dimanche 29 novembre 2020

Inquisition : l’histoire contre la légende

 « Inquisitio », thriller diffusé sur France 2 au mois de juillet, réunit tous les clichés imaginables sur l’Inquisition. Il faut lire en contrepoint le livre de l’historien Didier Le Fur, qui remet la réalité en perspective.

     Du sang, du sexe et de la mort, des bourreaux et des comploteurs, des méchants très méchants et des gentils très gentils : excellents ingrédients pour un thriller. Nicolas Cuche y a recouru sans compter dans Inquisitio, téléfilm dont il est à la fois le concepteur, le réalisateur et le scénariste. L’oeuvre, présentée comme « la saga de l’été », sera diffusée par France 2 lors des quatre mercredis du mois de juillet. Le problème , c’est que ce thriller se déroule au XIVe siècle et que l’auteur, au nom de la « liberté romanesque », mêle sans vergogne l’histoire et la fiction. Pour un historien, l’exercice serait déjà à haut risque. Mais de la part d’un non-historien, il relève de la tromperie quand sont travestis des faits et des personnages qui ont réellement existé et sur lesquels les archives nous renseignent parfaitement. Ce qui est le cas ici. « Inquisitio n’est pas une leçon d’histoire homologuée par une batterie d’experts », reconnaît Nicolas Cuche. Mais l’avouer ne constitue pas une excuse, car le téléspectateur non averti avalera comme authentiques toutes les erreurs et les invraisemblances d’une série qui semble relever du grand Guignol, et non de l’histoire.

     Nous sommes en 1370. Le Grand Schisme divise l’Occident : un pape règne en Avignon, l’autre à Rome. A Carpentras, la peste décime la population. Persuadé qu’il s’agit d’un fléau envoyé par Dieu pour punir les hommes de leurs errements et qu’il n’y a rien d’autre à faire que de traquer le péché et l’hérésie, le grand inquisiteur nommé par le pape d’Avignon s’oppose à un médecin juif, esprit éclairé, qui veut éradiquer la maladie. Mais tous deux sont pris dans les péripéties d’un complot fomenté par le pape de Rome, qui veut éliminer son rival d’Avignon.

Un mythe forgé au XIXe siècle

Entre quelques scènes de torture ou de viol, le film donne à voir Clément VII (le pape d’Avignon) dans son bain en compagnie de jeunes personnes dévêtues, des fidèles d’Urbain VI (le pape de Rome) inoculant la peste dans le Comtat Venaissin sur ordre de Catherine de Sienne – la sainte mystique étant réduite à une névrosée aux pulsions meurtrières.
      « Inquisitio raconte l’échec et les ravages du fanatisme religieux et de l’intolérance », assure le producteur de la série télévisée. « L’Inquisition, constate en écho l’historien Didier Le Fur, reste dans l’imaginaire collectif un temps de violence et d’abus, le temps d’une justice arbitraire conduite par des religieux. Un temps d’obscurantisme et d’intolérance, un temps de nuit, d’ignorance, où régnait, victorieuse, la superstition » *. Mais le chercheur d’ajouter aussitôt : « La légende fut bien construite. »
     Spécialiste du Moyen Age tardif et de la Renaissance, Le Fur publie un livre particulièrement précieux pour ceux qui voudront comprendre quelque chose à l’Inquisition en évitant les divagations d’un feuilleton télévisé. L’origine, les buts, les méthodes et les effets de cette institution médiévale, si contraire à la mentalité contemporaine, y sont exposés en s’appuyant sur les travaux universitaires qui, depuis une trentaine d’années, ont abouti à la déconstruction d’un véritable mythe dont on sait qu’il a été largement instrumentalisé par les anticléricaux. En 1829, sous la Restauration, Etienne-Léon de Lamothe-Langon publiait ainsi une Histoire de l’Inquisition en France dans laquelle, affirmant avoir travaillé à partir de documents inédits tirés des archives ecclésiastiques de Toulouse, il décrivait avec force détails les crimes imputables aux tribunaux inquisitoriaux, alignant noms de victimes, dates et lieux. Dans les années 1970, deux historiens britanniques, Norman Cohn et Richard Kieckhefer, voulurent examiner la thèse de Lamothe-Langon à partir de ses sources originales : quelle ne fut pas leur surprise de constater que les archives en question n’avaient jamais existé ! « Le texte de Lamothe-Langon, raconte Didier Le Fur, est aujourd’hui considéré comme une des plus grandes falsifications de l’histoire. »

Combattre l’hérésie cathare

L’Inquisition médiévale, fondée au XIIIe siècle, possède une légende noire qui doit beaucoup à la confusion avec les excès de l’Inquisition espagnole, organisation politico-religieuse née au XVe siècle et destinée à assurer la cohésion sociale du nouveau royaume de Castille et d’Aragon sur la base de l’unité de foi. En Provence et dans le Languedoc, les tribunaux ecclésiastiques institués dans les années 1230 avaient pour but, eux, de réduire les hérésies, notamment celle des cathares. Refusant l’arbitraire, ils procédaient de façon formaliste et même paperassière (inquisition vient du latin inquisitio qui signifie « enquête »), interrogeaient des accusés qui avaient le droit de produire des témoins à décharge et de récuser leurs juges. En un temps où la justice civile utilisait la torture, ces tribunaux n’y recouraient que dans des situations codifiées, prononçaient parfois des acquittements, le plus souvent des sentences religieuses (réciter des prières, faire des pèlerinages), les condamnations à mort étant rares, et jamais exécutées par l’Eglise. Ajoutons que les Juifs ne tombaient pas sous le coup de ce système, fondé pour réprimer l’hétérodoxie chrétienne.
     A l’origine, écrit Didier Le Fur, le motif de l’Inquisition « était tout à fait honorable : sauver les âmes et conserver la chrétienté ». Son déclin s’esquissera dès les années 1270, les hérésies vaincues, les inquisiteurs ne poursuivant plus que sorciers et magiciens, avant d’être supplantés, au XIVsiècle, par les magistrats laïcs du pouvoir royal.

     Aux hommes d’aujourd’hui, y compris aux chrétiens, le contrôle social des consciences et des comportements religieux paraît inconcevable, ce qui rend l’Inquisition incompréhensible et injustifiable. Mais il n’en était pas de même au Moyen Age, Didier Le Fur explique pourquoi. L’historien n’a pas à juger le passé : son devoir est de l’expliquer. 

Jean Sévillia

* L’Inquisition. Enquête historique, France, XIIIe-XVe siècle, de Didier Le Fur, Tallandier.

https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/inquisition-lhistoire-contre-la-legende/

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