Si le mythe a constitué l’un des plus importants paradigmes culturels de la civilisation moderne, il semblerait que le modèle de l’organisation de la culture dans la société post-moderne soit plutôt le rite : le récit mythique — avec son idéalisation, ses implications émotives, sa référence à une dimension archétypique de l’existence — fait place à la performance, à une action qui réunit en elle-même les caractères de l’exécution et de l’exhibition, qui est désenchantée et répétitive, technique et stratégique, qui présente donc des similitudes substantielles avec le rite.
“Caerimonia” comme “carimonia”
Or, tandis que la société post-moderne perçoit la différence entre monde mythique et monde rituel comme étant le conflit entre une conception dorée et passionnée de la vie et une conception froidement opérante et effective de l’action, l’anthropologie, la sociologie et la philosophie contemporaines ignorent le plus souvent cette opposition ; considérant le rite comme une simple actualisation du mythe, ces disciplines nient à la répétition rituelle toute signification et tout intérêt qui lui soient spécifiques.
Dans cette méconnaissance de la spécificité de la ritualité, on retrouve à l’oeuvre le préjugé spiritualiste de la tradition hellénico-chrétienne : on est prêt à reconnaître à l’action un sens et une valeur, mais à l’unique condition qu’elle soit subordonnée à la parole et à la foi. Une action répétitive qui ne trouve pas son fondement et sa justification dans un récit généalogique et dans une croyance individuelle ou collective, religieuse ou sociale, n’est pas considérée (des néo-platoniciens à Diderot, de saint Augustin à Lévi-Strauss) comme un véritable rituel, mais comme une simple cérémonie, c’est-à-dire comme un comportement que l’on jugera systématiquement vide de sens, stéréotypé, inutile, idolâtre, pathologique, désespéré ; au mieux, il fera l’objet d’une appréciation esthétique. Pas plus que les autres sciences humaines, la psychanalyse n’a soustrait la cérémonie à cette condamnation millénaire : en la mettant en relation avec le comportement des sujets atteints de névroses obsessionnelles, elle a même renforcé ce jugement.
Le véritable scandale de la pensée occidentale, ce n’est pas le mythe, c’est la cérémonie : en premier lieu, en effet, les concepts de muthos et de logos ne sont pas dans la culture grecque aussi opposés que le laisse supposer la formulation sophistico-platonicienne du problème, puisqu’ils sont parfois utilisés comme synonymes ; en second lieu, l’étude scientifique des mythes se développe aujourd’hui en même temps que le mythe de la science, si bien que mythe et science, pensée sauvage et pensée rationnelle, s’avèrent beaucoup plus proches que l’irrationalisme romantique ou le rationalisme positiviste ne veulent bien l’admettre ; enfin, même sur le plan socio-politique, la formation du consensus par le biais d’un appel aux convictions rationnelles des individus, apparaît dans la civilisation politique ouverte par le Siècle des Lumières et par la Révolution française, inséparable de la diffusion de mythes politiques de masse. Tous ces éléments nous incitent à considérer la prétendue pensée rationnelle comme étant davantage la continuation et le travestissement de la pensée mythique que son alternative radicale. Du reste, l’une et l’autre se fondent sur la subordination des gestes aux mots, des pratiques aux croyances, cette subordination étant elle-même fondée sur le primat de l’intériorité.
Le déclin de la civilisation des XVIIIe et XIXe siècles, qui a été essentiellement mytho-logique, se manifeste dans le triomphe du spectacle et de l’apparence, dans l’exhibition obscène de tout ce qui était caché, voilé, secret, dans l’épanouissement de la simulation idéologique et culturelle qui, insensible aux contradictions et aux incompatibilités, rend interchangeables toutes les théories. Cependant, à considérer la société contemporaine comme une simple société du spectacle et de la simulation hyperréelle — et peu importe que ce soit de façon critique ou apologétique —, on ne voit pas l’ampleur et la profondeur du saut historique devant lequel nous nous trouvons ; en effet, ces caractères sont encore étroitement dépendants de la tradition spiritualiste occidentale, qui pense l’extériorité et la cérémonie comme formalisme, surface et sclérose, et qui ne voit en l’une et en l’autre qu’un manque de profondeur, de substance intérieure et de vie. Ainsi, on réduit la caerimonia à une carimonia (de careo, être privé de, sentir le manque de), suivant une étymologie erronée qui date de l’Antiquité, et qui faisait référence à l’offrande sacrificielle faite aux dieux par les hommes : en réalité, le manque que la métaphysique occidentale reproche à la cérémonie, ce manque concerne le mythe et la foi. Une offrande sacrificielle qui n’est pas motivée par une dévotion intime et spirituelle, et qui, en outre, est adressée à des divinités dont on ne sait rien, cela constitue une folie incompréhensible.
