D’une laideur légendaire, le modeste seigneur de la Motte-Broons, aux pratiques guerrières peu conventionnelles au regard des canons chevaleresques, est une figure incontournable de la Guerre de Cent Ans, rivalisant d’honneur et de préséance avec les plus grands seigneurs du royaume. Au service de Charles V le Sage, dont il est l’un des bras armés, il a fourni la matière de toute une littérature qui, pour défendre la cause royale, a largement créé la légende, aux relents de chanson de geste. Ce dixième preux aux cinquante batailles et aux mille châteaux pris, cette « fleur de la chevalerie », véritable « estoc d’honneur et arbre de vaillance », aurait-il usurpé la gloire qui est toujours la sienne dans la mémoire nationale ?
En dehors des panégyriques postérieurs à sa mort, on ne sait que peu de choses des premières années de Bertrand du Guesclin. Il est sans doute né aux alentours de 1320, en Bretagne, à quelques kilomètres de Rennes. Fils de Jeanne de Malesmains et de Robert du Guesclin, seigneur de Broons, il est l’aîné de dix enfants. « Je crois qu’il n’y eut si laid de Rennes à Dinan : il était camus, noir, malotru, déplaisant. D’où son père et sa mère le haïssaient tant qu’en leur cœur ils se prirent à désirer souvent qu’il fût mort ou noyé en quelque eau d’un courant ; goujat, niais et sot l’appelaient fréquemment » (Chanson de Bertrand du Guesclin, de Cuvelier). Difficile, querelleur, il passe son temps à organiser des batailles rangées avec les paysans voisins.
En dépit d’une prédiction l’assurant qu’il serait un jour « honoré des fleurs de Lys », il faut finalement l’enfermer au château pour empêcher ces débordements. Il fugue et trouve refuge chez son oncle à Rennes…. à moins qu’il n’y ait été placé, de façon plus prosaïque, par ses parents excédés. C’est là qu’il s’illustre, en 1337, lors des joutes organisées à l’occasion des noces de Charles de Blois et de Jeanne de Penthièvre. « Puisque je suis laid, je veux être hardi » : le jeune rebelle, cet « aventureux nouvellement venu » entre par effraction dans le monde proprement aristocratique, en empruntant une monture, une armure et en cachant son identité, juste avant d’entrer en lice. Il défait une quinzaine de chevaliers expérimentés avant de refuser d’affronter son père qui finit, ému, par le reconnaître.
« Le dogue noir de Brocéliande »
C’est dans le cadre de la Guerre de Succession de Bretagne, et donc plus largement de la Guerre de Cent Ans (1337-1453) qu’il s’initie à l’art du combat, à partir de 1342. La mort sans héritier du duc Jean III oppose son demi-frère, le comte de Montfort, à sa nièce, Jeanne de Penthièvre, épouse de Charles de Blois, lui-même neveu du roi de France Philippe VI. Alors que bon nombre de hobereaux de la Bretagne occidentale et méridionale rejoignent le camp des Montfort, alliés aux Anglais, Bertrand s’engage résolument dans le camp français et participe à deux reprises à la défense de Rennes. Il permet notamment la levée du siège mené par le duc de Lancastre.
Épaulé par une bande de 60 à 70 compagnons, il mène des années durant une véritable guérilla « par bois et forêts » contre l’adversaire, en finançant parfois ses obscurs coups de main – dignes des routiers de l’époque – en vendant les bijoux de sa mère. Surprise, ruse, rapidité d’action lui permettent de s’emparer ainsi de la forteresse de Fougeray, en forêt de Paimpont, en faisant habilement pénétrer dans l’enceinte ses hommes déguisés en bûcherons. « Le dogue noir de Brocéliande », déjà célèbre localement, est adoubé dans les années 1350, peut-être par Charles de Blois lui-même, qui l’investit par ailleurs de la capitainerie royale de Pontorson, en Normandie.
