jeudi 29 octobre 2020

Albert Camus l'indompté

Au terme de l'année Camus, on constate que si beaucoup a été dit, des points sont restés largement dans l'ombre. Au cœur des écrits de Camus se trouvent le choc des cultures, les violences des sociétés multi-ethniques, le face à face entre l'Islam et les Européens. Redécouvrons Camus. L'envers et l'endroit, pour reprendre le titre de son premier livre.

Philosophe, écrivain, journaliste. Camus était tout cela. Un journaliste devait être selon lui « un écrivain au jour le jour ». Dans ses textes, qu'il s'agisse de reportage comme « La misère en Kabylie » dans Alger républicain, ou dans ses éditoriaux Camus hésite souvent entre le je et le nous. Il n'y a là rien d'anodin. La tragédie est individuelle (L'étranger), la révolte est collective. On a beaucoup ricané de Camus et son rapport à la politique. « Belle âme », a-t-on entendu. « Philosophe pour classe terminale ».

Alors que beaucoup d'intellectuels ont été fascinés par une radicalité qui parfois leur tenait lieu de virilité, Camus défend l'idée que la politique n'est pas faite pour se donner des frissons, mais pour que le peuple vive mieux, libre et digne. « La justice, c'est que les enfants mangent à leur faim et n'aient pas froid. » Camus défend des positions élémentaires « Pour la liberté en politique, pour la justice en économie. » Un peu court ? Camus n'est pas un politologue, c'est un instinctif. Sa répulsion devant l'Espagne de Franco rejoint celle d'Orwell et Bernanos. Camus n'aime pas le réalisme politique. C'est un homme de l'ancienne France, un Péguy d'outre-Méditerranée. Collaborateur du journal résistant Combat, où il écrit son fameux éditorial du 21 août 1944 « De la Résistance à la Révolution », Camus est vite passé de l'antifascisme à l'antitotalitarisme. Son bref passage au Parti communiste algérien, simple subdivision du PCF en Algérie (1935-37) l'avait guéri de toute appétence pour les organisations totalitaires et, pour ce que son professeur Jean Grenier appelait l'esprit d'orthodoxie(1). Camus n'aime ni l'absolu ni le relativisme. C'est dans cette recherche de sens que s'inscrit le roman autobiographique inachevé paru il y a 20 ans, Le Premier Homme, roman-témoignage et roman d'apprentissage.

Avec ce dernier livre inachevé, il s'agit de répondre à l'énigme de l'être sans destin. Comment donner sens à l'être ? Comment opposer un Premier Homme au « Dernier Homme » de Nietzsche, l'auteur qui ne cesse de hanter Camus ? La dimension de saga familiale est réelle : Cormery n'est autre que le nom de l'un de ses ancêtres, pauvres gens venus s'installer sur cette terre d'Algérie. Camus veut ainsi « sauver l'histoire des vaincus et des perdants » comme l'écrit Paul Ricœur. L'histoire de Jacques Cormery, c'est celle de Camus. Plus qu'une histoire, c'est une expérience, celle du mal dans la monde, celle de la quête du père, celle de la remontée vers l'origine. C'est, après le cycle de l'absurde et celui de la révolte, l'amorce avec le Premier Homme d'un cycle de l'amour.

Une certaine idée de la France et de l'Algérie

Camus n'est pas cet athée qui manierait l'ironie à propos des questions ultimes. Il est aussi éloigné d'un dévot fanatique que d'un athée. Camus est un inquiet. Il ne croit pas à la transcendance. Il n'est pas non plus désabusé. Il croit à la vie, à la force de la vie, et surtout à la responsabilité dans la vie. C'est de sa conception de la responsabilité que découlent ses conceptions politiques. Sans les masses, le chef n'existe pas, explique Hannah Arendt. C'est pourquoi l'antitotalitaire Camus ne prône pas la révolte des masses, mais l'homme révolté. Ce n'est pas la masse qui émeut Camus mais « les meilleurs et les purs » (L'homme révolté). On a rapproché La peste de Camus du Hussard sur le toit de Giono et de 1984 d'Orwell. Le roman de Camus est le seul de ces trois livres qui montre la possibilité de sortir d'une épidémie avant tout mentale. Les points communs ne sont pas minces. « La faute de presque tous les hommes de gauche est qu'ils ont voulu être antifascistes sans être antitotalitaires », notait Orwell. Camus ne se trompe pas. Le thème de sa pièce L'état de siège est la « tyrannie totalitaire. » Quand Camus définit le totalitarisme hitlérien comme la « destruction des âmes », cela vaut pour tous les totalitarismes. « Le but de l'éducation totalitaire, note Hannah Arendt, n'a jamais été d'inculquer des convictions, mais de détruire la faculté d'en former aucune » (Le système totalitaire). Il voit clairement que le « tout est permis » des totalitarismes se fonde sur le « tout est possible » propre à la modernité. La racine du cynisme des régimes totalitaires est l'idéalisme et l’hubris. Face au totalitarisme, Camus défend la stratégie du grain de sable. « Il a toujours suffi qu'un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer. » Camus adopte comme mot d'ordre (Diego dans L'état de siège) ce qui sera la formule de Vaclav Havel : « Ni peur ni haine. »

Camus, c'est aussi une certaine idée de la France et de l'Algérie. Une idée complexe qui rencontre les questions identitaires actuelles. L'Algérie est pour lui plus proche de l'Espagne et de l'Italie que de Paris, elle-même plus proche de Prague, par exemple, que d'Alger. La France « de Dunkerque à Tamanrasset » est pour Camus un slogan insensé. L'Algérie est la patrie naturelle des Algériens français ou musulmans, mais la France n'est pas leur patrie naturelle. Ce qui fait la singularité de Camus et son universalité, c'est qu'il est totalement traversé par les contradictions de son temps. Il se refuse à les résoudre par des tours de passe-passe idéologique.

