Le philosophe Pierre Boutang (1916-1998), qui ne dédaignait pas les rudes philippiques et les polémiques orageuses, n'a pas toujours été épargné dans les colonnes d'Éléments. Raison de plus pour y voir de plus près, alors que paraissent deux ouvrages sur une œuvre qui a marqué son temps.
En dépit de nombreux disciples, tels, parmi les plus notables, l'éditeur et théologien orthodoxe Jean-François Colosimo ou le philosophe Jean-François Mattei, le romancier et métaphysicien Pierre Boutang reste une figure méconnue de la pensée française. Sa fidélité à Charles Maurras et au royalisme de sa jeunesse, son catholicisme intransigeant et une œuvre philosophique parfois hermétique sont sans doute les raisons qui le maintiennent dans une sorte de purgatoire intellectuel depuis sa mort en 1998. Les lecteurs de Robert Brasillach se souviennent de son apparition furtive dans les dernières pages de Notre avant-guerre, où il est décrit en jeune fauve, éclatant d'une insolente jeunesse, aussi agile en version grecque que prompt à charger la maréchaussée et à défier les gardiens de la république bourgeoise. Mais la plupart de nos contemporains, hors de certains cercles de la droite non-conformiste, ignorent tout de l'auteur de L'ontologie du secret. Dans un livre bref mais vif et passionnant, Jérôme Besnard, fin connaisseur de la pensée contre-révolutionnaire- à laquelle il a récemment consacré une anthologie(1) -, dresse le portrait de cet homme aux talents multiples qui pensa, vécut et combattit, souvent à rebours des modes idéologiques de son temps et sans jamais s'épargner. Car Boutang n'était pas un pâle et triste amateur de ces tours d'ivoire d'où l'on regarde le monde s'effondrer et pourrir. Cet homme était un vivant au cœur bien battant, un sensuel et un passionné que n'effrayait aucun combat périlleux.
Son chef-d'œuvre : La Nation française
Né en 1916 dans une famille modeste qui lui apprit à lire dans les pages de L’Action française, camelot du roi dans les années trente, brillant normalien et exégète raffiné de La Délie de Maurice Scève comme de La République de Platon, directeur d'un journal d'opposition royaliste et nationale sous les IVe et Ve Républiques, professeur de lycée, successeur d'Emmanuel Levinas, malgré les protestations de l'intelligentsia progressiste, à la chaire de métaphysique de la Sorbonne, cet homme a eu, ainsi que les chats, mille vies. Ce sont ces vies, si étroitement mêlées aux péripéties intellectuelles et politiques du XXe siècle, que retrace l'ouvrage de Jérôme Besnard. Le lecteur y retrouvera ainsi les personnages que côtoya, admira ou combattit Boutang : le vieux Maurras, figure de proue de l'Action française - l'« entreprise intellectuelle la plus importante depuis Port Royal », disait François Mauriac -, les camarades de La Rhumerie (Antoine Blondin, Roger Nimier, Jules Guernec alias François Brigneau...), le sinistre Jean-Paul Sartre, le général de Gaulle, avec qui Boutang entretint une relation complexe faite de défiance puis d'admiration, l'ami Gustave Thibon, complice en inquiétude spirituelle, enfin George Steiner, avec qui il dialogua, à la fin de sa vie, sur le mythe d'Antigone et le sacrifice d'Isaac, d'autres encore, moins célèbres, compagnons de routes, militants, amis, élèves.
Plusieurs chapitres évoquent La Nation française. Cet hebdomadaire fut sans doute l'une des aventures éditoriales les plus passionnantes de l'après-guerre. Fondé en 1955 par Boutang et quelques anciens de l'A. F. qui ne supportaient plus l'étroitesse d'esprit qui régnait au sein du vieux mouvement royaliste, il sut rassembler les esprits les plus brillants et les plumes les plus aiguisées de l'époque. Le romancier et chroniqueur Alexandre Vialatte y voisinait avec Jacques Perret, Roger Nimier avec le poète anarchiste Armand Robin, tandis que les jeunes Gabriel Matzneff et Vladimir Volkoff y écrivirent certains de leurs premiers articles l'auteur de L'archimandrite lança dans cet organe d'intellectuels corsaires des appels à la libération de Constantinople, tandis que celui des Humeurs de la mer traduisait la presse moscoutaire et analysait les arcanes de la propagande soviétique. La Nation française accueillit aussi l'historien Philippe Ariès, le sociologue Jules Monnerot, les critiques cinématographiques de Philippe de Cornes(2) les chroniques littéraires de Michel Vivier ou religieuses et philosophiques de Gustave Thibon. On dit même que, par l'intermédiaire d'Eric Rohmer un échange de service de presse lia le journal de Boutang aux jeunes Cahiers du cinéma. La Nation française fut l'un des chefs-d œuvre de Pierre Boutang, à l'instar de ses essais philosophiques et de ses romans.
Avec talent et une connaissance intime de son sujet, grâce à de nombreux témoignages de proches du philosophe, Jérôme Besnard trace le portrait d'un homme et d'une génération dont on regrette de ne pas trouver aujourd'hui l'équivalent. Une traversée de cinquante ans de vie intellectuelle !
Jérôme Besnard, Pierre Boutang, Muller 148 p, 14,50 €.
1). Jérôme Besnard, La contre-révolution, Le Monde, Paris 2013.
2). Sous le pseudonyme de Philippe de Cornes se dissimulait le futur historien du cinéma Philippe d'Hugues, bien connu des cinéphiles et des auditeurs de Radio-Courtoisie.
Olivier François éléments N°149 octobre-décembre 2013
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