A-t-on lu Orwell ? À rebours des exégèses et hagiographies usuelles autour de celui qui fut tout autant une figure de la gauche révolutionnaire que de l’anarchisme conservateur, Gabriele Adinolfi, auteur des «Pensées corsaires» et de «Nos belles années de plomb», nous livre dans «Mythe ou utopie» (La Nouvelle Librairie) une relecture iconoclaste de l’œuvre d’Orwell, à l’aune des tourments de la société contemporaine. Un ouvrage traduit de l’italien par Gérard Boulanger, que nous avons interrogé.
ÉLÉMENTS : Pourquoi s’être intéressé à Orwell et avoir réalisé cette relecture ?
GÉRARD BOULANGER. Cette relecture a des raisons conjoncturelles. En effet, l’arrivée dans le domaine public de l’œuvre de George Orwell, en 2020, a donné lieu en Italie à de nombreuses rééditions et exégèses où la révérence, sinon le dithyrambe, étaient en général de mise, qu’il s’agisse de saluer le paladin de l’antifascisme ou le contempteur des « crapules staliniennes ». S’il fut assurément l’un et l’autre, Orwell méritait mieux que de paresseuses génuflexions bien-pensantes ! Or, quel plus bel hommage lui rendre que cette confrontation – même s’il n’en sort pas victorieux – avec des auteurs tels que Nietzsche, Evola, Jünger et Guénon ?
ÉLÉMENTS : En quoi Orwell se distingue-t-il des autres auteurs classiques d’utopies ?
GÉRARD BOULANGER. De fait, ce que Orwell nous décrit n’est pas une anticipation d’un monde terrifiant à venir : nous ne sommes pas dans le domaine de la science-fiction. En cela, il se distingue absolument d’un Zamiatine (Nous autres) ou d’un Wells (Le meilleur des mondes) et ses compagnons de route – dans tous les sens du terme – sont bien d’avantage le London du Talon de fer et le Koestler du Zéro et l’infini.
George Orwell ne fait pas œuvre d’imagination, mais d’observation : tout autant que Hommage à la Catalogne et La ferme des animaux, c’est l’actualité présente que nous décrit Mil neuf cent quatre- vingt-quatre. Comme le relève son traducteur Philippe Jarowski dans son excellente préface : « Ses premiers lecteurs ne s’y sont pas trompés, qui n’ont pas eu de peine à reconnaître, dans le Londres de la Zone aérienne n° 1, la capitale anglaise de l’après-guerre. »
On pourrait ajouter que les mêmes n’avaient aucun mal non plus à assimiler le « néoparle » orwellien au bourrage de crâne du War Office qu’ils avaient dû subir pendant cinq ans ! Encore fallait-il avoir des yeux pour le voir et des oreilles pour l’entendre, et c’est précisément ce à quoi Gabriele Adinolfi nous invite à son tour.
ÉLÉMENTS : Beaucoup ont souligné le pessimisme tragique de George Orwell. Ne fait-il pas écho à celui des penseurs de la Tradition ?
GÉRARD BOULANGER. Pour nous en tenir à Evola, voici en effet quels sont les premiers mots de son fameux Orientations : « Il est inutile de se faire des illusions avec les chimères d’un quelconque optimisme : nous nous trouvons aujourd’hui à la fin d’un cycle. » Pour autant, cette analyse ne débouche sur aucune forme de soumission à un prétendu « sens de l’histoire », comme le montrent les dernières lignes du même texte : « L’homme nouveau, l’homme de la résistance, l’homme au milieu des ruines : c’est à cet homme, et à lui seul, qu’appartient l’avenir. » Ce volontarisme est certes absent chez Guénon, mais on le retrouve chez Jünger : si le Rebelle et l’Anarque partagent le même constat sans illusions des dévastations irrémédiables causées par le Léviathan totalitaire, ils refusent eux aussi tout fatalisme : ce n’est pas à la résignation mais bien à l’action qu’ils nous appellent.
En termes de vision du monde, un gouffre sépare cette phrase de Jünger : « Il n’y a de décisif que l’individu qui se bat à contre-courant », qui résonne comme un joyeux cri de guerre, de celle-ci d’Orwell : « Nous ne gagnerons pas. Certains échecs valent mieux que d’autres, c’est tout », qui a les accents lugubres d’une épitaphe.
Propos recueillis par Laurent Vergniaud
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