Quant à la seconde observation suggérée à ce même savant par le texte de Properce, Propertius clearly implies that Rome had warriors and peasants even before Titus Tatius and Lucumo joined to create the tripartite state (4), elle nous semble superficielle puisque, aux yeux de G. Dumézil, toute la tradition relative aux 4 premiers rois appartient à la pseudo-histoire. Concédons donc à celui-ci qu'on peut voir dans le début de cette élégie l'expression d'une volonté de Properce d'assigner une activité étroitement spécialisée à chacun des 3 groupes dont la réunion forma, au dire du poète, la cité des origines. Mais une certaine disproportion de l'ensemble a empêché et empêchera quand même beaucoup d'y voir l'arme absolue que G. Dumézil semble en attendre.
Il est vrai que dans Mythe et Épopée II, Dumézil a ajouté au dossier déjà copieux qu'il avait soumis au jugement des latinistes une pièce supplémentaire, plus probante encore, à ses yeux, que les témoignages auxquels il avait naguère fait appel pour prouver que l'idéologie tripartie n'était pas tombée dans l'oubli aux environs de l'ère chrétienne. Il en retrouve en effet l'écho dans l'œuvre de Virgile, puisque c'est sur la deuxième moitié de L'Énéide ou, plus exactement, sur l'examen des « trois fata ouverts et convergents » (p. 341) de ses protagonistes, qu'il fonde son argumentation. Le parallélisme lui semble frappant entre les besoins de Romulus et des siens post urbem conditam et ceux d'Énée à son arrivée dans le Latium. De même, le rôle attribué à Latinus n'est pas sans évoquer celui de Titus Tatius et des Sabins. Enfin, certaines analogies peuvent conduire le lecteur à rapprocher les personnages de Tarchon et de Lucumon ainsi que leur mission.
Survie prolongée du schéma
Cette exégèse novatrice qui retiendra à coup sûr l'attention des spécialistes des études virgiliennes vaut plus encore, comme celle de la première Élégie romaine, par ses implications. L'une et l'autre posent en effet un problème de première importance, celui de la survie des schèmes trifonctionnels et de leur insertion dans l'histoire des origines. G. Dumézil tient pour acquis depuis 30 ans qu'en certains endroits de leur œuvre, Properce, Virgile et, à échelle plus réduite, Tite-Live, Denys d'Halicarnasse et d'autres, se sont faits les interprètes de cette structure idéologique.
On aimerait savoir, selon nous, s'ils en devaient la connaissance à des traditions sauvées de l'oubli par les plus anciens annalistes ou si elle s'est directement imposée à eux. De ces deux possibilités, G. Dumézil nous semble enclin à retenir la seconde. Beaucoup rejettent ce point de vue, qui ne peuvent croire que cette idéologie ait été assez profondément enracinée à Rome pour trouver, parmi les contemporains d'Auguste, des interprètes aussi divers. Quant à la première, elle ne fait que déplacer dans le temps le problème qui nous occupe : reconnaissons pourtant qu'il n'est pas impossible que des traditions remontant à un lointain passé aient été sauvées de l'oubli par les membres des collèges sacerdotaux et, plus précisément, par les pontifes qui mirent à la disposition des premiers annalistes la matière que ceux-ci devaient utiliser.
On peut en fait concéder à G. Dumézil que le problème des « moyens de survie prolongée du schème » (Mythe et Épopée I, p. 424) se pose ailleurs qu’à Rome, et qu'il serait dangereux de tirer argument de l'incapacité dans laquelle nous nous trouvons de lui apporter une solution pour condamner l'idée qu'il se fait moins des premiers siècles de Rome que du caractère tardif et artificiel de la vulgate qui nous en est parvenue. Mais, de notre point de vue, sa théorie appelle la prudence, sinon le scepticisme, pour diverses raisons que nous nous contenterons d'indiquer brièvement.
G. Dumézil considère d'abord que l'histoire de la naissance et des débuts de Rome telle que Tite-Live et Denys d'Halicarnasse, en empruntant les grandes lignes aux annalistes, l'ont fixée à jamais, ne laisse aucune place au souvenir de faits authentiques dans le récit des 4 premiers règnes ; à en juger par Tarpeia (pp. 198-99), la caractérisation fonctionnelle s'est étendue à Tarquin l'Ancien et à Servius Tullius. En d'autres termes, ce que les textes nous apprennent des souverains d'origine étrusque ne mériterait pas grand crédit. La vulgate des origines, au sens large de ce mot, serait moins le résultat d'une falsification délibérée qu'une reconstruction signifiante à partir du cadre trifonctionnel.
