Morphologie de la Révolution Conservatrice
Si la « Révolution Conservatrice » domina le climat culturel de la droite allemande entre 1918 et 1933, elle fut cependant beaucoup trop divisée en chapelles opposées, en dissidences permanentes, en une multitude de formations comprenant trois membres et une table et publiant leur propre journal (dans lequel elles appellent bien sûr toutes à l’union), pour avoir une quelconque influence sur le terrain politique. En effet, elle fut un entrelacs de personnalités, un ensemble de réseaux, partis, cercles, ligues, journaux, etc. où les liens personnels l’emportaient sur tous les autres sans pour autant cesser d’appartenir à la mouvance. Armin Mohler recensait, dans une liste non exhaustive, plus de 430 groupes, ligues…
Le fonctionnement des groupes de la « Révolution Conservatrice » était, parfois, calqué sur la Franc-Maçonnerie, voire même hérité d’un passage au sein de l’une des multiples structures ésotérico-politiques qui foisonnaient en Allemagne entre 1880 et 1930[18] : initiation du novice aux idées diffusées, sélection par cooptation et enquête sur le postulant : religion, mœurs et morphologie[19] : couleur des yeux et des cheveux, par exemple. En outre, comme Hans Mommsen l’affirme : « Les dénominations varient et témoignent d’une grande imprécision (ligue, ordre, société, club). Reichs Hammerbund, Dürerbund, Germanenorden, Thulegesellschaft, Juniclub, Herrenclub […]. Toutes ces organisations, dont le nombre et les métamorphoses rendent vain tout essai d’inventaire, se caractérisent par un recours à des formes associatives pré-libérales, qui, à la liberté d’adhésion et de recrutement, substituent les principes de la cooptation, de l’admission ritualisée des nouveaux membres et d’une existence à la marge de l’espace public . »[20]
L’éclatement de cette nébuleuse, le nombre des groupes et leurs métamorphoses rendent vain tout essai d’inventaire exhaustif : ce courant de pensée regroupait des personnes aussi différentes que les écrivains Thomas Mann (dans un premier temps), Stefan George, Gottfried Benn, Ernst von Salomon et Ernst Jünger, les philosophes Oswald Spengler et Martin Heidegger, le père de la géopolitique Karl Haushofer, l’économiste Werner Sombart, les juristes Carl Schmitt et Fiedrich Hielscher, le pédagogue Alfred Bäumler ou les activistes politiques Edgard Julius Jung, Arthur Moeller van den Bruck et Ernst Niekisch…. Mais droite classique, « Révolution Conservatrice », courant völkisch ou solidarités issues des Corps-Francs, aucune de ces appartenances n’était fermée sur elle-même car s’il existe, en effet, des divisions internes, des lignes de fracture, elles sont en même temps autant de passerelles vers les autres courants. Ce qui pose le problème de la circonscription de cette nébuleuse.
Armin Mohler, l’inventeur de l’expression « Révolution Conservatrice » distinguait dans sa thèse[21] cinq « images conductrices » présentes au cœur de cette nébuleuse : les völkischen ; les « jeunes-conservateurs » ; les « nationaux révolutionnaires » ; Bundichen (les « ligueurs ») et le « mouvement paysan » (appellation qui se rapporte au soulèvement paysan de la province du Schlewing-Holstein, région limitrophe du Danemark, à partir de 1928). Louis Dupeux retenait lui aussi cinq principaux clivages mais ces derniers étaient différents de son prédécesseur. En premier lieu le clivage qui sépare les partisans attardés, mais très nombreux, du “pessimisme culturel”, d’une part, et les tenants d’une pseudo-modernité d’autre part. Un second clivage, à dominante politique, et qui n’est pas sans rapports avec le précédent, sans toutefois se confondre avec lui, sépare les partisans d’une société vraiment “organique” de ceux qui penchent vers une société “organisée”. Un troisième clivage, à dominante socio-économique, sépare les partisans d’une “révolution” purement politique et culturelle de ceux qui envisagent en outre des transformations socio-économiques concrètes, c’est-à-dire qui remettent en cause la libre entreprise et la propriété privée dans leur existence même. Un quatrième clivage s’observe dans un domaine que les intéressés considèrent comme primordial : celui de la politique étrangère. Il s’agit ici prioritairement de situer l’Allemagne entre un Occident prétendu “sénile” et un Orient prétendu “jeune” ou “barbare”. Le problème principal est alors celui du sens à donner à la notion d’“orientation vers l’Est” et plus particulièrement de l’attitude à adopter vis-à-vis d’une Russie devenue marxiste. Un dernier et très profond clivage sépare ceux que l’on appelle les völkischer et ceux qu’on peut sans doute appeler les penseurs pré-fascistes[22].
