-elle pas le premier ennemi de l'homme, ce qui toujours l'empêche d'être lui-même ?
La lâcheté fabrique du malheur social, elle fait des opprimés et des déprimés. Elle installe un climat général dépressionnaire, fataliste, littéralement décourageant. Rappelons-nous la leçon de Thucydide : « Le secret du bonheur, c'est la liberté, et le secret de la liberté, c'est le courage ». Faute de quoi, c'est la servitude. La lâcheté nous condamne, individuellement et collectivement - à n'être pas, à n'être plus, à disparaître. Elle est elle-même disparition.
Comment fonder l'être de l'homme sur son disparaître ? Le lâche, c'est celui qui voudrait à la lettre ne pas exister, c'est celui qui pour ne pas périr physiquement consent à périr métaphysiquement. Il engage sa personne dans un processus de négation, de néantisation. Il retourne à la nuit. Que gagne-t-on à être lâche ? La survie certes, mais au prix de l’abolition de l’être de homme. « Le lâche meurt plusieurs fois par jour l'homme courageux ne meurt qu'une fois », avançait le juge Falcone. Le lieutenant-colonel Beltrame, autre héros fortuit de notre temps, aurait pu dire la même chose. La lâcheté est de toutes les époques, mais aucune jusque-là ne l'avait érigée en impératif catégorique et idéal clinique. Nos vies sont dirigées par des règles prudentielles envahissantes, des normes réglementaires, une aversion grandissante aux risques. Quand plus personne ne risque rien, plus personne ne prend de risques. Y aurait-il une fatalité inhérente aux sociétés d'abondance, de longévité et de confort qui les conduirait à produire de tout en excédent, sauf de la bravoure, mère de toutes les vertus ? Le courage, qui était jadis la vertu suprême, n'est plus loin d'apparaître comme une infirmité mentale, socialement inutile, sinon même contre-productive, puisqu'il ne relève pas de la sacro-sainte théorie du choix rationnel qui postule la recherche du plus grand bénéfice au moindre coût par tous les agents économiques. Les grands théoriciens du libéralisme et de l'utilitarisme, de David Hume à Adam Smith, ont attaqué, bille en tête, le courage, trop dépensier, pas assez rentable, pour entrer dans l'équation de la pensée économique. À cet égard, lire les sept péchés capitaux à l'aune de la philosophie libérale est très instructif. Ce ne sont plus des péchés capitaux, mais les vertus mêmes du capital.
Vous n'avez pas de mots trop durs contre les traîtres... Qu'est-ce qu'une trahison ?
Dans l'ancien monde, la trahison était le péché suprême. Voyez Judas. Dans L'Enfer de Dante, les traîtres croupissent dans la froidure inhumaine du dernier des cercles, le neuvième, au plus profond des enfers, là où la souffrance des damnés est la plus atroce. Pour les Anciens, la trahison demeurait le plus noir des crimes, elle qui charrie la lie de l'humanité, son inhumanité, parce que déliée des chaînes invisibles qui relient le fils à la mère, le frère à la sœur, le Même au Même. Que faire des traîtres ? Ceux qui rompent les liens du sang et de l'amitié ? C'est une question qui a hanté les âges antérieurs, pas le nôtre. Qui parle de trahison aujourd'hui, au temps des allégeances multiples, de la valse des dés-affiliations et réaffiliations, des désengagements et réengagements ? Comment la trahison survivrait-elle à un monde régi par le contrat et les droits individuels, où la loyauté se résume à la clause d'exclusivité au bas d'un contrat de travail, où l'identité n'est plus qu'un bricolage hybride ? Un monde où la force des liens faibles fait pendant à la faiblesse des liens forts ? Pour fonctionner à plein, la réprobation morale qui frappe la trahison présuppose une permanence des engagements et des liens, une continuité de l'être, quelque chose à trahir, une histoire commune. On en est loin. N'est-ce pas la trahison qui a désormais acquis une valeur exemplaire, qui est recommandée, sinon recommandable, elle qui ouvre les carrières, alors que le courage en ferme l'accès ? « Quelle misère ! D'ailleurs, les traîtres sont devenus intouchables. Ils sont tellement nombreux à se bousculer dans la trahison que personne néprouve plus la moindre sensation que ces gens-là sont en train de nous trahir en bloc », s'étrangle Jean Raspail dans Le Camp des saints par la bouche d'un de ses personnages, Jules Mâchefer, rédacteur en chef de La Pensée nationale. La trahison serait-elle reine des fins de règnes, elle qui est devenue un placement, sinon un gisement ? Le filon des félons.
Vous fondez votre quête du courage sur la tradition grecque. Pourquoi préférez-vous, selon une de vos formules, l'épique à l'éthique ?
