Louis-Marie Bonneau, chercheur associé au European Centre for Law and Justice (ECLJ), met en lumière comment la Commission européenne “contrôle” des experts de l’ONU en toute opacité :
Le 29 juillet 2021, Valeurs Actuelles publiait une enquête sur la mainmise d’un petit nombre de fondations privées sur le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Citant un rapport du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), Valeurs Actuelles démontrait qu’en cinq ans, 37 experts des Nations Unies avaient reçu 11 millions de dollars d’acteurs privés et étatiques en dehors de tout contrôle de leur organisation. Parmi ces acteurs privés, les fondations Open Society et Ford étaient les plus importantes avec respectivement près de 1,5 millions et 2 millions d’euros versés.
Le versement de ces fonds, assimilés à une forme de « corruption », mettait gravement en cause l’indépendance des experts de l’ONU. Ces révélations venaient alors alerter la communauté internationale contre un phénomène systémique plus général de privatisation et de capture des organisations internationales. Ces dernières, initialement conçues comme un espace de coopération entre États sont en effet devenues les victimes de la prédation d’acteurs privés qui profitent de failles structurelles ou de difficultés financières pour les instrumentaliser au service de leurs intérêts et leur idéologie. Après avoir admis « contrôler » des experts de l’ONU, il apparaît aujourd’hui que la Commission européenne a aussi une responsabilité au cœur de ces dérives.
Des accords opaques qui remettent en cause l’indépendance des experts de l’ONU
En septembre 2021, le député européen Robert Roos interrogeait la Commission européenne sur l’objet d’un financement de plusieurs centaines de milliers d’euros qu’elle avait accordé à un « projet conjoint » dirigé par trois experts de l’ONU. Dans sa réponse au nom de la Commission, la Commissaire européenne Jutta Urpilainen avait confirmé ces versements qui avaient duré de novembre 2016 à juillet 2021. Elle avait ensuite voulu rassurer le député sur le contrôle et le suivi qu’elle avait assurés à propos de cette subvention : « La Commission a reçu des rapports d’activité et des rapports financiers annuels conformément aux obligations contractuelles. Ces rapports permettent à la Commission de contrôler les opérations réalisées et la façon dont les fonds ont été dépensés. »
Une demande faite au service de transparence de la Commission européenne a permis de préciser le cadre de ce financement et de déterminer que le 3 décembre 2016, la Commission avait signé un accord de subvention de 1 600 000 € avec le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH). Il s’agissait de mettre en œuvre une « action » visant à soutenir trois experts des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’homme, la liberté d’association et la liberté d’expression. Le document précisant l’objet de l’« action » en question est jugé confidentiel par la Commission européenne de même que d’autres documents liés à cet accord de financement. C’est notamment le cas des quatre rapports d’activité et financiers que la Commission européenne a exigé des experts de l’ONU. Comme la procédure le permet, l’ECLJ a demandé à la Commission européenne de revoir sa position sur son refus de communiquer ces documents. La Commission aurait dû lui répondre avant le 22 mars 2022 mais ne l’a toujours pas fait. Cette absence de réponse est problématique car elle indiquerait que la Commission possède bien des pièces confidentielles sur l’activité d’experts de l’ONU. En possédant ainsi des documents sensibles, inconnus des États eux-mêmes, la Commission viendrait alors rompre l’égalité entre les acteurs internationaux.
L’existence de ces documents, permettant le contrôle par la Commission des « opérations réalisées » par les experts, pourrait sembler banale dans le cadre d’accords financiers. Ils sont en réalité contraires aux règles de procédure qui régissent le travail des experts de l’ONU et garantissent leur indépendance. La Résolution 5/2 du Secrétaire général de l’ONU affirme ainsi que dans l’exercice de leur mandat, les experts doivent agir en toute indépendance et libre « de toute forme d’influence extérieure, d’incitation, ou d’ingérence, directe ou indirecte, de la part de toute partie, qu’elle soit ou non partie prenante, pour quelque raison que ce soit ». Les experts expriment eux-mêmes cette réalité dans une déclaration solennelle à leur entrée en fonction, où ils s’engagent à agir « sans solliciter ni accepter d’instructions d’aucune sorte de qui que ce soit ». Une Circulaire du Secrétaire général de 2006 est aussi très précise sur les versements extérieurs, en exigeant qu’ils ne soient pas contraires à l’indépendance du bénéficiaire. Ainsi, en aucun cas, les experts de l’ONU ne devraient recevoir de financements en vue de réaliser une action précise, ni rendre compte de leurs activités à leurs financeurs : cela serait contraire à leur indépendance. Le fait que le l’ONU ait accepté ces conditions de financement pour ses experts constitue ainsi également une violation de leurs propres règles de procédure.
Une déstabilisation du système international de protection des droits de l’homme
La possibilité donnée à ce type de financement est un risque pour la stabilité de l’architecture internationale de protection des droits de l’homme dans un contexte de montée en puissance de nouveaux acteurs, en particulier en Asie. En effet, il apparait que depuis deux ans, la Chine a versé près de 500 000 € à trois experts alors que les cinq années précédentes, elle n’avait fait qu’un versement d’environ 100 000 € à un seul expert. En outre, il s’avère que ces trois subventions chinoises visent des thématiques sensibles pour l’Occident et pour la Chine elle-même : les droits des migrants, les mesures coercitives unilatérales et la justice transitionnelle (mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités et de rendre la justice). De crainte d’être visée par un rapport de l’ONU, la Chine pourrait souhaiter financer un expert en espérant se préserver d’attaque de sa part. De la même façon, en finançant l’expert sur les migrants par exemple, elle pourrait espérer susciter des rapports qui pourraient mettre l’Occident dans une position inconfortable. Un ancien expert interrogé par l’ECLJ disait au sujet de ce type de financement : « C’est celui qui paie qui choisit la musique. »
Les experts reconnaissent qu’il n’existe pas de critères objectifs permettant de distinguer l’argent d’un « bon » financeur qui pourrait être accepté, de celui d’un « mauvais » qui devrait être refusé. Selon l’ancien expert Gabor Rona, la question des soutiens financiers est nécessairement politisée, mais « il n’y a aucun moyen de fixer des critères objectifs autour desquels les États pourraient se rassembler pour déterminer quels États sont sur la liste verte et quels États sont sur la liste rouge ». Aujourd’hui, la grande majorité des financements provient de quelques pays, universités et fondations, principalement anglo-saxons. Cependant, les équilibres mondiaux évoluant, il est probable d’apercevoir dans les prochaines années l’arrivée d’investissements asiatiques de plus en plus importants dans ce système. En effet, les États sont tentés d’utiliser les droits de l’homme comme un instrument de politique étrangère et ce phénomène tend à s’accentuer en l’absence d’un contrôle financier rigoureux et effectif venant du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.
S’il est impossible de discriminer entre des fonds attribués par la Commission européenne ou par la Chine, l’ONU devrait revenir à une position de principe claire pour détacher les droits de l’homme des intérêts particuliers. Il s’agirait d’interdire à tout financeur d’attribuer une subvention à un mandat particulier. Toutes les subventions devraient être proposées sans conditions, directement au Haut-Commissariat, pour qu’il puisse choisir librement leurs affectations en toute indépendance. Cela serait une première étape afin de garantir une protection plus importante du Conseil des droits de l’homme et de ces influents experts contre les tentatives de capture qui sont aujourd’hui observées.
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