lundi 2 septembre 2024

Quelles frontières pour l’Europe ? (2/3)

 

Quelles frontières pour l’Europe ? (2/3)

Où situer l’Europe, non pas seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace ; non pas seulement dans l’histoire, mais dans la géographie ; non pas seulement dans la politique, mais aussi dans ses caractéristiques culturelles, linguistiques, paysagères, etc. ? Vaste et complexe question à laquelle s’attelle l’universitaire Olivier Eichenlaub dans un article exceptionnellement étoffé « Frontières en Europe, frontières de l’Europe ». À lire dans le premier numéro du « Cahier d’études pour une pensée européenne » (La Nouvelle Librairie), la revue du Pôle Études de l’Institut Iliade. À retrouver également dans le dernier numéro d’« Éléments » actuellement en kiosques.

ÉLÉMENTS : Pourquoi la définition communément donnée des frontières (qui recoupent celles des États) n’est-elle pas totalement satisfaisante ? Trop unidimensionnelle ? Trop réductrice ? Trop schématique ?

OLIVIER EICHENLAUB. Dans la définition la plus communément admise, une frontière apparaît comme un séparateur absolu, de part et d’autre duquel s’organisent des groupes qui n’auraient rien à voir les uns avec les autres. Cette définition est tout à fait opérationnelle pour découper des entités juridiques, telles que des régions administratives ou des États. Elle organise la répartition des cartes de Sécurité sociale, des cartes grises pour l’immatriculation des véhicules, la collecte des impôts ou encore le ramassage des poubelles. Mais si cette frontière discrimine effectivement le fonctionnement des territoires, elle n’en montre que le « niveau zéro », très appauvri par rapport à la réalité des peuples et des découpages imbriqués dans l’espace et apparus à travers le temps, en particulier sur un contient aussi riche et complexe que l’Europe.

La France, l’Allemagne, la Belgique et la Suisse, par exemple, sont des entités étatiques distinctes voisines reconnues internationalement. Elles peuvent à ce titre être représentées par des frontières « simples » qui partagent l’emprise de leur juridiction actuelle. Mais, entre la France et l’Allemagne, cette séparation absolue gomme automatiquement la spécificité de la zone frontalière qui les relie : l’Alsace, que le droit rattache à la France mais dont la langue historique et la culture pourraient justifier une coloration « plus germanique » (ou inversement selon les époques). Le même raisonnement peut être conduit pour la Suisse, qui apparaît comme une entité uniforme, alors même que la diversité qui constitue sa spécificité justifierait un dégradé pour la rapprocher de la France, de l’Allemagne ou de l’Italie, selon une logique relevant à la fois des caractéristiques linguistes et des proximités géographiques. Le même problème se pose pour la Belgique (Flandre et Wallonie) comme pour beaucoup d’autres régions européennes. Quand les problèmes sont simples, on peut se contenter d’une solution simple. Mais quand ils sont complexes (et dans de nombreux cas européens ils le sont), il faut y apporter une solution complexe elle aussi, et donc enrichir la définition que nous donnons aux frontières.

ÉLÉMENTS : Quels sont les critères sur lesquels se baser pour délimiter les frontières, singulièrement dans les zones frontalières, où les « frontières » s’enchevêtrent sans forcément s’annuler ?

OLIVIER EICHENLAUB. Pour une approche plus complexe, il pourrait en apparence suffire de changer le critère à cartographier afin de mieux tenir compte des réalités du terrain : ne plus considérer l’appartenance étatique, mais la langue ou la culture. Et par extension, pourquoi pas les paysages, l’architecture ou les traditions culinaires, qui sont aussi des éléments tangibles de distinction régionale ? L’idée est séduisante. Mais elle conduit à un résultat tout aussi simpliste : la Flandre n’est pas seulement une région où l’on parle flamand hors des Pays-Bas ; c’est la Belgique, tout comme l’Alsace est la France. En réalité, pour faire au mieux, il faudrait tenir compte simultanément de tous les critères de distinctions (dont le nombre n’est a priori pas connu et probablement variable selon les cas) et les combiner les uns avec les autres selon une logique de proximité géographique. La méthode n’a malheureusement pas encore été inventée et il est possible qu’elle ne le soit jamais.

Par conséquent, hormis pour la caractérisation de juridictions administratives (qui ne sont parfois que temporaire dans l’histoire), les frontières présentent une simplification qui renvoie nécessairement une image erronée de la réalité des territoires et des populations. En ne tenant compte ni de la multi-appartenance ni de la multi-scalarité des identités, cette simplification nous place face des choix nécessairement réducteurs dès lors que l’on entreprend de cartographier des frontières pour circonscrire quoi que ce soit dans l’espace. Si l’on voulait être provocateur, on pourrait dire que la frontière appauvrit la réalité géographique, jusqu’à nier son existence dans certains cas. En inversant le problème on pourrait alors dire que c’est la frontière qui ne devrait pas exister, parce qu’elle est souvent inopérante pour proposer une régionalisation digne de la richesse et de la diversité du monde.