Les principaux courants
Les « jeunes conservateurs » comme Oswald Spengler, reprennent la filiation des théoriciens du Kulturpessimismus de la fin du XIXe siècle et, héritiers de la réaction romantique à la Révolution française, considèrent avec détachement le Déclin de l’Occident. D’autres veulent dépasser ce « pessimisme » et croire en un avenir moins sombre. Ainsi, Moeller van den Bruck, qui va se faire, avec son ouvrage Le Troisième Reich, le théoricien d’une véritable « révolution », d’un mouvement qui ne se contente plus d’analyser la décadence de l’extérieur, mais cherche à lutter pour pouvoir reconstruire. Moeller van der Bruck se veut avant tout conservateur et non réactionnaire. Il s’agit pour lui de gagner la révolution à venir, révolution nécessaire pour sortir du faux ordre bourgeois comme de la fausse révolution marxiste, et ainsi de « faire de la guerre et de la révolution un moyen d’apporter une solution politique à des problèmes de notre histoire qui n’auraient jamais pu être résolus sans la guerre et la révolution ». Pour cela, contre le libéralisme qui ne peut que ruiner la nation, économiquement à l’extérieur comme spirituellement à l’intérieur, le « socialisme allemand » devrait, grâce à la participation d’un peuple à son destin dans une démocratie organique, permettre l’avènement d’une société future, le Troisième Reich. Moeller van den Bruck se suicidera en 1925, mais ses idées continueront d’influencer nombre d’intellectuels réunis dans les fameux Juni-Klub puis Herrenklub. L’un des héritiers de cet auteur est Edgard Julius Jung dont la doctrine est aussi influencée par le penseur autrichien corporatiste et chrétien, Othmar Spann. La doctrine de Jung prône l’instauration d’un Etat organique corporatisme débarrassé de la lutte des classes et de la démocratie représentative au profit d’un retour à un nouveau Moyen-Âge dans lequel un nouveau Saint Empire Romain Germanique fédérerait l’Europe centrale.
Une frange de la Révolution Conservatrice, constituée par la « génération du front » de la Grande Guerre et par les anciens des corps-francs, représentée notamment par Ernst et Friedrich Georg Jünger, prône pour sa part l’acceptation totale de la modernité et son dépassement, se séparant ainsi du courant du Kulturpessimismus. Cependant, « [dans] le même temps, la pensée néo-conservatrice, dont il ne faut pas sous-estimer l’écho dans les milieux intellectuels, voulait revenir à l’avant 1789 et abolir ainsi non seulement les formes politiques libérales, mais aussi l’individualisme bourgeois qu’elles présupposent »[23]. Pour ces auteurs, c’est au Travailleur jüngerien que reviendrait l’organisation du monde nouveau, c’est lui qui devrait en être la Figure, et cette volonté de dépassement de la modernité ne sera pas sans influencer leur conception des rapports entre politique et économie. Cette catégorie très largement majoritaire n’envisagent nullement de porter atteinte au capitalisme privé, si ce n’est pour l’englober dans des corporations de types divers, à égalité de dignité avec le monde du travail.
Le néo-conservatisme vise à l’instauration d’un ordre nouveau qui permettra, par l’utilisation de procédés modernes (propagande, organisation des masses), par le développement des grandes passions politiques contemporaines (nationalisme et même socialisme), de revenir à un ordre naturel, organique, orienté par la vie et non par l’intellect. La « conception du monde » néo-conservatrice repose sur une conception cyclique de l’Histoire, faite de combats et se déroulant par cycles : jeunesse, maturité puis déclin inévitable de tous les peuples et de toutes les cultures, dont la meilleure formulation a été faite par Spengler[24]. Elle se propose de reconstituer une société organique, sur la base de communautés naturelles structurées et hiérarchisées, menées par une nouvelle aristocratie du mérite et de l’action.
À suivre
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