Les lecteurs d’Éléments connaissent Gérard Conio. Ce grand érudit, traducteur du polonais et du russe, a imprimé sa marque sur les éditions l’Âge d’homme aux côtés de Vladimir Dimitrijevic. Aujourd’hui, le professeur émérite à l’Université Nancy-2 publie une version augmentée et mise à jour de La Russie et son double (Perspectives libres 2024) grâce aux bons soins de Pierre-Yves Rougeyron. Dans cette réflexion entamée peu après la chute de l’URSS, Conio interroge les racines profondes de l’histoire russe, les rapports du peuple à l’État et les tiraillements entre Russie et Occident qui caractérisent encore la Russie de Poutine.
REVUE ÉLÉMENTS. Commençons par l’actualité la plus brûlante. Vous avez rédigé plusieurs chapitres de La Russie et son double à Kiev au cours des années 2010. Malgré votre critique de l’OTAN et des nationalistes ukrainiens, reconnaissez-vous quelque responsabilité à la Russie de Vladimir Poutine dans l’enchaînement d’événements qui a abouti à l’invasion de 2022 ?
GÉRARD CONIO : Il me faudrait trois cents pages pour répondre à votre question parce que j’ai suivi attentivement toutes les étapes du conflit russo-ukrainien, qui n’a pas commencé en 2022, ni même en 2014 avec Maïdan, mais trouve ses prémices dans l’année 2004 avec la révolution orange à Kiev et l’entrée des pays baltes dans l’Union européenne. Je rappellerai tout d’abord le mot d’un historien français sur la guerre de 1870, provoquée fort habilement par Bismarck pour en faire porter à la France la responsabilité: « Le responsable d’une guerre n’est pas celui qui la déclare mais celui qui la rend inévitable ». Les vrais responsables de cette guerre sont les États-Unis qui ont franchi toutes les lignes rouges marquées par Poutine afin de le contraindre à mener une opération militaire en Ukraine pour protéger les Russes du Donbass, massacrés depuis huit ans par le gouvernement de Kiev issu de Maïdan et pour empêcher l’Otan de mettre ses bases nucléaires en Ukraine.
Si Poutine porte une responsabilité dans un conflit absurde et fratricide, ce n’est pas d’avoir lancé son « opération spéciale » en février 2022, c’est d’avoir réagi trop tard quand une faction nationaliste et raciste, héritière du nazisme, a pris le pouvoir à Kiev avec l’appui des États-Unis et la complicité de l’UE. Il a attendu huit ans avant de se porter au secours des populations russes du Donbass conformément à la tradition russe de protéger les siens et à la charte de l’ONU sur la protection des minorités opprimées. Mais ce respect de la légalité n’a pas empêché l’opinion publique de l’accuser d’avoir violé le droit international.
Sa politique en Ukraine a été semée d’erreurs, à cause de son goût des compromis et de son aveuglement envers des partenaires qui étaient ses ennemis et ne cherchaient qu’à le flouer. Il était encore sous l’influence du syndrome occidental qu’il a partagé au début de son mandat avec ses prédécesseurs Gorbatchev et Eltsine qui ont bradé l’Empire et instauré une ploutocratie à la solde des États-Unis. Après la violation des promesses sur l’élargissement de l’Otan et les accords de Maïdan bafoués par leurs signataires, il a signé les accords de Minsk dans l’espoir de trouver une solution pacifique au conflit entre le gouvernement de Kiev et les républiques séparatistes. Comme les accords précédents, c’était un leurre et un piège mais il a cru jusqu’au bout que l’intérêt économique de ses « partenaires » européens prévaudrait sur leur volonté d’en découdre et il s’est laissé duper par de fausses paroles.
L’enchaînement des événements depuis l’effondrement de l’URSS a été pour la Russie un jeu de dupes jalonné par les humiliations, les rebuffades, les promesses non tenues, les menaces, les sanctions et le chantage pour l’obliger à entrer dans le cercle des pays alignés sur les États-Unis à l’instar des états croupions européens. Le nœud de cette guerre est la collusion entre les néo-nazis ukrainiens et les démocraties occidentales dans la haine et la peur de la Russie. C’est une vieille histoire qui remonte au discours de Churchill à Fulton en 1946 quand il a déclaré la guerre à l’URSS et amorcé le renversement d’alliance en faveur du nazisme vaincu et récupéré contre le communisme victorieux qu’il fallait neutraliser. Mais quand la Russie a abjuré le communisme et s’est convertie à la démocratie, ce renoncement a été interprété comme une faiblesse qu’il fallait exploiter. Au fond, la lutte contre le communisme n’était qu’un prétexte qui recouvrait la volonté d’éliminer la Russie de l’échiquier géopolitique soit en la vassalisant, soit en la détruisant.
REVUE ÉLÉMENTS. Oscillant entre discours nationalistes et impérialiste, Poutine mobilise-t-il vraiment une idéologie ?
