Parsifal fut créé à Bayreuth le 26 juillet 1882. Le cinéaste allemand Hans-Jürgen Syberberg a fêté ce centenaire avec une version révolutionnaire et filmée de l’opéra de Wagner, réinterprété à la lumière de l’histoire récente de l’Allemagne et de l’Europe. Heidegger disait que l’œuvre d’art ouvre « les voies des options simples et décisives dans le destin d’un peuple ». Syberberg prend Parsifal comme un mythe, au moyen duquel il cherche à dire le sens de notre histoire, de notre destin passé et à venir. Pour lui, « seul le mythe, parce qu’il est un acte profondément humain de notre culture, permet sans doute de maîtriser notre histoire ». Ici, le mythe devient donc œuvre d’art, et des plus flamboyantes ; il ne cesse d’interroger, de peser les chances du sacré dans un monde perclus de rationalité, où les errements du IIIe Reich ont confisqué le recours à l’exaltation de l’irrationnel, qui fut la force de l’Europe et l’instrument décisif de sa grandeur.
À l’inverse du Don Giovanni que filma Losey, ou de la Flûte enchantée mise en images par Bergman, films habiles mais conventionnels, l’œuvre de Syberberg casse les limites du livret et de la scénographie voulues par le compositeur. L’imagerie de Wagner aurait un sens possible dans un monde où la conquête des armes passerait encore par la quête du sacré. Syberberg juge ce temps révolu ; son point de vue est celui d’un créateur de la fin du XXe siècle. Quel Graal aurait encore un sens pour les Européens ? Leur culture a perdu le sens de l’exaltation ; tout est achevé, ou presque. Le mythe parle-t-il encore ?
une œuvre sommée de livrer son sens
Le générique défile sur des images de cartes postales du temps de la désolation - sur l’après-guerre (laquelle ?) : Berlin en ruines, Nuremberg en cendres, Versailles lézardé, la statue de la Liberté avachie, ridicule, à demi-engloutie. Syberberg raconte : « Après mon film sur Hitler, description de l’effondrement d’un pays et d’une culture, la question se posait : que représenter par le cinéma, et comment ? (...) Lorsqu’enfin je dis : Parsifal, de Richard Wagner, les méchants de mon pays éclatèrent de rire, ne me laissant à nouveau aucune chance ; ils pensaient à un mythe germanique, vu naturellement sous l’angle étroit de leur pensée ». En fait, Syberberg féconde le mythe et lui donne une puissance d’interrogation rare. Il affirme : « Parsifal est le testament de Wagner. On ne pouvait passer à côté de quelque chose d’eschatologique : la balance, à la fin des temps, de la faute et de l’expiation. Des emblèmes utopiques de la lumière et des choses saintes et dernières nous sont donnés par la quête du Graal à travers la culture européenne (...) C’est nous-mêmes qui passons en jugement dans le sérieux de ce jeu qui nous est sacré. Quand il y va de l’essence de l’art et de la vie, que signifie encore le Graal ? Il y va du ciel et de l’enfer, bien ou mal, le Jugement dernier comme jeu, et cela n’est pas sans dangers ».
L’histoire du Graal porte deux mythes complémentaires : le mythe fondateur (la lance sacrée déposée à Monsalvat, dont les chevaliers incarnent les valeurs) et le mythe rédempteur (celui de Parsifal reconquérant pour la communauté la lance qu’elle a perdue).
L’art, pour Syberberg, est aussi une quête du Graal. Comme Parsifal cherchant la lance perdue qui redonnera son éclat et sa puissance à la Table ronde, le cinéaste cherche les images, les emblèmes et les valeurs qui exalteraient encore les Européens au fond de leur médiocrité. Son combat n’est pas directement politique, mais d’abord culturel : le politique ne retrouvera de pouvoir que si la culture exalte des devoirs.
Voici l’histoire. Au premier acte, le chevalier Gurnemanz attend son roi Amfortas. Celui-ci souffre d’une blessure inguérissable, reçue le jour où l’enchanteur Klingsor lui subtilisa la lance sacrée, symbole du pouvoir de la communauté. Depuis, il souffre le martyre à chaque cérémonie du Graal, cérémonie dont les chevaliers de Monsalvat ne peuvent se passer puisqu’ils y puisent leurs forces. La légende veut qu’un jeune homme pur et innocent arrive un jour à reprendre la lance des mains de Klingsor, et la ramène à Monsalvat ; la communauté retrouverait alors sa puissance et son identité perdues. Arrive Parsifal, en qui Gurnemanz croit reconnaître celui que l’on attend. Il le fait assister à une cérémonie du Graal, à laquelle le jeune homme ne comprend rien. Au second acte, voici l’antre de Klingsor. L’enchanteur envoie la prêtresse Kundry séduire Parsifal, qui vient de franchir les frontières du domaine maléfique. Parsifal triomphe de sa séduction et reprend la lance. Au troisième acte, il rentre à Monsalvat, retrouve Gurnemanz et Kundry repentie. C’est le jour du Vendredi saint. Parsifal est sacré roi, il guérit Amfortas ; la communauté retrouve le cours de son destin glorieux.