Disons que j'essaye de poser les conditions d'une éthique de l'épique. Comment refaire des hommes courageux ? C'était la fonction de la paedeia grecque, l’« éducation », au sens d'élévation, d'accomplissement. Il s'agissait de construire des hommes dont l'honneur, propre aux aristocraties plutôt qu'aux démocraties, allait constituer la vertu centrale. La paedeia visait à l'excellence, sur le champ de bataille ou dans la vie de la cité. Elle s'adressait aux aristoï, à l'élite, aux meilleurs. À l'Académie, le courage philosophique. Au gymnase, le courage physique. À l'agora, le courage politique.
Vous vous attardez sur Soljénitsyne. En quoi est-il un maître de courage ?
« Toute ma vie, j'ai couru comme dans un marathon », disait Soljénitsyne. C'était un athlète et un moujik. Ses livres ont été comme un coup de tonnerre. Ils ont produit une onde de choc plus grande encore que le rapport Khrouchtchev. Si on devait résumer le XXe siècle russe, deux noms se dégageraient comme la thèse et l'antithèse, le jour et la nuit le sien et celui de Staline. Celui qui envoyait à la mort et celui qui en est revenu. À eux deux, ils offrent ce mélange sans pareil d'anarchie et d'autocratie, de foi et de nihilisme, de bien et de mal, de malédiction et de messianisme, qui caractérise ce pays-continent - un sixième des terres émergées. Tout était surdimensionné chez Soljénitsyne. Les livres, la stature, le fardeau, la russité, le public, tout, sauf une chose le refus qu'il a adressé au mensonge. Car cette dissidence est commune à tous les hommes. Elle se trouve en dépôt en chacun de nous. Comme une graine. À charge pour les uns et les autres de la cultiver. C'est « le grain tombé entre les meules », pour reprendre le titre du second volet de ses mémoires. Tout broyé qu'il fût, il regrainera tout esseulé, il sera pollinisé tout piétiné, il germera de nouveau. Ce grain, c'est celui du courage.
Vous proposez Antonio Gramsci comme maître de l'action. Avait-il donc su prévoir quelque chose de notre époque ?
On connaît son fameux diagnostic sur la crise que nous traversons : « La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. » Le grand mérite de Gramsci, c'est de nous fournir les outils pour nous libérer des jougs et des servitudes. Il demeure le grand théoricien du combat culturel. Le combat culturel, c'est l'idée qu'il faut d'abord gagner la bataille des idées et des représentations pour envisager pouvoir conquérir un jour le pouvoir politique. Le révolutionnaire Gramsci doit être pour nous ce que le conservateur Cari Schmitt est pour la gauche un accélérateur d'intelligence un homme dont les concepts nous aident à penser notre condition historique. Il avait en tête le précédent du christianisme en ses débuts, devenu hégémoniquement dominant à la fin du monde antique, lorsque Constantin en a fait la religion impériale au tournant du IVe siècle. Au préalable, la nouvelle religion avait déjà largement conquis le cœur de Rome, grâce à la ferveur de ses disciples, grâce à leur efficacité disciplinaire, grâce à l'exemplarité de ses martyrs. Lesquels avaient créé les conditions de l'hégémonie idéologique en imposant une direction morale et spirituelle au monde antique - le « contrôle social de la production spirituelle ». C'est le modèle à imiter, même si on n'ignore pas qu'il ne suffira pas. C'est cependant à nous d'inventer le cadre stratégique que nous voulons lui donner. C'est-à-dire que nous devons développer notre propre art de la guerre culturelle. Si Gramsci privilégiait les guerres de position, nous sommes contraints, nous, aux guerres de mouvement. La guerre de position présuppose l'affrontement de forces suffisamment puissantes. Gramsci pouvait alors le penser, l'unité de la masse prolétarienne s'offrant aux communistes comme un robuste corps d'armée soumis à la discipline du parti. Nous n'avons rien de semblable aujourd'hui, rien que de petites unités mobiles disséminées au sein d'un peuple démembré. Notre théâtre d'opération doit être d'une autre nature, plus subversif, plus offensif, plus imaginatif. Il a déjà un nom la guérilla culturelle. Autrement dit, la guerre asymétrique. La guerre asymétrique est une guerre du faible au fort, du dominé au dominant. Pourquoi devons-nous choisir ce terrain de l'asymétrie ? Parce que c'est lui qui nous a choisis. Nous sommes des outsiders, des gens en dehors, exclus du Système nous devons recourir aux stratégies des outsiders, lesquelles sont non-conventionnelles, asymétriques donc. Les stratégies conventionnelles ne fonctionnent que pour les insiders, les inclus - ceux qui sont dans le Système, n'ont nulle intention de le quitter, encore moins de nous y laisser entrer. Notre modèle stratégique, ce doit donc être David contre Goliath, seule façon pour le « petit » de battre le « gros » le déstabiliser en le coupant de son univers de référence. C'est le seul moyen de corriger le déséquilibre des forces. Alors peut-être pourrons-nous espérer voir nos idées triompher.
François Bousquet, Courage ! Manuel de guérilla culturelle, La nouvelle librairie éditions, 248 p., 12€
monde&vie 24 octobre 2019 n°977
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