Dans le royaume de France, tandis que le roi Jean II le Bon est prisonnier des Anglais, le dauphin Charles est confronté à une crise multiforme. En réaction à l’humiliante défaite française de Poitiers (1356), Paris s’est soulevé sous la houlette du prévôt des marchands, Étienne Marcel. Dans les campagnes franciliennes et picardes, les Jacqueries se multiplient. Enfin, les menées de Charles de Navarre dans la région bloquent le ravitaillement de la capitale. Prétendant déçu à la couronne de France, ce petit-fils de Louis X le Hutin tient notamment la place de Melun. du Guesclin participe au siège de la cité en 1359, aux côtés du Dauphin : c’est à cette occasion qu’il se fait remarquer, lors de l’assaut des murailles, pour sa bravoure. Une intrépidité relativisée dans les chroniques par sa chute dans un tas de fumier, sis au pied des remparts. Un topos littéraire visant sans doute à l’abaissement initial du héros, pour mieux souligner son ascension ultérieure.
Chambellan du roi et soudard en Espagne
La signature de l’humiliant traité de Brétigny, en 1360, met un terme momentané à l’affrontement avec les Anglais qui font alors main basse sur près d’un tiers du royaume. Il faut pourtant encore faire campagne contre Charles de Navarre, jusqu’à ce que les prises de Mantes, de Meulan et surtout la victoire de Cocherel (1364) contrarient les prétentions de celui que la mémoire populaire qualifiera de « Mauvais ». à la veille du sacre de Charles V, entre Évreux et Vernon, les troupes royales y affrontent un adversaire deux fois supérieur, conduit par Jean de Grailly, le fameux captal de Buch. Si les versions divergent sur le rôle exact du « diable Bertrand » et de ses Bretons dans cette rencontre, celui qui a déjà été nommé « chambellan du roi » pour s’être imposé dans le Vexin normand, apparaît de plus en plus comme le soutien vital, sur le terrain, d’une monarchie affaiblie.
Il rencontre moins de succès dans les affaires de Bretagne. La même année en effet, son protecteur Charles de Blois est tué à la bataille d’Auray, et lui-même est fait prisonnier par John Chandos, son alter ego anglais, considéré comme le plus grand stratège militaire de cette première phase de la Guerre de Cent Ans. Le traité de Guérande reconnaît Jean de Montfort duc de Bretagne. Mais déjà, Bertrand s’est trouvé un nouveau protecteur en la personne du gendre du prétendant, Louis d’Anjou, le frère du roi.
Constituées après Brétigny et alimentées par la fin des guerres navarraise et bretonne, les compagnies de routiers regroupent alors les professionnels de la guerre mis au chômage, mais également tous ceux qu’attire une vie d’aventure et de violence. S’il ne parvient pas à les envoyer en Hongrie combattre les Turcs, Charles V offre un moment de répit aux régions malmenées, pillées et rançonnées, en les utilisant de l’autre côté des Pyrénées, dans la péninsule ibérique. du Guesclin est chargé de conduire ces hommes de guerre désœuvrés hors du royaume, dans une Castille en proie à une violente guerre dynastique. Bertrand s’accommode fort bien de cette tâche, sans doute parce qu’il y a du soudard chez le capitaine le plus populaire du XIVe siècle. Il aide ainsi en 1366 Henri de Trastamare à renverser son frère Pierre 1er, dit le Cruel, dépeint comme un tyran sanguinaire, porté sur les amitiés juives et mauresques. Cette sombre figure permettra d’ailleurs à la papauté de donner à cette expédition les allures d’une véritable croisade, puisque des indulgences seront promises aux combattants. Mais lorsque Pierre 1er revient en 1367, aidé par les troupes anglaises du Prince noir, qui tient la Guyenne, une partie des routiers de du Guesclin changent de camp et l’emportent, aux côtés du Cruel, à la terrible bataille de la Najera. Prisonnier des Anglais, libéré grâce au paiement anticipé de sa rançon par Charles V, Bertrand ne tarde pas à retourner en Espagne aux côtés d’Henri de Trastamare qui l’emporte cette fois à la bataille de Montiel, en 1369, suivie de peu par l’exécution pure et simple de Pierre 1er.
