La résistance de l'Alcazar de Tolède aux assauts des « rouges » reste l'un des épisodes les plus connus de la guerre civile espagnole, par sa charge symbolique et par la dimension cornélienne du dilemme tragique qui se posa au colonel Moscardo, commandant la défense de la citadelle. Un livre revient sur ce fait d'armes fameux.
D'innombrables livres et articles ont été consacrés à cet événement emblématique de la guerre civile espagnole, mais les polémiques et les approximations, parfois délibérées, ont été nombreuses. Alain Huetz de Lemps, s'appuyant sur une solide documentation, livre une synthèse précise du poignant drame qui s’est joué à Tolède dans la fournaise de l'été 1936.
Rappelons les faits : le mouvement « el glorioso movimiento » de révolte contre la subversion marxiste en passe de bolcheviser l'ensemble de l'Espagne, débute au Maroc le 17 juillet 1936. L'insurrection réussit dans nombre d'agglomérations mais échoue à Barcelone et surtout à Madrid. Les autorités républicaines de la capitale se livrent à une violente répression et envoient des colonnes armées s’assurer du contrôle des cités voisines : Alcala, Guadalajara et surtout Tolède. Cette petite ville possède une importante fabrique d'armes (en temps ordinaire, 1500 ouvriers y travaillent), environ un million de cartouches y sont entreposées.
En raison des congés d été, beaucoup d'officiers ont quitté Tolède. Le commandement de la place est assumé par le militaire le plus ancien dans le grade le plus élevé le colonel don José Moscardo Ituarte (1878-1956), directeur de l'École Centrale de Gymnastique de l'Armée. Un homme que Robert Brasillach et Maurice Bardèche, dans leur Histoire de la Guerre d'Espagne(1) décrivent à « l'anglo-saxonne » en trois adjectifs : « Exact, honourable, conscientous ». Les 19 et 20 juillet, agissant de son propre chef, Moscardo parvient à contrer l'ordre du gouvernement de transférer le stock de munition à Madrid. Il tergiverse, prétexte du manque de moyens de transport, gagne du temps pour faire main basse sur les cartouches et, surtout, pour permettre aux gardes civils des campagnes environnantes et à leurs familles, promis à une mort quasi-certaine, de se regrouper à l'Alcazar, l'imposante citadelle de Tolède.
Le terme « Alcazar » vient de l'arabe « al qasr » : édifices entourés de murailles. Depuis la nuit des temps, l'Alcazar de Tolède est le siège du pouvoir politique et militaire local. Il a été, tour à tour, un gouvernorat romain, un palais wisigothique, une forteresse arabe. Maintes fois, il a été incendié. En 1875 la forteresse a été restaurée et, en 1883,l’Académie Militaire d'Infanterie s'y est installée.
Le 22 juillet, Moscardo, qui n a pas assez de monde pour défendre toute la ville, abat son jeu et se barricade dans 1 Alcazar et quelques-uns des bâtiments qui l'environnent) avec 847 gardes civils, 185 officiers et élèves de l'École de gymnastique, 85 phalangistes et militants nationalistes et 6 cadets de l'École militaire (qui, à cette époque de l'année, sont en vacances 600 femmes et enfants, pour la plupart parents des assiégés, 3 sœurs de la Charité et leur supérieure, ainsi que 2 médecins militaires et 1 chirurgien-major trouvent également refuge dans la citadelle.
La terreur rouge s'abat sur Tolède
À Tolède, les sinistres « patrouilles de l’aube » pourchassent les « vaticano-fascistes » et les fusillent dos au mur. Selon Antony Beevor(2) 400 personnes sont assassinées entre le 20 et 31 juillet. La vindicte marxiste vise particulièrement le clergé : 42 des 67 prêtres de la cathédrale trouvent la mort, ainsi que 40 des 58 autres desservants des églises de la ville(3). Aucun ecclésiastique ne s’est réfugié en temps utile dans la forteresse. Tout est allé trop vite. Moscardo lui-même n'a pas pu aller chercher son épouse, dona Maria, réfugiée chez un ami avec ses fils cadets, Luis, 24 ans, et Carmelo, 17 ans. (L'aîné de la fratrie, officier, a été fusillé à Barcelone, en même temps que beaucoup d'autres militaires, on l'apprendra longtemps après). Les proches du colonel sont identifiés et pris en otages.