ÉLÉMENTS : Objection : à trop déconstruire la notion de frontière – de sous-ensemble en sous-ensemble, d’appartenance en appartenance, d’espace limite en zone flou –, les géographes n’en viennent-ils pas à l’effacer ?

OLIVIER EICHENLAUB. Les politiques dessinent les frontières, les géographes essaient de les comprendre. La démarche n’est évidemment pas la même, mais on a tenté de s’accorder à travers la notion de « frontière naturelle », qui couplerait les réalités géographiques (fleuves, montagnes, déserts, etc.) d’une part, et le besoin politique d’organisation et de défense d’autre part. Dans la majorité des cas, cet objectif idéel est resté théorique. À l’exception d’obstacles énormes, comme l’océan ou la haute montagne, la frontière n’est en effet jamais que le résultat d’un compromis entre des groupes ou des peuples. Dans ce sens, elle n’est jamais absolue mais toujours relative, selon la valeur que lui assignent les populations qu’elle encadre, les peuples qu’elle maintient. Se souvient-on que la dernière modification des frontières françaises date de 1947 dans les Alpes ? Et que représente cette frontière que l’on déplace pour des raisons purement pratiques ?

Pour autant, cela n’efface pas les frontières, bien au contraire. Elles constituent une réalité presque aussi vieille que l’humanité, celle de l’identité des groupes, de leur installation sur Terre, de leur territoire et de ses limites. Certes, certains souhaitent aujourd’hui leur suppression pure et simple au nom des opportunités d’échanges offertes par la mondialisation. Mais d’autres militent au contraire pour leur renforcement, au nom de leur souveraineté et de leur autonomie de gestion, et le monde fait aujourd’hui face à un processus de rebordering (accroissement des contrôles aux frontières). Face aux flux incontrôlés de biens et de personnes, certains construisent des murs comme une ultime solution. Les frontières témoignent donc simultanément d’une résurgence et d’une érosion des peuples ; elles s’imposent comme une dernière tentative pour exister dans la mondialisation, en particulier quand il s’agit de faire face au terrorisme (surtout depuis le 11 septembre), à l’immigration illégale, désormais associée aux questions de sécurité intérieure, ou plus simplement à l’uniformisation des modes de vie. De ce point de vue, les frontières sont évidemment légitimes et parfois bienvenues. Mais cela n’enlève rien à la complexité des problèmes frontaliers. C’est d’ailleurs une des difficultés que rencontre l’Europe dans la gestion des crises migratoires : où est cette frontière qu’il s’agit de contrôler ? À Calais ? À Lampedusa ? Ou dans une diplomatie renouvelée avec l’Afrique du Nord, telle qu’elle existait encore avant les Printemps arabes ?

ÉLÉMENTS : Objection dans l’objection : pour définir les frontières extérieures de l’Europe – ce qui est l’objet de votre étude –, n’êtes-vous pas obligé de violer la définition, je le redis, exceptionnellement riche, que vous donnez des frontières ? À la fin, on est comme le grand (mais ici contestable) Marc Aurèle : Romain en tant qu’Antonin, mais universel en tant qu’humain…

OLIVIER EICHENLAUB. La réponse tient dans la notion d’échelle, tout à fait centrale en géographie mais parfois oubliée en géopolitique. L’échelle de l’univers existe, il est difficile de le nier. À cette échelle, nous faisons tous partie de l’humanité (ou de la Terre). Mais il serait dommage d’oublier qu’il existe de nombreuses étapes avant d’atteindre ce stade ultime, qui n’est finalement utile et discriminant que face à une forme de vie extra-terrestre. C’est l’échelle de la ville et de ses quartiers, de la région ou du pays, par rapport auxquelles nous nous définissons nous-mêmes beaucoup plus fréquemment et avec bien plus de convictions. Dans cette succession « verticale » d’identités, il n’est pas certain que les trajectoires soient les mêmes pour tous, et que chaque « niveau » ait toujours la même importance. Qu’est-ce qui compte le plus pour nous, ici ou là, individuellement ou en groupe ? Il en découle que tous les Européens ne sont peut-être pas européens de la même manière, suivant qu’ils vivent en France, en République tchèque ou en Finlande, à la ville ou à la campagne. Mais cela n’enlève rien au fait qu’ils sont bel et bien européens puisqu’ils appartiennent tous, à un moment donné, au même ensemble. Et c’est cet ensemble, l’Europe, qui est probablement le plus pertinent pour construire une unité continentale et pour maintenir une diversité mondiale qui seront source de richesse et de paix. 

En Europe, cette hypothèse doit également amener à une réflexion sur l’organisation des territoires. Alors que la légitimité des État-nations actuels repose majoritairement sur une logique frontalière simple et binaire, la structuration des emboîtements territoriaux au sein d’un système fédératif, tel qu’il a par exemple existé dans les grands empires, semble plus à même de concilier réalités géographiques et administration politico-juridique. Pour y réfléchir, faire des Pensés de Marc Aurèle son livre de chevet n’est pas la plus mauvaise des idées…

Lire aussi :
Quelles langues pour l’Europe ? (1/3) : Entretien avec Armand Berger

Europe Cahier d’études pour une pensée européenne n°1
Cahier d’études pour une pensée européenne : Europe
25,00

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