« Oratorio de la rédemption » selon Thomas Mann, « festival scénique sacré » selon l’orthodoxie wagnérienne, Parsifal devient avec Syberberg une œuvre à interroger, sommée en quelque sorte de livrer son sens. L’éthique et le sacré, la nature de l’art, celle du pouvoir, autant de mondes disjoints qui sont représentés dans ce film comme les manifestations d’une même âme européenne. Syberberg donne tout à voir en même temps, dans une étonnante polyphonie de symboles ; l’ambiguïté du christianisme européen et sa réinterprétation de la thématique biblique du salut voisinent avec les traditions celtiques de la résurrection des héros et les mythes germaniques des communautés de combat. Parmi les thèmes privilégiés par Syberberg : l’histoire. Dans le couloir qui mène à la salle du Graal, le cinéaste a suspendu les grands emblèmes historiques des nations européennes, présentes et passées. Les royaumes germaniques, le IIIème Reich, l’empire napoléonien et les nations actuelles sont représentés comme autant de manifestations d’un génie commun, fondé sur le sacré, exercé dans le combat. Syberberg souligne à plusieurs reprises l’importance de cette thématique politique, représentant au premier acte Amfortas assis sur le trône de Charlemagne, puis, au second acte, Kundry sur le même siège. Si les puissances maléfiques ont pu s’asseoir sur ce trône, c’est à cause d’Amfortas qui, lors de la première cérémonie du Graal (au premier acte), a tout d’abord refusé que celui-ci soit dévoilé, pour tenter d’éviter les souffrances qu’il savait devoir ressentir. Il a ainsi trahi sa mission de chef au service d’une communauté.
Autre originalité de Syberberg, et qui a fait couler beaucoup d’encre : le dédoublement de Parsifal en personnage masculin et personnage féminin, après la scène de séduction du second acte. Le procédé peut paraître gratuit, et même gênant, puisque l’on entend le second Parsifal, féminin et frêle, chanter avec une voix de ténor héroïque. Pour artificiel qu’il soit (il ne gêne plus du tout dès la seconde vision du film), le procédé permet à Syberberg de souligner l’ambiguïté de l’idée de rédemption dans la culture européenne et dans l’œuvre de Wagner. « Parsifal, dit le cinéaste, est comme l’idée scindée en deux de nos désirs de rédemption et d’unification des finalités perdues ». C’est, tout d’abord, l’idée de salut transhistorique, illustrée dans le Hollandais par le sacrifice d’une femme (Senta), dans Tannhaüser par celui d’Elisabeth, dans le Ring par Brünnhilde. Cette idée de régénérescence par intercession est assez proche, au moins dans ses formes immédiates, de celle de rédemption par le Christ que véhicule le christianisme (elle reste toutefois individuelle et sélective, non égalitaire et collective).
Seconde idée, qui complète et s’oppose à la fois à la première, celle de renaissance historique d’une communauté tombée dans la médiocrité. Dans la tradition juive, cette idée est liée à l’exode, avec des connotations suppliantes et messianiques ; dans la tradition européenne, elle est liée à l’émergence d’un chef, qui incarne les besoins d’une communauté et travaille à l’accomplissement de son destin. Renan disait : « La main qui sort du lac quand l’épée d’Arthur y tombe, qui s’en saisit et la brandit trois fois, c’est l’espérance des races celtiques ». Au troisième acte, Syberberg montre les deux Parsifal en même temps ; le féminin porte une croix, le masculin porte la lance. Il complète ainsi l’avers masculin et guerrier de la renaissance par le revers féminin et plus christianisé du salut. Ni l’un ni l’autre ne sont aujourd’hui pensables isolément dans les cultures européennes. Faut-il éliminer, à terme, le second aspect du mythe ? Le danger serait alors d’en limiter les formes aux seules représentations de seconde fonction, comme Sparte l’avait fait. En outre, si les apparences du second versant du mythe de rédemption sont, en Europe, christianisées, mieux vaut peut-être jouer avec elles temporairement, par une habile stratégie des apparences, que de se priver de toute désignation culturelle du versant féminin du sacré. Le guerrier peut accepter, par son éthique masculine, le risque personnel du combat et de la mort ; il n’est pas certain, à l’inverse, que les peuples puissent se dispenser de représentations consolatrices comme celles que la religion populaire a imposées au christianisme. Syberberg montre à plusieurs reprises dans son film des images de la Vierge, équivalant, dans le catholicisme, à la déesse-mère des Européens, liée aux sources et aux grottes (à Lourdes par exemple). Même dévié par le christianisme, cet héritage est important. Le rôle des maîtres n’est pas de le mépriser, mais de le faire revivre dans ses valeurs originelles. « Le féminin, écrit Jean Baudrillard, n’est pas ce qui s’oppose au masculin, mais ce qui le séduit » (De la séduction, Denoël, 1982, p. 16).
