samedi 19 décembre 2020

Pour un nouveau Moyen Âge La leçon d'économie médiévale de Guillaume Travers

Propos recueillis par Fabien Niezgoda

En prévision du colloque annuel de l'Institut Iliade, qui se tiendra cette année le 9 septembre 2020, les Éditions de la Nouvelle Librairie lancent en partenariat avec l'Institut Iliade une nouvelle collection intitulée « Longue mémoire », sous la direction de Guillaume Travers. Lequel y fait paraître un revigorant Économie médiévale et société féodale. Un temps de renouveau pour l'Europe.

ÉLÉMENTS: Le médiéviste Jérôme Baschet écrit que « le Moyen Âge est pour nous un antimonde d'avant le règne du Marché ». Pourtant, certains antilibéraux, imprégnés d'une vision datée ou marxisante, croient bon de dénoncer le système capitaliste comme un « néo-féodalisme »...

GUILLAUME TRAVERS. Parmi les personnes qui se disent antilibérales, nombreuses sont celles qui continuent à adhérer à l'idéologie du progrès : le Moyen Âge, puisque passé, est forcément condamnable. De plus, ces personnes restent prisonnières d'une « légende noire » du Moyen Âge, qui est une construction moderne. Depuis un siècle, de grands médiévistes (Bloch, Duby, Le Goff) ont réhabilité le Moyen Âge, y voyant une richesse - littéraire, architecturale - occultée. Une fois que l'on se dépouille des préjugés, on peut regarder le Moyen Âge pour ce qu'il est un authentique contre-modèle au libéralisme. Sur ce point, la publication par Karl Polanyi de La Grande Transformation en 1944 fut une étape essentielle : il montre que l'économie libérale ne se déploie à grande échelle qu'à partir du XVIIIe siècle, et encore plus au XIXe. Avant cela, nous avons un « monde de communautés » plutôt qu'un monde d'individus atomisés. Les valeurs dominantes restent  non marchandes, par exemple l'honneur. Et de nombreux biens échappent à la seule logique de l'offre et de la demande.

ÉLÉMENTS : Tu souscris à la vision de Jacques Le Goff d'un « long Moyen Âge » dont les structures se prolongent jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. De leur côté, les tenants de l'histoire globale tendent à relativiser l'importance de l'ouverture des routes océaniques. Entre Jean-Michel Sallmann, qui situe entre les XIIIe et XVIe siècles le « grand désenclavement du monde », et Kenneth Pomeranz, qui ne voit l'Europe dépasser économiquement la Chine qu'avec les débuts de la révolution industrielle, difficile de savoir si on doit conserver les périodisations académiques...

GUILLAUME TRAVERS. La périodisation est nécessaire pour fixer des repères, mais comporte une part d'arbitraire. Concernant l'histoire économique, deux choses méritent d'être signalées. Certains historiens se sont intéressés aux échanges maritimes à longue distance et au « désenclavement du monde » qui en résulte. On sait que ces échanges avaient presque disparu après la chute de l'empire romain et l'irruption de l'islam en Méditerranée au VIIe siècle. Ces échanges réapparaissent dès les XIIe-XIIIe siècles et s'intensifient ensuite. On serait donc tenté de croire que le Moyen Âge a pris fin très tôt. À mon sens, cela est une erreur ces échanges existent, mais ils ne modifient pas en profondeur les structures fondamentales de l'économie. À trop se focaliser sur le commerce maritime, on oublie que l'immense majorité de la population était rurale, travaillant la terre au sein de communautés villageoises organiques. Ce monde a perduré jusqu'aux XVIIIe-XIXe siècles, quand l'industrie capitaliste naissante a eu besoin de bras. Pour le dire schématiquement, le mode de vie de la majorité de la population a probablement davantage changé au XIXe siècle qu'au cours du millénaire précédent. Cela plaide en faveur de la théorie du « long Moyen Âge » de Le Goff.

ÉLÉMENTS : Dans son Histoire du Moyen Age, Georges Minois oppose l'« absurde course à la croissance indéfinie » à une « mentalité médiévale, qui privilégie l'état stationnaire », non sans en pointer les limites. Le Moyen Âge peut-il nous aider à penser une économie libérée de la croissance ?

GUILLAUME TRAVERS. Au-delà de la seule question de la croissance, le Moyen Âge peut nous aider à penser une économie communautaire, ancrée dans un environnement et un ordre social respectés, tournée davantage vers le renouvellement du même que vers l'accumulation sans fin. Par exemple, les surplus qui étaient dégagés lors des périodes fastes étaient souvent utilisés à des fins non utilitaires: charité, déploiement de valeurs aristocratiques et militaires. Quant aux corporations, elles visaient à garantir à chaque membre un revenu, mais ne visaient pas l'enrichissement : la concurrence, la publicité étaient condamnées...

ÉLÉMENTS : En plus de constituer une mise au point aussi synthétique que bienvenue, ton essai renoue avec l'école historiciste. N'a-t-on pas tendance à négliger la fécondité d'une telle approche ?

GUILLAUME TRAVERS. La modernité a tendance à penser l'homme de manière abstraite. Les hommes auraient toujours été les mêmes : de pures individualités cherchant à maximiser leur utilité. C'est ce que nous disent les théories économiques dominantes. Mon approche, qui emprunte effectivement à l'école historiciste et à des auteurs comme Werner Sombart, suggère que tel n'est pas le cas. On ne comprend rien au Moyen Âge si l'on se limite à une vision purement individualiste de l'ordre social. Il faut faire table rase des idées modernes et accepter de se plonger dans un univers nouveau. Deux exemples permettent de le faire comprendre. Tout d'abord, la construction des cathédrales. Celle-ci n'a aucun sens d'un point de vue individualiste les ressources nécessaires étaient considérables, et les conditions de vie modestes. Pourquoi les hommes ont-ils « consumé » tant de ressources pour élever ces édifices, plutôt que de les « consommer » pour leur propre plaisir ? Il nous faut admettre que les fins spirituelles primaient sur les fins matérielles. Même chose pour les tournois de chevaliers comment les expliquer si l'on n'admet pas que le courage était valorisé en tant que tel ? Enfin, il est intéressant de noter qu'il a fallu des efforts considérables pour inculquer aux hommes les valeurs individualistes et matérielles. Adam Smith, l'un des pères du libéralisme moderne, peste contre le courage, contre les valeurs aristocratiques, qui demeurent courants mais ne rapportent rien.

Guillaume Travers, Économie médiévale et société féodale. Un temps de renouveau pour l'Europe, « Longue mémoire », La Nouvelle Librairie/Institut Iliade, 72 p., 7€

éléments N°184 Juin-Juillet 2020

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