Cependant, la vie s'organise dans l'Alcazar, véritable dédale de chambres, de hautes salles et de galeries. Par endroit, les murailles atteignent 3,5 mètres d'épaisseur. Surtout, la forteresse est riche de souterrains, parfois creusés dans la roche granitique. L'eau, prélevée dans les citernes, est rationnée à raison d'un litre par personne et par jour pour la boisson, la lessive et la toilette. Or nous sommes au sud de Madrid, une région ou il règne en été une chaleur caniculaire.
Les assiégés n'ont pas prévu que le siège durerait. Pour se ravitailler, ils opéreront plusieurs raids en ville et mettront la main sur le contenu d'un entrepôt de blé. Environ 200 chevaux et mulets vont leur permettre de manger de la viande fraîche (faute de sel, on saupoudre les quartiers de viande avec du salpêtre gratté sur les murs) et d'alimenter avec leur graisse quelques lumignons improvisés, car, bien sûr, l'électricité est coupée. Leurs stocks de médicaments sont importants, mais ils n’ont pas d'anesthésiques. 180 opérations chirurgicales, dont 14 amputations, devront être pratiquées à vif…
Véritable miracle, malgré la malnutrition, la promiscuité, le manque d'hygiène, la citadelle ne connaît pas d'épidémie. Le bilan des 68 jours de siège sera de 82 morts au combat, 430 blessés, 2 morts naturelles, 3 suicides, quelques disparitions (désertions) et… 2 naissances.
L'effectif des attaquants fluctue entre 2000 et 5 000 asaltos (la police républicaine) et miliciens anarcho-syndicalistes. Parmi ces derniers, on voit beaucoup de « touristes » d'un genre spécial des fiers à bras madrilènes, en salopettes et en espadrilles, qui vont à Tolède pour passer la journée, s’esbaudir devant le pilonnage et faire le coup de feu après avoir pique-niqué avec leurs pareils et quelques garces. D'énormes quantités de cartouches sont gaspillées en tirs inutiles. À leur retour, ces combattants du dimanche se pavanent et prétendent qu'ils reviennent du front. Cette nouba révolutionnaire perdurera jusqu à la fin du siège.
Le 23 juillet, le chef de la milice, un avocat, menace par téléphone Moscardô d'exécuter son fils cadet Luis, qui vient d'être capturé, s'il ne rend pas la place. L'héroïque colonel refuse et conclut un bref entretien avec le jeune homme en lui disant «... recommande ton âme à Dieu, donne un Viva au Christ-Roi et meurt comme un patriote ». Luis sera fusillé un mois plus tard, en même temps que 63 autres prisonniers, dont plusieurs pères maristes. Le massacre aurait été décidé en représailles à un bombardement aérien qui avait fait huit morts et 32 blessés chez les miliciens (il s’agissait en fait d'une erreur de l'aviation républicaine !). Des historiens « bien-pensants » ont affirmé par la suite que cette tragique conversation téléphonique entre Moscardô et son fils avait été fabriquée de toutes pièces à des fins de propagande. Alain Huetz de Lemps, après avoir confronté les témoignages, conclut à l'authenticité de ce drame.
Âprement disputée, la citadelle reste entre les mains des nationaux
Tout au long du mois d'août, les offensives républicaines sont constamment repoussées. Les défenseurs tiennent bon, même quand l’artillerie rouge se déchaîne. En tout, 11 800 obus s’abattent sur la forteresse, occasionnant d'immenses dégâts, mais la résistance ne faiblit pas. À la mi-septembre, les républicains ont hâte d'en finir car les nationaux progressent à grande vitesse sur les routes d'Estrémadure. Inquiets, ils tentent un grand coup. Des dinamiteros asturiens creusent deux galeries sous le mur occidental de l'Alcazar et les remplissent de cinq tonnes de dynamite.
