samedi 7 novembre 2020

Union européenne, l'objection démocratique 4/4

 Un des concepts centraux de la théorie de Habermas sur l'Europe politique est le concept patriotisme constitutionnel. Contrairement à ce que Ton pourrait croire, la doctrine du patriotisme constitutionnel n'a rien de patriotique. Elle repose au contraire sur l'idée que les seuls liens qui doivent unir les membres d'une société politique sont des liens juridiques, lesquels se fondent sur une obligation de loyauté à la constitution dont les dispositions fondamentales portent sur la protection des libertés individuelles. Le patriotisme constitutionnel n'exige des individus qu'une seule chose, qu'ils soient respectueux de la liberté de leurs compatriotes comme ces derniers doivent l'être de la leur. La citoyenneté est ainsi déconnectée du patriotisme affectif au profit d'une organisation formelle.

La doctrine du patriotisme constitutionnel n'a pas été inventée par Habermas mais par Dolf Sternberger, en 1949, lors de la fondation de la R.FA. Le problème auquel se trouvaient alors confrontés les juristes et les politistes allemands était de repenser le lien social dans la nouvelle République allemande sans faire référence aux valeurs du nationalisme, disqualifiées par le nazisme. La notion de patriotisme constitutionnel (Verfassungspatriotismus) a été proposée afin de prendre le relais de la conscience nationale détruite par la défaite allemande et penser la communauté des citoyens à la place de la communauté du peuple (Volksgemeinschaft). L'idée centrale de cette conception est que l'identification des citoyens les uns aux autres, doit se faire de manière privilégiée par le moyen de la constitution parce qu'elle est porteuse de principes rationnels relatifs à la protection des droits fondamentaux. Cela implique que les citoyens manifestent un attachement à l'État de droit plus fort que leur attachement à leur ethnie, à leur race, à leur sang, à leur nation, lesquels sont de toute façon disqualifiés.

C'est dans le contexte très particulier de l'héritage du nazisme qu'est née la doctrine du patriotisme constitutionnel afin de remplacer la doctrine de la communauté du peuple. Elle n'aurait pris la valeur d'une théorie générale qu'on lui connaît si Habermas ne l'avait pas transposée à l'Europe.

Le paradigme d'une citoyenneté sans nation

À l'occasion de la querelle des historiens, en Allemagne, Habermas a opposé cette notion aux historiens allemands qui souhaitaient normaliser l'histoire allemande et rendre une certaine dignité à l'idée nationale, sans la réduire systématiquement à l'expérience du nazisme. Ce retour à la nation était pour Habermas impensable car l'Allemagne né pouvait plus communier dans la mémoire de son histoire nationale et devait rechercher un autre fondement à son existence. La doctrine du patriotisme constitutionnel était alors encore spécifiquement allemande. Mais, par la suite, avec la réunification des deux Allemagnes, puis la transformation des communautés européennes en Union européenne, Jürgen Habermas a élargi le champ d'application de ce concept afin de penser l'émergence d’une citoyenneté européenne qui n'est adossée à aucun peuple européen, à aucune nation. De substitut à la communauté du peuple en Allemagne, la théorie du patriotisme constitutionnel est devenue le paradigme d'une citoyenneté sans nation promue par l'Union européenne.

Dans le contexte européen, le patriotisme constitutionnel signifie que l'appartenance à l'Union politique européenne ne résulte ni de la parenté géographique, ni la proximité culturelle, mais de la reconnaissance commune des principes de l'État de droit et des droits fondamentaux, sans lesquels ils n'y aurait pas d'espace institutionnel stable pour l'exercice de la liberté. L'appartenance à une communauté de culture et d'histoire ne constitue plus,  en revanche, le fondement nécessaire de la citoyenneté.

La doctrine du patriotisme constitutionnel rend bien compte de la manière dont l'Union européenne se définit elle-même. Lors du sommet de Copenhague, en 1993, les États européens ont défini les critères de Copenhague qui permettent à un État de poser sa candidature pour entrer dans l'Union européenne. Or aucun de ces critères ne fait référence à l'histoire ou à la culture. Depuis la création de l'Union européenne, la formule rituelle n'a pas changé : « l'Union est fondée sur les principes de la liberté; de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que des principes qui sont communs aux États membres » (art. 6 du Traité sur l'Union européenne).

Le déficit démocratique que l'on impute trop rapidement à l'Union européenne, est un phénomène beaucoup plus profond qui ne touche pas principalement aux institutions mais procède, d'une part, d'une évolution anthropologique majeure qui promeut l'individualisme et la promotion de la liberté individuelle et, d'autre part, d'un effondrement des communautés organiques, fondées sur des croyances, une mythologie, le sentiment d'une appartenance commune, l'adhésion à une communauté de destin.

Éric Mautin éléments N°151 avril-juin 2014

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