ÉLÉMENTS: Vous tentez une comparaison entre limage de la femme chez Balzac et chez Houellebecq. Qu'est-ce que cette comparaison nous apprend ?
EUGÉNIE BASTIÉ. Balzac et Houellebecq sont des auteurs intéressants car ils décrivent chacun la « comédie humaine » de leur époque, ce sont des romanciers-sociologues; je pense d'ailleurs que c'est souvent la littérature qui est la vraie sociologie. Chez Balzac, la femme est le centre du jeu social, qu'elle soit séductrice, qu'elle manigance, qu'elle soit femme de cœur ou femme de tête, alors que chez Houellebecq elle est souvent réduite à une pute ou à une emmerdeuse. Il décrit un monde où la femme et la mère disparaissent. Contrairement à Éric Zemmour - qui, je pense, se trompe lourdement sur ce point -, il a compris que nous ne vivions pas du tout une phase de féminisation de la société. La prof de lettres désabusée, la musulmane, la pute thaïlandaise, l'artiste, la journaliste, etc. : autant de figures différentes qui témoignent pourtant dans ses romans d'une réduction radicale de l'imaginaire féminin symptomatique de ce qu'a provoqué le féminisme, c'est-à-dire une dévalorisation de la femme.
ÉLÉMENTS; Vous opposez le silence ou les atermoiements des féministes autour d'affaires graves dans lesquelles des femmes sont violemment attaquées (comme les agressions de Cologne, que vous qualifiez de « Bataclan sexuel ») et leurs interventions aussi spectaculaires qu'anecdotiques comme la lutte contre la taxe-tampon ou l'exigence de parité au festival BD d'Angoulême. Cette déconnexion d'avec les priorités du réel ne traduit-elle pas l'impasse d'un certain féminisme de classe ?
EUGÉNIE BASTIÉ. C'est un problème qui vient de l'hégémonie des sciences sociales, qui considèrent que la domination symbolique est équivalente à l'exploitation physique et matérielle. Un « eh Mademoiselle ! » ou une réflexion graveleuse d'un député ou d'un journaliste sont mis sur le même plan qu'un viol à Cologne, qu'une agression dans le métro, que la réduction à l'esclavage sexuel d'une jeune Nigériane. On postule qu'il y a un continuum des violences entre la plaisanterie gauloise, l'insulte sexiste et le viol, et je ne crois pas du tout que ce soit le cas. Par ailleurs, les post-féministes ne comprennent pas que la différence des sexes puisse être une richesse, car elle est sans cesse pensée par elles comme une discrimination socialement organisée pour affaiblir les femmes. Mme de Sévigné disait : « Les femmes ont permission d'être faibles, et elles se servent sans scrupule de ce privilège. » La plus grande faiblesse de la femme est due à la biologie, au besoin qu'elle a de protéger l'enfant qu'elle peut porter en elle, et cette vulnérabilité a mené la société à se construire, pendant des siècles, comme protection de la femme. Comme cette faiblesse biologique est aujourd'hui moins visible qu'avant, on a tendance à nier la différence qui se trouve derrière. Et comme la sexualisation tend à disparaître, dans les apparences, du monde des adultes, on a tendance à vouloir la consolider dans l'enfance, d'où la sexualisation à outrance des jouets, processus dans lequel le marché trouve évidemment son compte. Commercialement, jamais les univers des petits garçons et des petites filles n'ont été aussi cloisonnés ! Alors que la différence des sexes, consubstantielle à l'existence de l'humanité, était jadis organisée par la culture, elle est à présent laissée aux mains du marché et resurgit de manière brutale et caricaturale, que ce soit dans les jouets pour enfants, dans l'univers pornographique, dans la publicité, dans la télé-réalité, etc. La femme n'a jamais été aussi objectivée, aussi ramenée à sa seule dimension sexuelle, que dans la non-culture mercantile.
ÉLÉMENTS : Comment votre critique du féminisme s'accommode-t-elle de l'éloge que vous faites de Simone de Beauvoir ?
EUGÉNIE BASTIÉ. J'ai beaucoup d'admiration pour l'intellectuelle qu'a été Simone de Beauvoir, car j'ai chevillée au corps l'idée qu'on peut admirer quelqu'un sans être d'accord avec lui. J'apprécie sa liberté de ton, sa profondeur, son érudition : elle avait tout lu, alors que ses héritières n'ont lu qu'elle. Il y a, dans son entreprise philosophique, quelque chose d'encyclopédique qui m'impressionne. J'ai de l'estime pour son génie ainsi que pour cet existentialisme libertaire qu'elle incarnait et qui aujourd'hui s'est transformé en ordre moral puritain. Alors qu'elle avait soif de liberté et aimait aller à rencontre de la doxa de son époque, ses héritières s'arment de statistiques et fliquent les moindres dérapages sexistes. D'autres choses, toutefois, me déplaisent davantage chez Simone de Beauvoir. Quand, attablée au café de Flore en fumant des gauloises aux côtés de Sartre, elle dit que toutes les femmes doivent exister dans la société, qu'elles doivent être poétesses ou artistes (car elle considère que la mère au foyer « ne produit rien »), elle passe à côté de la réalité concrète de ce qu'est le travail des femmes. Le premier métier féminin en France est celui de femme de ménage, 85 % des familles monoparentales sont à la charge de femmes et ce sont les familles les plus précaires. Les femmes sont toujours au premier plan de la violence sociale, du fait notamment que le divorce et l'avortement ont surtout profité aux hommes. Comme l'expliquent très bien Clouscard et Houellebecq avec lui, le féminisme s'est fait l'allié du libéralisme libertaire soixante-huitard qui a entrepris de détruire la dernière barrière qui s'opposait au marché, c'est-à-dire la famille. En se faisant cet allié-là, le féminisme a permis l'extension du domaine de la lutte à l'intérieur même du foyer.
✍︎ Eugénie Bastié, Adieu Mademoiselle. La défaite des femmes, Cerf, 226 p., 19 €
Propos recueillis par David L’Épée éléments n°161 juillet-août 2016
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