À l'aube du 18 septembre, 86 obus de 15,5 en prélude, s'abattent sur l'Alcazar. Puis, à 7 heures du matin, la grande tour sud-ouest est soufflée par l'explosion de la mine qu’actionne en personne Francisco Largo Caballero (surnommé le « Lénine espagnol »), venu à Tolède avec sa camarilla et la presse internationale pour l'occasion. Tout un pan de la citadelle s’effondre, mais cet écroulement spectaculaire ne cause quasiment aucune perte chez les nationaux, qui ont évacué à temps la partie du bâtiment menacée. Une deuxième mine fait long feu. Les assauts lancés alors par plus de 3000 miliciens, appuyés par des blindés et des auto-mitrailleuses échouent tour à tour.
Il s en est fallu de peu. La foi ardente des assiégés dans la divine providence et dans le Christ Roi - sur laquelle insiste ajuste titre Alain Huetz de Lemps - va être récompensée après 68 jours de combats, ils sont sauvés in extremis par les troupes dépêchées par le général Franco. Lorsque, le 27 septembre, regulares marocain et légionnaires du Tercio (la Légion étrangère espagnole pénètrent dans Tolède, ils ont la bonne surprise de découvrir que la fabrique d'armes est intacte. À la tombée de la nuit, une section de Maures fait sa jonction avec les hommes de Moscardô. L’Alcazar est délivré. Paniques, quelques groupes de miliciens restés en arrière résistent çà et là, désespérément, mais les jeux sont faits. On perquisitionne partout. Les assiégeants de la veille, assiégés à leur tour dans les maisons qu'ils occupent, sont pris et passés au fil de l’épée. Les combats ne sont pas encore terminés, le 29 lorsque le général Franco fait son entrée.
Au sortir des ruines de la forteresse, Francisco Franco, très ému, murmure : « La libération de l’Alcazar est la chose que j'ai le plus souhaitée dans mon existence. Désormais, la guerre est gagnée ». À long terme, il a raison.
Le dilemme du général Franco
Selon certains stratèges en chambre, la raison militaire aurait été pour Franco de donner Madrid comme objectif prioritaire à ses troupes et d'abandonner l'Alcazar à son sort. En détournant ses colonnes mobiles au secours de Moscardô, il aurait accordé un précieux répit aux républicains pour s’organiser et s’armer. En réalité, après avoir hésité, Franco a lucidement subordonné l’objectif militaire au facteur moral : il fallait coûte que coûte délivrer les assiégés, devenus les preux d'un combat qui avait pris le caractère d'une croisade contre le communisme. Au fil des semaines, le drame de l’Alcazar a acquis une valeur emblématique et suscité partout dans le monde un intérêt passionné. Le retentissement de la délivrance de la citadelle pare Franco, « général victorieux qui réussit tout ce qu'il entreprend », d'un prestige national et international considérable. En délaissant momentanément Madrid, capitale administrative et politique, pour Tolède, capitale spirituelle, il a probablement fait en outre un bon choix militaire. Alain Huetz de Lemps ne pense pas que la capitale serait tombée sous un coup de boutoir immédiat des nationaux, si ceux-ci avaient laissé l'Alcazar succomber. Les troupes franquistes disponibles, environ 15000 hommes, n étaient pas suffisamment nombreuses pour s emparer d'une métropole peuplée d'un million d'habitants (et de 500000 réfugiés) sans doute Franco en renonçant à Tolède, aurait-il lâché la proie pour l’ombre.
✔︎ Alain Huetz de Lemps, Le siège de l’Alcazar Économica, 2010,177 p., 23€
1). Robert Brasillach, Maurice Bardèche, Histoire de la Guerre d'Espagne 1939
2). Antony Beevor, La guerre d'Espagne (The Spanish civil war), 1982, traduit en français en 2006, éd. Calmann-lévy 680 p.
3). Guy Hermet, La guerre d'Espagne Seuil, 1989
Henri Malfîlatre monde et vie 22 novembre 2010 n° 835
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