samedi 28 novembre 2020

Mystères pontiques et panthéisme celtique à la source de la spiritualité européenne 1/3

 • Analyse : Markus OSTERRIEDER, Sonnenkreuz und Lebensbaum. Irland, der Schwarzmeer-Raum und die Christianisierung der europäischer Mitte, Urachhaus, Stuttgart, 1995, 368 p.

Au IXe siècle, les missions irlando-écossaises, porteuses d’une vision panthéiste, et les missions inspirées par les héritages helléno-persans et byzantins de Cyrille et de Méthode se rencontrent au centre de l’Europe. Peu dogmatiques, ces courants qui n’ont finalement de “chrétien” que le nom, auraient parfaitement pu fusionner et donner à l’Europe une spiritualité plus conforme à ses aspirations profondes. Le moyen-âge post-mérovingien avait en effet été marqué par une imprégnation religieuse d’origine irlandaise, où, sans heurts, le passé druidique et panthéiste avait accepté en surface un christianisme non autoritaire, mêlant sans acrimonie deux traditions aux origines très différentes. Avec une politique systématique d’immixtion dans les affaires religieuses des peuples européens, avec la théologie augustinienne et les armées des Carolingiens, la Papauté, autoritaire et césarienne, éradiquera tant les acquis de la chrétienté irlando-écossaise que les paganismes résiduaires de Frise et de Saxe et que les fondations de Cyrille et de Méthode en dehors de la sphère byzantine (en Pannonie et en Moravie).

Comment s’est déroulée cette confrontation ? Quels en sont les enjeux théologiques ?

Pour Markus Osterrieder, l’histoire religieuse de l’Europe commence à la protohistoire par une transition entre le système matriarcal et le système patriarcal. Il l’explique par un retour brutal vers le centre de l’Europe de peuples cavaliers, partis à la conquête des steppes. La vie nomade dans les steppes implique une hiérarchisation patriarcale. De l’Ukraine aux Iles Britanniques, l’adstrat patriarcal va dès lors se superposer au passé matriarcal. La tragédie d’Oreste dans la Grèce antique témoigne du passage aux panthéons patriarcaux, avec l’intervention d’Apollon et de Pallas Athena, déesse masculinisée, en faveur d’Oreste, matricide malgré lui, transgresseur de la loi matriarcale.

Les Druides, formateurs de la jeunesse

Deuxième étape dans l’évolution religieuse de l’Europe d’après Osterrieder : l’impact celtique de la Culture de La Tène. Cet impact n’est pas politique, comme le sera plus tard l’impact romain. Il est spirituel et porté par une caste de prêtres, les Druides. Ceux-ci en­tre­tenaient entre eux des relations étroites et suivies et assuraient une formation orale très poussée, réclamant parfois vingt années d’étu­des. Le Druide avait également fonction de former la jeunesse, ce qu’aucune autre culture européenne préhistorique et proto-historique n’a été en mesure d’assurer aussi systématiquement : ni en Grèce, ni à Rome, ni en Germanie.

L’enseignement druidique pour Osterrieder était tourné vers le mon­de extérieur, vers ce que les Indiens appellent le «Grand Cosmos» et non pas vers la méditation intérieure et l’ascèse. Les druides avaient des connaissances astronomiques (héritées sans doute de la civilisation mégalithique) et étudiaient les rythmes et les choses de la nature.

Pour cette approche celtique, druidique, puis chrétienne selon la tra­dition irlando-écossaise, toutes les choses de ce monde sont en mou­vement perpétuel, y compris le monde des dieux. Pour les Cel­tes, le mouvement est la force créatrice active qui compénètre tout l’univers, qui transforme et rénove toutes choses. L’essence de l’u­ni­vers est un mouvement cosmogonique. Les dieux sont des fleuves, pro­venant d’une source, mais non pas la source elle-même. Ce dynamisme interdit aux Celtes d’enfermer les dieux dans l’enveloppe d’une statue. Diodore de Sicile nous rappelle le rire de Brennus, le chef celte victorieux, qui entre à Delphes et voit les statues des dieux helléniques. Pour lui, comme pour ses congé­nères, les dieux comme les hommes ne sont jamais achevés, fermés sur eux-mêmes, mais des êtres en devenir permanent, en évolution con­stante. Il était dès lors incongru de les statufier. L’idée de dieux éternellement pareils à eux-mêmes, l’idée d’un cosmos statique, leur étaient étrangères. Cette vision dynamique se répercute sur la morale : celle-ci ne saurait être codée sur un bien et un mal définis une fois pour toutes, mais elle découle toujours de faits de vie particuliers, qui ont leurs lois propres, soumises à un devenir unique et à des mutations, également particulières.

Padraig, l’apôtre de l’Irlande

En Hibernie (= Irlande), où les aigles de Rome n’ont jamais été plantées, cette vision dynamique de l’univers, calme et sereine, acceptante de tous les faits de monde et de leur logique intérieure, est demeurée intacte. Elle fusionnera avec un christianisme qui y sera importé sans l’intervention de la Papauté romaine. Un chroniqueur gallois, Gildas, affirme même dans une chronique de 1126 que les premiers chrétiens irlandais sont apparus dès la fin du règne de Tibère, c’est-à-dire immédiatement après la mort du Christ. En général, pourtant, la conversion de l’Irlande est attribuée à Patrick (Patraic) (395-459). Mais l’”apôtre des Irlandais” n’aurait pas agi sous l’injonction d’un Pape. Parti d’Irlande à l’âge de 16 ans, enlevé par des pirates, il se serait retrouvé à Auxerre, où il serait entré en contact avec des moines issus du cloître johannite de l’Île de Lérins (Lerinum), qu’il aurait également visitée. Rien ne prouve une intronisation officielle et canonique de Patrick : au contraire, un texte qu’on lui attribue, rapporte quelques-unes de ses paroles. Il dit : « Moi, Patrick, pécheur, très inculte, je me nomme moi-même évêque. Je suis sûr que ce que je suis, je l’ai reçu de Dieu ». Autre indice du caractère personnel de son initiative de convertir l’Irlande : les chroniques ecclésiastiques officielles ne mentionnent pas son nom, comme s’il fallait l’”oublier” (Prospère, Constance, Bède ou Gildas). La tra­dition populaire, pourtant, a gardé son souvenir très vivant, même dans la diaspora irlandaise aux États-Unis. Ensuite, disent les sources, Patrick, seul, de sa propre initiative, aurait “nommé” 450 évê­ques irlandais, exactement comme un Druide aurait eu 450 étudiants…