Troisième ligne de force du film : le personnage de Kundry, le plus complexe du théâtre wagnérien. Au premier acte de Parsifal, elle semble l’esclave infatigable des chevaliers du Graal : « Soudain, écrit Wagner, on la retrouve effroyablement épuisée, blême, horrible ; et, de nouveau infatigable, elle sert le saint Graal comme une chienne, devant ces chevaliers pour qui elle éprouve un secret mépris (...) Cette passagère fabuleusement sauvage ne doit faire qu’un avec la séductrice du deuxième acte » (lettre à Mathilde Wesendonck, août 1860). Cette servante-séductrice, Syberberg l’a représentée à deux moments-clés de son film. À la première image, elle porte un globe enfermant le labyrinthe du monde, avec un arbre de vie calciné en son centre. À la dernière image, elle tient un autre globe, avec la maquette du Festspielhaus de Bayreuth. L’œuvre d’art, selon Syberberg, est une médiation pour le retour aux forces originelles, celles qui ont fondé la communauté du Graal (l’Europe) et sa puissance. L’œuvre d’art de l’avenir devra être une clef dans la représentation du labyrinthe du monde et dans l’exaltation de la vie.
Kundry sert donc les puissances du bien comme les puissances du mal. Personnage de l’entre-deux mondes, elle nie le fait et le droit de la séparation absolue du bien et du mal, dichotomie chrétienne qui, sous la traduction charité-péché, a fondé la théologie d’un salut absolu opéré par le Christ. Kundry, personnage de chair, anéantit tout salut absolu, tout dépassement de l’histoire. Dans la scène de séduction du second acte, elle est celle qui joue en virtuose des apparences et des signes - comme s’il n’y avait pas d’autre réalité que les signes.
Le féminin, en elle comme dans le sacré en général, exprime une double vérité : il montre qu’il n’y a pas d’au-delà, que le réel se limite aux apparences ; en même temps, parce qu’il séduit, le féminin rassure et sauve du désespoir que pourrait susciter la découverte de la vacuité du monde. La maîtrise des apparences peut alors devenir une joie physique et mentale intense. (C’est d’ailleurs le sens des traditions érotiques dans l’ésotérisme indo-européen qu’a combattu le christianisme).
Syberberg étend sa dialectique des apparences et de la maîtrise des apparences au Graal lui-même, qui n’est jamais représenté directement, mais reflété dans le miroir de la cuirasse d’une femme (encore une, dans le jeu des signes) ou sur les faces miroitées d’un polyèdre, symbole de l’unité et de la diversité des nations européennes. Le cinéaste joue d’ailleurs des double sens dans de nombreux autres passages. Dans la scène de séduction des filles-fleurs, au deuxième acte, il fait alterner des diapositives des Enfers de Jérôme Bosch et des figures mystiques des van Eyck. Ailleurs, c’est un Christ à l’auréole en forme de faucille, la tempe appuyée sur un marteau. Ou encore, aux pieds de Klingsor, les marionnettes de sa puissance : Marx, Bakounine, mais aussi Louis II, Wagner et Nietzsche. Le bien et le mal, c’est tout un. La détermination des valeurs ne dépend que de la volonté ; la fécondité d’une œuvre se mesure aux résultats qu’elle suscite. à la puissance qu’elle exalte. L’enchanteur Klingsor a toujours été perçu comme l’incarnation du négatif absolu ; Syberberg en fait plus intelligemment le symbole de l’impuissance historique et physique.
Enfin, couronnement de cette œuvre, et qui renforce son caractère historico-politique : la scène du Graal qui clôt l’opéra. Wagner voulait en faire l’apothéose d’une communauté de prêtres-soldats régénérés par le retour de leur symbole fondateur, la lance. Syberberg en fait une assemblée d’incapables, assis mollement par terre, côtoyés de squelettes casqués. Le cinéaste refuse de croire que les symboles parlent encore. La quête de Parsifal ne suffit pas, à elle seule, à régénérer la communauté de Monsalvat. Il y faudra d’autres travaux et d’autres efforts. Le trône de Charlemagne, à la fin, reste vide. La couronne carolingienne repose sur une tête de squelette. La maquette du Festspielhaus, à la dernière image, indique la voie à suivre, comme une interrogation : y aura-t-il des œuvres d’art capables de parler assez fort pour reconquérir le pouvoir culturel ? Les symboles, alors, pourront de nouveau « faire signe » vers le sacré, vers le combat.
Yves La Plaine, Nouvelle École n°39, 1982.
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