Si l'on s'en tient aux événements tels que nous en lisons le récit dans l'œuvre de Tite-Live ou de Denys d'Halicarnasse, une attitude aussi radicale n'est pas nécessairement condamnable. Mais elle est discutable pour qui admet que, sur les institutions, sur les problèmes politiques et sociaux, cette même tradition, mêlant le bon grain et l'ivraie, n'en contient pas moins un fond de vérité. Un pluridisciplinarisme bien compris, maintes fois appelé de ses vœux par G. Dumézil, et l'élargissement des perspectives de la recherche longtemps limitée aux faits spécifiquement romains prouvent que les problèmes que l'Urbs eut à affronter sous les rois étrusques s'inscrivent dans le cadre d'une communauté étrusco-italique, et que la tradition littéraire, si elle doit être critiquée, n'est pas à rejeter en bloc. Les plus anciens annalistes ont déformé les faits qu'ils relataient par ignorance plus que par mauvaise foi, mais, pour suspecte qu'en soit la valeur, le récit qu'ils nous en ont laissé n'est pas le produit d'une construction ex nihilo. À preuve la communication magistrale dans laquelle E. Gabba a pu avancer de bonnes raisons de croire que les premiers annalistes écrivirent l'histoire de la période royale à partir d'une documentation empruntée à des érudits ou à des chroniqueurs de langue grecque souvent plus ancienne qu'eux (5).
La légende sabine
D'autre part, G. Dumézil considère depuis 25 ans (Tarpeia, p. 181) que la vulgate relative à la fondation de l'Urbs et à ses rois s'est fixée ne varietur à la fin du IVe siècle et au début du IIIe. C'est ainsi que, dans Mythe et Épopée I (p. 301), il s'en tient toujours à l'idée que la réconciliation entre Romulus et Titus Tatius, et le synécisme qui s'ensuivit, sont « une projection dans le plus vieux passé de l'accord romano-sabin conclu... au début du IIIe siècle, c'est-à-dire au moment où la fabrication de l'histoire des origines arrivait à son terme ». Or, il faut bien reconnaître que de toutes les théories soutenues par G. Dumézil, celle-ci (même si T. Mommsen fut le premier à la formuler dans toute sa rigueur) ne laisse pas de soulever de graves problèmes.
Il ne saurait être question de rouvrir ici le débat sur le rôle joué par les Sabins dans les débuts de Rome. Tout récemment, J. Poucet a passé au crible d'une sévère critique tous les témoignages littéraires qui font la part belle sur ce point, pour parvenir à cette conclusion que « la geste de Titus Tatius reflèterait, d'une manière anachronique et sur un plan légendaire, les contacts qui durent s'établir entre les Sabins de la Basse Sabine et les populations du Latium à l'époque des grandes invasions sabelliques… pendant la première moitié du Ve siècle. La légende sabine n'a pu cependant être définitivement constituée et insérée dans la geste romuléenne avant le début du IIIe siècle » (Recherches sur la légende sabine des origines de Rome, pp. 432-33). On ne saurait pour autant tenir pour acquis que ce livre, d'inspiration systématique, apporte une confirmation décisive aux idées défendues par G. Dumézil.
En effet, même si les archéologues n'ont recueilli sur le Quirinal aucun signe indubitable d'une présence des Sabins à l'époque de la fondation de Rome, il n'en reste pas moins que « la toponymie et la religion prouvent que le Quirinal a eu très anciennement une physionomie très originale par où il s'oppose au Palatin » (Jacques Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, p. 91). D'où une sérieuse raison de douter que la vulgate relative à l'époque royale ait été construite à partir du schème trifonctionnel et, au même moment (début du IIIe s.), définitivement codifiée. Malgré les excès auxquels elle a conduit certains de ses adeptes au siècle dernier, la Quellenforschung [recherche des sources littéraires] garde le mérite d'avoir prouvé, si besoin en était, que des couches d'âge variable se laissent reconnaître dans la tradition telle qu'elle nous est parvenue sur les siècles obscurs de Rome.
“Völkerwanderungen”
Nous ne croyons donc pas que l'historiographie latine, dans la mesure, du moins, où elle traite du plus ancien passé de l'Urbs, soit à interpréter comme le produit d'une fabrication tardive dont les responsables se seraient bornés à mettre en œuvre le schème trifonctionnel. Malgré toutes les difficultés inhérentes à pareille attitude, un conservatisme de bon aloi nous semble en ce domaine la plus sûre méthode. Si nous sommes, par ex., très mal renseignés sur la composition et le rôle de l'assemblée des curies à l'époque royale, nous devons, dans l'état actuel de nos connaissances, admettre son existence, tout en retenant la possibilité qu'elle ait, dès cette période, subi des transformations dont les modalités restent mystérieuses.
On souhaitera donc que G. Dumézil s'engage plus profondément dans la voie qu'il inaugura en étudiant les inscriptions du Lapis Niger et du vase de Duenos, qu'il élargisse le champ de ses investigations ultérieures en s'intéressant au premier chef à des problèmes (les réformes serviennes ou les origines de la lutte des ordres, suggestions qui n'ont rien de limitatif) auxquels leur implication dans l'ordre politique, mais aussi économique et social, confèrent une authenticité certaine, bien loin qu'il faille y voir le résultat de falsifications ou d'anachronismes dont la responsabilité incomberait à Fabius Pictor ou à tel ou tel de ses contemporains. Divers témoignages, certes fragmentaires et d'interprétation délicate, suggèrent en tout cas qu'ils ne se posèrent pas à la seule Rome et réhabilitent du même coup l'œuvre des annalistes.