La cérémonie des dieux
Pourtant, cette folie constitue la base même de la religion et de la mentalité des anciens Romains. Le plus surprenant, c’est que dans la Rome antique, extériorité et cérémonie, rite sans mythe et sans foi, ne se trouvent pas au terme du processus historique, ne sont pas l’expression de la décadence et de l’essoufflement d’une religion qui aurait perdu tout rapport avec l’expérience vécue dont elle est née ; bien au contraire, ces caractéristiques se trouvent à l’origine de la romanité, elles constituent l’intuition centrale sur laquelle se fonde la conception romaine du divin, de l’humain et du temps.
En partant de quelques textes d’écrivains de l’Antiquité, Karl-Heinz Roloff, l’auteur de l’étude la plus vaste et la plus exhaustive sur le mot et sur le concept latin de caerimonia (1), montre que parallèlement et antérieurement au sens d’action et de comportement rituels, le terme désigne l’être même du divin, l’objet de la religion, c’est-à-dire ce qu’on peut traduire très approximativement par le mot “Sacralité” (Heiligkeit). Que cérémonie veuille dire beaucoup plus que sainteté, cela paraît prouvé par un texte de Suétone, qui oppose la sanctitas des rois à la caerimonia des dieux, ce terme indiquant que le mode d’existence des dieux est infiniment supérieur à celui des souverains. Ce n’est donc pas à un manque que le mot fait référence, mais, bien au contraire, à la dimension ontologique du sacré ; cela explique que le terme ne soit utilisé dans cette acception qu’au singulier et que, plus tard, des grammairiens l’aient pris pour un nom pluriel. Quand Cicéron parle d’une caerimonia legationis, quand Tacite parle d’une caerimonia loci, ils pensent davantage à l’être de la chose elle-même qu’à l’attitude ou au sentiment humain envers celle-ci. Enfin, lorsque César raconte le complot ourdi contre lui par les Carnutes et par d’autres peuples de la Gaule (dans le De Bello Gallica, VII, 2), il nous dit qu’ils renoncèrent à échanger des otages, afin de ne pas dévoiler leur alliance, mais qu’ils demandèrent que toutes les enseignes militaires soient réunies en faisceau, et que tous fassent le serment de ne pas se séparer des autres lorsque la guerre aurait commencé : un tel acte est défini par César comme une gravissima caerimonia, car les enseignes ainsi réunies acquièrent un pouvoir sacro-saint, objectif, indépendant de la croyance des hommes, et qui remplace très efficacement l’échange d’otages.
S’il convient donc de parler d’une cérémonialité de l’être, celle-ci ne peut être entendue au sens de festivité (Feierlichkeit), de cette contemplation joyeuse que Kerényi attribuait à la religion grecque (2), envisagée dans son rapport direct à la vision, à la manifestation, à la splendide apparition du phénomène. Dans le texte de César, on ne trouve aucune allusion à une manifestation du divin : toute l’attention des Carnutes est concentrée sur l’action qu’ils s’apprêtent à entreprendre et sur la nécessité de fonder cette action historique, pleine de. risques et d’inconnues, sur l’obéissance à la gravissima caerimonia des enseignes réunies en faisceau ; cette cérémonie n’est pas une fête organisée à l’occasion de l’alliance, elle est la garantie objective, extrêmement sérieuse et astreignante, de cette même alliance.
La cérémonialité de l’être ne peut pas davantage être comprise comme spectacularité du divin. Les ludi scaenici sont étrangers à la religion romaine archaïque, à laquelle renvoie le mot utilisé par César (3). La caractéristique essentielle de la religion romaine, c’est l’extraordinaire imprécision de l’aspect des divinités, dont on ignore parfois jusqu’au sexe : les dieux romains sont si abstraits et désincarnés qu’ils se réduisent très souvent à un simple nom. Le Panthéon romain a été très justement comparé par Dumézil à un monde d’ombres presque immobiles, à une foule crépusculaire à l’intérieur de laquelle il est difficile de repérer un contour précis (4). Bien qu’il parle des Gaulois, il va de soi que César leur attribue en cette occasion une façon de penser typiquement romaine.