En Irlande : la christianisation n’est pas une rupture traumatique

Palladius sera le premier évêque envoyé par Rome en 431 en Irlande, avec pour mission d’éradiquer là-bas la doctrine de Pélasge (Pelagius). Les adeptes de Palladius, c’est-à-dire les adeptes des canons romains, restent très minoritaires et n’exercent aucune influence. Pendant ce temps, le passage du druidisme au monachisme chrétien-irlandais s’opère sans violence ni martyrs. Druides, Vates et autres prêtres celtiques deviennent moines et frères chrétiens. Ils se spécialisent dans la rédaction et le recopiage intense de textes, recensant avec bienveillance toutes les coutumes de leurs ancêtres et les mêlant à l’adstrat chrétien. Indice de cette transition dans la douceur : on constate que bon nombre de chrétiens irlandais sont issus de clans comptant dans leurs lignées beaucoup de druides. Le passage au christianisme n’est pas vu comme une rupture traumatisante par les Irlandais, mais comme une simple transformation dans le processus ininterrompu de transformations qui œuvre dans le monde.

Pelage (384-422), dans son œuvre philosophique et théologique, insistait essentiellement sur la “voie individuelle” que devaient emprunter l’homme et le croyant dans sa quête spirituelle. Pour Pélage, l’institution cléricale a moins d’importance. L’idée d’une voie individuelle s’opposait clairement à la doctrine de la prédestination d’Augustin, Père de l’Église, ainsi qu’à l’idée d’une nature foncièrement pécheresse de l’homme. À partir de 416, le pélagianisme est condamné comme l’hérésie la plus grave dans l’écoumène chrétien. L’hostilité future de Rome à la version irlando-écossaise de la chrétienté s’explique par la proximité entre le pélagianisme et la chrétienté celtique, héritière des mystères et des enseignements druidiques. Cette hostilité ira crescendo. Sur le plan intellectuel, un autre philosophe irlandais Jean Scot Érigène (mort en 880), qui enseignait à Laon dans la cour de Charles le Chauve, reprenait le combat celtique pour la “libre volonté”, revivifiant le filon pélagien, étouffé par l’augustinisme romain. Dans son œuvre De praedestinatione, il rappelait, très logiquement, que si l’homme avait été créé à l’image de Dieu, comme le proclament les écritures, il ne pouvait en aucune façon être privé de l’attribut divin de la liberté. Dès lors, l’homme avait un rôle central à jouer dans le processus de rédemption au sein de la création, car l’homme est capable, après une ascèse spirituelle, d’arraisonner le monde par sa pensée et par sa volonté. Il est l’officina totius creaturae, “l’atelier de toute la création”. En 1225, le Pape Honoré III ordonne de brûler tous les textes de Jean Scot Érigène. Le filon partant de Pelage pour aboutir à Scot Érigène conteste la nature pécheresse de l’homme et la prédestination et, partant, la pratique de lui imposer de force des doctrines. Pour le pélagianisme, il faut convaincre par la parole et par l’action, par la douceur et par l’exemple, en déployant des forces inscrites dans l’intériorité même de l’homme.

La lutte contre le schisme irlandais

Dans ce double contexte d’une chrétienté druidique et du pélagianisme, le maître spirituel irlandais Columcille demande que soient construits des sites permanents pour accueillir les moines et les lettrés. L’église irlandaise s’enracine donc dans le monachisme, dans un réseau d’ermites savants prodiguant leur enseignement en toute liberté. L’Ir­lande, au haut moyen-âge, se couvre ainsi d’un tissu de communautés monacales autonomes, de fraternités de prière (oentu, cotach), de familles monastiques dirigées par un pater ou une mater spiritualis. Ces communautés s’administrent elles-mêmes sans intervention extérieure. Le principal centre spirituel de l’église irlando-écossaise est l’île d’I ou d’Hy (Iona). Cette autonomie et ce principe harmonieux d’autonomie déplaisent à Rome, qui n’hésite pas à armer des “païens” anglo-saxons pour détruire, à partir de 450, la “secte irlandaise” (Scottorum secta). En 556, le Cardinal Baronius dénonce les “schismatiques irlandais”. Pour faire pièce à cette idée d’autonomie et pour établir le principe hiérarchique romain, la Papauté fonde l’archevêché de Canterbury en 596, appelé à contrer la diffusion du “schisme irlandais”, puis à le refouler. Lors du Synode de Whitby en 664, les “Romains” parviennent à avancer dangereusement leurs pions et à consolider fortement leurs positions dans les Iles Britanniques. En 1155, le Pape Hadrien IV parachèvera le travail, en bénissant les armées de Henri II Plantagenet parties à la conquête de l’Irlande. Rome annihilait ainsi un monachisme autonome, qui défiait son autorité à l’Ouest, en instrumentalisant un expansionnisme profane et sans scrupules. Les guerres irlandaises ne sont pas terminées, comme nous le montre l’actualité.

À suivre

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