Enfin, si nul ne saurait discuter à G. Dumézil le mérite d'avoir mis en lumière la fortune durable que l'héritage indo-européen connut dans l'Urbs en matière religieuse, ses lecteurs ne peuvent pas ne pas s'interroger sur les modalités de son enracinement, et ce dès les temps préhistoriques, pour lesquels l'auteur ne se cache pas de croire à l'existence de Völkerwanderungen massives et renouvelées qui se déversèrent sur le sol de l'Italie. À supposer que la pénétration indo-européenne se soit faite à pareille échelle, ce serait pur miracle que les nouveaux arrivants aient su préserver, au hasard de leurs errances, l'unité originelle des croyances qui étaient les leurs et que, partant, l'héritage qu'ils laissèrent fût resté immuable dans l'indivision.
D'autre part, quiconque réfléchit sur ce que nous croyons connaître de l'organisation politique et sociale de la plus ancienne Rome, sera tenté de faire la part belle aux concepts de croisement et d'agglutination de petits groupes d'immigrants que P. de Francisci, dans un livre qui fait date, a appliqués avec bonheur aux primordia civitatis. Il s'inspirait sur ce point d'idées émises quelques années plus tôt par M. Pallotino qui, au concept de dérivation (par rapport à un tronc commun) de groupes ethniques à jamais figés dans leurs caractéristiques, avait substitué celui de leur formation par cristallisations et agrégations multiples. En d'autres termes, l'héritage indo-européen est une donnée dont les travaux de G. Dumézil ont montré le poids certain dont il a pesé sur la religion romaine, mais dont la réalité dans les domaines politique, économique et social reste plus contestable. Si l'Urbs a reçu un héritage, elle est plus encore fille de ses œuvres dans la mesure où elle a su le faire fructifier. Notons en passant, d'ailleurs, que pareille conclusion ne contredit pas les idées récemment défendues par G. Dumézil, si l'on en juge par Idées romaines (p. 11).
En un mot, une œuvre passionnante à laquelle on souhaite une confirmation éclatante dans le domaine proprement romain. Elle offre l'exemple d'une lutte incessante contre la routine ; aussi regrettera-t-on avec l'auteur que ses conclusions le plus sûrement établies en matière d'histoire religieuse soient souvent passées sous silence de façon scandaleuse (La religion romaine archaïque, p. 10). Mais aussi une pensée en perpétuelle évolution : à preuve, au fil des livres, des retractationes fréquemment négligées par le lecteur hâtif. Puisse donc G. Dumézil nous donner au plus vite les travaux que ses derniers ouvrages annoncent, et dont son « Histoire de l'histoire des origines romaines » (Mythe et Épopée I, p. 27) n'est certes pas le moins attendu.
► Jean-Claude Richard, Nouvelle École n°21/22, 1972.
Jean-Claude Richard, ancien élève de l'École Normale supérieure, professeur agrégé des Lettres, est chargé de l'enseignement de la langue et de la littérature latines à l'Université de Nantes. Il s'est déjà signalé, notamment, par des travaux sur les funérailles des empereurs romains, et a rédigé, sous la direction de M. Jacques Heurgon (Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, 1969), une thèse sur : Les origines de la plèbe romaine, essai sur la formation du dualisme patricio-plébéien (École française de Rome, 1978).
◘ Notes :
- (1) Cf. « Flamen-Brahman », et surtout « La préhistoire des Flamines majeurs », in Revue d'Histoire des religions, vol. CXVIII (1938).
- (2) « La deuxième ligne de l'inscription de Duenos », in Hommage à M. Renard I (texte repris dans Idées romaines, pp. 9-25).
- (3) « Rien n'est expliqué dans l'histoire de Rome si nous croyons que dans un passé préhistorique, une rigoureuse séparation des prêtres, des guerriers et des producteurs, gouvernait la société romaine. Le fait fondamental dans cette société reste que les guerriers, les producteurs et les prêtres ne constituaient pas des fractions séparées au sein de l'ensemble des citoyens, encore que les membres de l'aristocratie tendissent à monopoliser les fonctions sacerdotales » (« An Interim Report on the Origins of Rome », in Journal of Roman Sludies, vol. LIII, p. 114).
- (4) « Properce laisse clairement entendre qu'avant même que Titus Tatius et Lucumon se fussent alliés pour créer l'État triparti, Rome possédait des guerriers et des paysans » (Ibid., p. 113).
- (5) Cf. « Considerazioni sulla tradizione letteraria sulle origini della republica », in Entretiens de la fondation Hardt sur l'Antiquité classique, vol. XIII.
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