Enfin, dans son acception la plus profonde, caerimonia deorum ne désigne ni le culte qui appartient aux dieux, ni le culte qui leur est dû, mais plutôt l’extériorité du mode d’existence du divin. Ici, la réflexion sur la religion romaine rencontre la théorie moderne du sacré conçu comme complètement autre, comme différence, comme refus radical de toute conception anthropomorphique du divin. Cette convergence d’une théorie du sacré qui plonge ses racines dans le monothéisme juif, et du paganisme romain (tenu par Hegel pour une des formes les plus blâmables de la superstition), une telle convergence ne laisse pas de surprendre. Pourtant, malgré la distance qui sépare Yahvé de la cérémonie romaine du divin, la convergence objective de l’iconoclastie hébraïque et de l’aniconisme de la religion romaine des origines (selon la tradition, celle-ci ne connut pas d’images sacrées pendant les premiers cent soixante-dix ans de son histoire), cette convergence nous laisse perplexe. Quoi qu’il en soit, l’essentiel est de comprendre que l’extériorité de l’être est tout le contraire d’un mode d’existence purement spectaculaire.
La cérémonie des hommes
La signification subjective de la cérémonie (entendue comme opération et comportement rituels) est tout aussi importante que la signification objective attribuée aux “choses elles-mêmes”. Cette seconde acception du terme, qui est la plus répandue et la plus usuelle, est toutefois étroitement liée à la première : par exemple, dans la cérémonie racontée par César, il n’y aurait eu aucune sacralité objective si l’action de réunir toutes les enseignes militaires (action orientée vers un but bien précis) n’avait pas été accomplie. « À cet égard, l’action est elle-même sacralité : sans elle, il n’y aurait pas de sacré, mais d’autre part, le sacré ne tient qu’à l’assemblage des signa » (5).
Ainsi, l’extériorité n’est pas seulement l’aspect fondamental de l’être divin, mais aussi — et au même titre — le caractère essentiel du rite religieux, lequel n’a nullement besoin de fonder sa validité sur une croyance, une foi, une expérience intérieure. Ici apparaît clairement la distance qui sépare la religion romaine et la théologie de la différence, d’origine judaïque ou chrétienne : dans la première, l’extériorité du rite correspond à l’extériorité du sacré ; dans la seconde, au contraire, l’intériorité du culte fait pendant à l’extériorité de Dieu (6). Cela ne signifie pas que la cérémonie romaine brise — comme dit Hegel — le cœur du monde, rompe l’individualité de tous les esprits, étouffe toute vitalité (7), c’est-à-dire qu’elle soit liée à une totale insensibilité émotionnelle et spirituelle. Dans la cérémonie romaine, le rapport entre extérieur et intérieur est inversé : ce n’est pas l’intériorité qui fonde et justifie le culte, comme dans le judaïsme et dans le christianisme, c’est la cérémonie — c’est-à-dire la répétition extrêmement précise et scrupuleuse d’actes rituels — qui ouvre la voie à un type de sensibilité non sentimentale, mais pas moins articulée et complexe pour autant. Dans le récit de César, la cérémonie fait naître chez les conjurés une solidarité plus sûre que celle qui eût été garantie par l’échange d’otages. Le caractère de cette solidarité n’est pas exclusivement religieux, il est également juridique et politique.
On ne peut pleinement saisir la signification romaine du mot cérémonie si l’on fait abstraction de cette dimension juridico-politique ; cependant, celle-ci ne doit pas être entendue au sens de lex, c’est-à-dire d’acte volontairement contraignant, mais au sens de jus, c’est-à-dire de rite à caractère rigoureusement technique, de procédure dans laquelle le magistrat et les parties ont des rôles rigoureusement déterminés par la tradition. Cela signifie que le caractère obligatoire de la cérémonie ne dépendait pas de l’adhésion des participants à ses contenus, mais de la capacité des magistrats à rattacher le cas particulier à la forme générale et abstraite du rite.
Le jus est précisément un ars, un ars qui in sola prudentium interpretatione consistit : si on garde à l’esprit que ars et ritus dérivent de la même racine ar- qui désigne l’ordre (8), la répétition cérémonielle s’impose comme un des points cardinaux de la pensée romaine.
Le comportement cérémoniel se détermine donc par rapport à deux termes qui sont l’un et l’autre objectifs et extérieurs : la situation spécifique et la forme rituelle. La prudentia, c’est, précisément, la capacité de les harmoniser. D’un côté, l’obéissance à l’occasion, à la donnée particulière, à l’opportunité, ne se réduit pas à un pur opportunisme, car elle s’accomplit en référence à un cadre, à un schéma général hérité du passé ; de l’autre, l’obéissance à la tradition n’est pas pure sclérose, car elle vise à la solution d’un problème, d’un problème concret.