Les instituteurs, les professeurs de Camus sont bien souvent à la fois des hommes de gauche, des pacifistes, des hommes qui ont une vision civilisatrice de la France et, en même temps, une vision émancipatrice. Camus fait partie de ces antifascistes qui détestent la guerre. Il exécrait les outrances patriotardes, mais il a détesté voir la France humiliée en 1940-44. L'idée de patrie ne sera jamais pour Camus un totem. Et l'Algérie ? Elle se situe pour Camus à la périphérie de l'Europe, mais aussi à la périphérie du monde arabo-musulman. Trop européenne pour être arabe, trop africaine pour être musulmane (croit-il) ou européenne. Illusion de Camus sans doute. Illusion aussi quand il évoque « les États-Unis d'Europe [comme] étape vers l'unité mondiale. » Lucidité quand Camus affirme qu'en 1945 la France a cessé d'être une grande puissance.

L'impossibilité des hybridations culturelles durables

Dans l'affaire algérienne, Camus refuse les solutions simples à un problème complexe. Les solutions simples ne sont pas des solutions. L'Algérie du FLN a préféré la justice à sa mère. En conséquence, elle a tué la mère de l'Algérie, qui était la France, car c'est la France qui a enfanté (brutalement, cela doit être dit) l'Algérie, et l'Etat-FLN n'a jamais fait régner la justice. Ce que veut Camus, c'est la fin de la misère arabe et l'égalité des droits, rejoignant les positions de Ferhat Abbas avant 1947. Il récuse le terrorisme indépendantiste, un crime et une erreur selon lui. Le regard que porte Camus sur le peuple d'Algérie évoque Péguy. La plupart des Français d'Algérie sont pauvres, relève Camus. La plupart des Arabes sont misérables. C'est le moment où Germaine Tillion dénonce la « clochardisation » des Arabes (L’Algérie en 1957 Minuit, 1957). Lutter contre la misère dit Camus. Dans la misère, il y a le déni d'une dignité, ce qui n'est pas le cas dans la pauvreté. Il s'illusionne sans doute sur la possibilité d'une société multiculturelle. C'est Jean Amrouche, Kabyle et chrétien, qui affirme l'impossibilité des hybridations culturelles durables(2)

Camus ne voit pas la dimension symbolique du fait colonial, le fait que, même pauvre, le Français, l'Européen fonctionnaire des postes ou ouvrier à la manufacture de tabac, symbolise la francisation forcée d'une terre avant tout arabe aux yeux des premiers occupants. La présence française est vue comme une occupation. Du reste, la séparation raciale rejoignait en bonne part la séparation sociale. « Le lycée tournait le dos à la ville arabe », note Camus. Quand, rarement, un Arabe devenait lycéen, il tournait le dos à sa langue, à sa culture, à son histoire, à sa famille. Ces réalités que Camus ne perçoit pas spontanément, en homme de gauche qu'il est, en fils des Lumières qu'il est à sa façon, elles finissent par s'imposer à lui. C'est là tout le drame. À partir de 1956, Camus ne croit plus en une solution de paix pour l'Algérie, malgré ses appels à une trêve civile. Le massacre de Philippeville en 1955 a accentué la répression du côté français. Il a accentué le fossé entre deux populations. Camus évoque le différentiel démographique entre Français et Arabes. Il parle d'une « menace invisible ». Un personnage de L'hôte (intitulé Caïn dans un premier jet) dit : « Nous sommes assiégés, tous ensemble. » On lit encore dans Le Premier Homme : « La garde veillait pour défendre les assiégés. »

Camus ne comprend pas tout de suite que le FLN a éliminé le MNA, le MTLD, l'UDMA. Son erreur est sans doute de penser qu'en politique, ce ne sont pas toujours les plus primaires qui gagnent, de penser qu'en supprimant l'injustice, on supprimera le nationalisme algérien. « Il n'y a jamais eu encore de nation algérienne », écrit-il avant son accident. Il y a un début à tout. L'indépendance algérienne était inéluctable et de Gaulle l'avait vu. Mais elle eut tout gagné à faire leur place aux Algériens d'origine française. Il eut fallu pour cela une Algérie laïque, un Bourguiba ou un Mustafa Kemal algérien. La vérité profonde de Camus était qu'il ne voulait pas que le monde se défasse. Camus défend la civilisation comme travail éthique sur soi, contre le « consentement meurtrier », pour reprendre la formule de Marc Crépon.

« Comme un héritage, la terre divise mais aussi relie », disait Jean Pélégri(3). Camus pensait que partager la même terre pouvait relier Arabes et Français, à condition que l'Algérie ne soit pas une « nation musulmane », mais une nation où vivent aussi des non-musulmans. Raymond Aron, comme bien souvent, était plus lucide. « En dépit de sa volonté de justice, de sa générosité, M. Albert Camus n'arrive pas à s'élever au-dessus de l'attitude du colonisateur de bonne volonté. À aucun moment, il ne semble comprendre l'essence de la revendication nationale et la légitimité de cette revendication » (L'Algérie et la République, Plon, 1958).

Quand bien même Camus était-il en train de comprendre cette irrésistible aspiration nationale, cela aurait rendu nécessaire d'écouter le message de son discours, à l'occasion de la remise de son Prix Nobel : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. »

1). Cf. Jean Monneret, Camus et le terrorisme, Michalon, Paris 2013.

2). Un Algérien s'adresse aux Français, de Jean El Mouhoub Amrouche, L'Harmattan, Paris 1994.

3). Ma mère l'Algérie, de Jean Péligri, Actes Sud, Arles 1990.

Pierre Le Vigan éléments N°150 janvier-mars 2014

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