« Mieux vaut pays pillé que terre perdue »
Le non-respect, de part et d’autre, du traité de Brétigny, mais également le tour de vis fiscal imposé par le Prince noir en Guyenne pour financer ses opérations dans la péninsule ibérique relancent la Guerre de Cent ans. Solennellement nommé Connétable de France en 1370, en reconnaissance des services rendus, Bertrand du Guesclin participe activement à l’entreprise de reconquête des territoires perdus en 1360, notamment en Normandie, Guyenne, Saintonge et Poitou. Après les défaites de la chevalerie française à Crécy et Poitiers, le roi a opté pour une nouvelle tactique : escarmouches et sièges remplacent désormais les batailles rangées, même quand l’ennemi se lance dans les chevauchées, désastreuses pour les populations : « mieux vaut pays pillé que terre perdue ».
Cette guerre de harcèlement qui évite les batailles coûteuses en hommes se révèle particulièrement efficace. Mais lorsqu’il s’agit, à la fin des années 1370, d’occuper la Bretagne, accusée de verser de nouveau dans l’alliance anglaise, du Guesclin, pris entre deux fidélités, est accusé de ne pas s’investir suffisamment pour la cause royale. Peut-être disgracié, il reprend néanmoins du service contre les routiers en Auvergne. Devant Châteauneuf-de-Randon, dans le Gévaudan, il est frappé par la maladie qui l’emporte en juillet 1380, sans pour autant manquer à sa mission : on raconte que les clefs de la ville auraient été déposées sur le linceul du héros.
Inhumé, sur ordre du roi, à Saint-Denis, il est rejoint dans la nécropole royale par le souverain qui ne lui survit que quelques semaines. À cette date, les Anglais avaient largement été « boutés » hors de France, ne conservant que les ports de Calais, Cherbourg, Brest, Bordeaux et Bayonne. Neuf ans plus tard, sous Charles VI, sera organisée une nouvelle cérémonie pour célébrer la mémoire de cette figure nationale d’un état en pleine construction, et sa légende aura déjà pris une ampleur extraordinaire, portée par les écrits du poète Cuvelier ou encore d’Eustache Deschamps.
Le royaume avait eu besoin d’un héros, simple, bonhomme et quelque peu roublard, mais surtout d’une fidélité sans faille. Il s’attachera moins de trente ans plus tard à une autre figure plus éloignée encore des canons traditionnels : une jeune Lorraine, Jeanne d’Arc.
Emma Demeester
Bibliographie
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Georges Minois, du Guesclin, Fayard, 1993
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Thierry Lassabatère, du Guesclin. Vie et fabrique d’un héros médiéval, Perrin, 2015
Chronologie
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Vers 1320 : Naissance en Bretagne de Bertrand du Guesclin.
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1341-1364 : Guerre de succession de Bretagne.
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1359 : Siège de Melun.
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1360 : Traité de Brétigny, en faveur des Anglais.
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1364 : Victoire de Cocherel contre les troupes de Charles de Navarre.
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1366-1369 : Campagnes des Routiers mis au service d’Henri de Trastamare en Castille.
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1369 : Reprise de la Guerre de Cent ans, à l’initiative de Charles V.
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1370 : du Guesclin est fait Connétable de France.
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1378 : Charles V fait occuper la Bretagne, soupçonnée d’alliance avec les Anglais.
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1380 : Mort de du Guesclin.
Voir aussi
Bertrand Du Guesclin, hardi chevalier (Clotilde Jannin, Fabien Le Clech), paru aux éditions de La Nouvelle Librairie en collection Jeunesse (avril 2021) et Du Guesclin, tirage d’art. En vente sur boutique.institut-iliade.com
https://institut-iliade.com/bertrand-du-guesclin-un-breton-au-service-de-la-france-v-1320-1380/
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