Cette harmonie entre opportunité et forme constitue l’un des principaux thèmes de l’important ouvrage que Jhering, au siècle dernier, consacra à l’esprit du droit romain (9), qu’il définit comme étant « le système de l’égoïsme discipliné ». L’instinct pratique des Romains, observe Jehring, avait permis l’établissement de règles et d’institutions si élastiques qu’elles s’adaptaient toujours aux besoins du moment, bien qu’elles fussent scrupuleusement observées.
Appliqué au monde romain, le concept d’extériorité ne veut pas dire, comme dans l’optique judéo-chrétienne, transcendance d’une loi qui s’impose inconditionnellement à l’intériorité humaine ; la cérémonie n’est pas l’exécution d’un devoir-être éternel et immuable, ni l’actualisation d’un mystère méta-historique : les termes sur lesquels elle se fonde sont tous objectifs, mais immanents à l’histoire. Chez les Romains, le sacré ne présente aucun caractère panthéiste ou mystique : il existe essentiellement, nous dit Roloff, dans le cas particulier, dans l’évènement particulier, ce qui est parfaitement conforme au caractère “casuistique” du mode de penser romain (10).
Cérémonie du temps
La cérémonie est aux antipodes du spectacle, de la mise en scène : elle apparaît comme étant la condition de toute production, de toute action, de toute histoire. C’est particulièrement évident dans la conception romaine du temps, qui diffère autant de l’éternel retour des sociétés primitives, avec son cycle de morts et de renaissances rituelles, que de l’histoire linéaire du judaïsme, avec son espérance messianique d’un rachat final. À Rome, la cérémonialité du temps, c’est le calendrier, une structure formelle de jours, de mois, de fêtes, qui revient toujours mais qui n’entrave pas l’activité historique des hommes ; bien au contraire, le calendrier fournit l’indispensable point de référence qui permet de situer chronologiquement toute action particulière.
Le temps cyclique des sociétés primitives, qui n’attribue d’importance qu’à la réactualisation de l’archétype mythique originel, et le temps linéaire du judaïsme, qui considère les entreprises d’Israël comme étant celles de Dieu lui-même, sont tous deux, sous des aspects bien différents, des temps mythologiques, c’est-à-dire des temps dans lesquels il existe un lien indestructible entre la dimension chronologique et son contenu : c’est ce lien, précisément, qui fonde la sacralité de ces expériences du temps. Le calendrier romain, au contraire, fonde un temps démythifié, mais non pour autant désacralisé ou insignifiant : il fournit un cadre, une grille de référence, un tissu dont les éléments sont sacrés, mais il ne dit pas a priori ce que ces éléments doivent contenir, et il ne transforme pas a posteriori leur contenu en histoire sacrée. La structure cérémonielle du calendrier romain se pose comme condition d’histoire : elle commence par laisser indéterminé le caractère concret de l’événement ; puis, quand celui-ci s’est produit, elle n’annule pas sa spécificité en l’insérant dans un processus dont la signification ultime est la rédemption finale, mais elle se soucie de la conserver en en faisant un précédent.
Selon une hypothèse suggestive, les douze mois de l’année doivent être mis en relation avec les douze boucliers réalisés par le forgeron Mamurius Veturius (le premier artisan qui soit mentionné dans l’histoire de Rome), pour le compte de Numa Pompilius. Qui plus est, Mamurius aurait été la représentation symbolique de l’année écoulée (11) ; en effet, le 14 ou le 15 mars (dans le calendrier romain, l’année se terminait à la fin du mois de février), les Romains accomplissaient un rituel connu sous le nom de Mamuralia : la foule portait en procession un homme couvert de peaux de bêtes, puis elle le frappait avec de longues baguettes blanches en l’appelant Mamurius. Ce rituel aurait également inspiré une expression populaire : suivant des sources grecques, lorsqu’on voulait faire allusion à quelqu’un qui avait reçu une bonne volée, on disait qu’il avait “joué les Mamurius” (tàn Mamourion paizein).
La figure de Mamurius serait donc liée à la fois à l’abolition de l’année écoulée (à travers les Mamuralia) et à la fondation de l’année nouvelle (suivant le récit qui le représente comme forgeron au service de Numa). En arguant du lien existant dans l’histoire des religions entre les initiations et les forgerons, en rappelant que les Mamuralia précédaient immédiatement les Liberalia (ces fêtes du 17 mars où les jeunes Romains revêtaient la toge virile), une interprétation particulièrement ingénieuse voit dans le dossier fort complexe de Mamurius rien de moins que ce rite d’initiation à l’âge d’homme, typique des sociétés primitives, que l’on tenait jusqu’à aujourd’hui pour étranger à la religion romaine archaïque (12).
Si l’on nous demande à quels contenus, à quels idéaux, à quels modèles de vie, Mamurius initiait, la réponse est simple : Mamurius initiait à la cérémonialité du temps, au calendrier, au rite démythifié. Cela signifie que dans le monde romain, la mort simulée n’est pas suivie d’une vraie renaissance, d’une vraie vie (comme dans les rites de passage des sociétés primitives), mais d’une vie artificielle, juridique, cérémonielle, rythmée par le calendrier, qui fait abstraction de tout prototype et de tout temps intérieur, qui est depuis toujours répétitive et extériorisée, et dans laquelle mort et renaissance rituelles coïncident (13).
C’est maintenant qu’on peut comprendre, peut-être, le sens le plus profond du mot ludus, qui n’est pas seulement synonyme de rite, qui ne veut pas dire seulement simulation, qui n’est pas utilisé uniquement par rapport au jeu sexuel et à la séduction, mais qui signifie également école, apprentissage, instruction. Désormais, en effet, on n’a rien à enseigner, on n’a rien à apprendre, sinon les procédures, les cérémonies, les mouvements rotatoires à l’intérieur desquels l’occasion, la particularité la plus empirique, la situation la plus spécifique, doivent être “jouées”. Il est inutile de se dérober au “jeu de Mamurius” : l’essentiel est de vaincre en dépit des coups de bâton. L’enseignement du forgeron Mamurius apparaît donc opposé à celui des autres “maîtres du feu” de l’aire indo-européenne : pas le wut, la fureur religieuse, la colère qui terrorise les ennemis, mais, tout au contraire, le calme, l’indifférence, le mimétisme, en un mot : la cérémonie.
► Mario Perniola, Traverses n°21-22, 1981. [Traduit de l’italien par Thierry Séchan]
Notes :
1. K.-H. Roloff, « Caerimonia », in : Glotta, Zeitschrift für griechische und lateinische Sprache, Band XXXII, 1953, p. 101-138.
2. C. Kerényi, La Religion antique, 1957.
3. G. Piccaluga, Elementi spettacolari nei rituali festivi romani, Roma, 1965, p. 64.
4. G. Dumézil, La Religion romaine archaïque, Paris, 1974, p. 50.
5. K.-H. Roloff, op. cit., p. 111.
6. À ce sujet, cf. les thèses d’Emmanuel Levinas, in : Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, La Haye, 1961, en ce qui concerne le judaïsme. Pour le christianisme, cf. les considérations de R. Otto, in : Le Sacré, 1929.
7. GWF Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, III.
8. E. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1968, t. II.
9. R. von Jehring, Geist des romischen Rechts auf den verschieden Stufen seiner Entwicklung, Leipzig, 1854-1865.
10. K.-H. Roloff, op. cit., p. 121.
11. J. Loicq, « Mamurius Veturius et l’ancienne représentation de l’année », in : Hommages à Jean Bayet, Paris, 1964, pp. 401- 425.
12. A. Illuminati, « Mamurius Veterius », in : Studi e materiali di storia delle religioni, a. XXXII, 1961, pp. 41-80.
13. M. Perniola, « Mort et naissance dans la pensée rituelle », in : Archivio di Filosofia, 1981.
♦ nota bene : dans un entretien postérieur à cet article, l'auteur précisait : « (...) j’ai orienté mes lectures vers l’étude de l’Empire romain, en particulier les techniques juridiques et administratives qui ont permis aux Romains de surmonter les guerres intestines. La notion-clé sur laquelle a porté mon attention a été celle de rituel sans mythe, qui est aux origines de la religion et de la jurisprudence romaine. L’issue de cet effort a été le volume Ritual Thinking. Sexuality, Death, World (2000). Mon travail a rencontré les tendances les plus récentes de l’anthropologie américaine, qui excluent l’existence des mythes fondateurs des rituels. Dans ce cas, le lien social est garanti uniquement par l’exécution d’une série de schèmes de comportement prédéterminés qui sont tout à fait indépendants de l’adhésion subjective à des croyances, doctrines, fois ou à l’émergence d’affects, d’émotions ou de sentiments. Cela se réalise à travers une épochè : cette expérience d’origine cynique-stoïque a ensuite été reprise par la phénoménologie de Husserl, qui en a fait la condition de toute connaissance rigoureuse. » (Rue Descartes n°4/2015).
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