GÉRARD CONIO : Son idéologie est fondée sur son patriotisme et sa volonté de redresser son pays menacé à l’intérieur et à l’extérieur par le globalisme financier qui s’exerce contre les intérêts nationaux et menace la sécurité mondiale en menant des guerres pour la survie de la ploutocratie internationale. A ce propos, je ferai remarquer que le principal argument qui a contribué à la chute du communisme opposait le rôle néfaste de l’idéologie et les bienfaits de l’économie comme facteur de prospérité. On assiste aujourd’hui à un renversement, et les nations dites « démocratiques » sacrifient leur économie pour obéir à des motivations idéologiques hypocrites et mensongères. C’est notamment le cas de la France dont le président a accordé le même jour 1’aumône de 150 millions aux agriculteurs en détresse et trois milliards à Zélensky pour faire la guerre à la Russie. L’Europe est en faillite, mais ses dirigeants mettent la priorité dans un conflit qu’ils ont provoqué en forçant les Ukrainiens à mourir pour la victoire d’une idéologie inspirée essentiellement par la haine de la Russie.
REVUE ÉLÉMENTS. Un peu à la manière de Fukuyama, vous avez cru percevoir dans la chute de l’URSS la fin de l’histoire, nous enfermant dans « la prison radieuse et inepte d’un éternel présent ». A l’heure du retour des barrières nationales, voire du retour du risque d’apocalypse nucléaire, sentez-vous le tragique de l’histoire redémarrer ?
GÉRARD CONIO : La chute de l’URSS a été certainement une catastrophe mais elle n’a pas signé la fin d’un monde en convulsions qui n’a pas perdu les chances de renaître dans une nouvelle configuration. Je crois dans un avenir annoncé par les BRICS+ rassemblés dans un monde multipolaire où chaque nation garde son indépendance et sa souveraineté dans une coopération productive. Ces positions conformes aux intérêts de tous auraient une chance d’aboutir si le bloc occidental asservi à la puissance américaine consentait à y participer. Mais en refusant de renoncer à leur domination sur un monde unipolaire les dirigeants de ce bloc prennent le risque d’une troisième guerre mondiale. Après la fin de l’URSS, la doctrine Wolfowitz, en 1992, stipulait la nécessité pour les États-Unis de conserver par tous les moyens leur hégémonie en empêchant par tous les moyens l’émergence d’une puissance capable de la menacer. Cette doctrine est la clé de la confrontation actuelle entre les États-Unis, la Chine et la Russie. L’Europe aurait pu être un facteur d’équilibre en exerçant une médiation, mais l’Union européenne est un simulacre et ne joue aucun rôle géopolitique. Elle est seulement une force d’appoint dans les guerres suscitées par les États-Unis.
REVUE ÉLÉMENTS. Quant à l’histoire russe, sous votre plume, elle oppose le peuple à un État confisquant le pouvoir au nom d’une idéologie (orthodoxie, communisme, nationalisme). Après la grande crise économique, sociale et morale des années 1990, la Russie d’aujourd’hui combine-t-elle autoritarisme et capitalisme ?
GÉRARD CONIO : Dans mon chapitre sur « L’Empire russe et Moscou Troisième Rome » j’ai en effet opposé le peuple russe et un État souvent oppresseur. Mais je voudrais nuancer ce propos sans doute trop lapidaire. En dépit des postures idéologiques, le peuple a toujours fait corps avec l’État quand la sécurité de la Russie a été menacée. Il en est de même aujourd’hui parce qu’il existe une accord profond dans l’amour de la patrie qui passe au-dessus des discordances et des divergences. Et on ne saurait confondre le patriotisme avec le nationalisme et l’impérialisme. Quant à Poutine, j’ai d’abord critiqué sa politique, au nom de ma croyance dans la démocratie. Mais quand j’ai été confronté à la réalité qui se dissimulait sous la rhétorique, j’ai perdu mes illusions, j’ai ouvert les yeux sur le grand échiquier et je lui ai rendu justice. Il restera dans l’histoire comme le sauveur de la Russie et aujourd’hui, en fondant les BRICS+ avec la Chine et le Brésil, il a pris la tête de la résistance contre l’hégémonie d’une puissance prédatrice et il participe à la libération des nations colonisées par la domination du dollar qui permet aux États-Unis de vivre à crédit sur le reste du monde.
REVUE ÉLÉMENTS. Passons au cœur de votre ouvrage. Son titre La Russie et son double fait référence au roman de Dostoïevski (Le Double) dans lequel le petit fonctionnaire Goliadkine se fait confisquer son emploi, son logement et toute son existence par un sosie. En quoi cette œuvre tragi-comique est-elle la matrice de la Russie moderne créée par Pierre le Grand ?
GÉRARD CONIO : La Russie et son double est composé, en effet, de deux parties: mon Journal de Moscou et un ensemble de textes sur l’histoire et la culture russes. Or, ces deux parties s’éclairent réciproquement. On pourrait croire que mon Journal de Moscou en constitue l’ossature avec quelques compléments, mais le chapitre sur « La dialectique du double chez Dostoïevski » explique la crise de civilisation que la Russie a connue dans les années 90 et que j’ai décrite dans ce journal. Si j’y ai placé mon texte sur Dostoïevski, c’est parce qu’il n’est pas seulement une analyse littéraire ponctuelle, mais il porte sur les origines du séisme qui a failli détruire la Russie après l’effondrement de l’URSS, la fin de la guerre froide et l’entrée de la Russie dans une ère nouvelle sous les auspices de la « démocratisation » et de la coopération avec l’Occident. Dans cette période la Russie a été confrontée à son double pour être dépossédée non seulement de ses ressources, mais de son identité nationale, de son passé, de son histoire, de sa mémoire. La tentation de l’Occident est le fil rouge qui traverse l’histoire russe depuis les réformes de Pierre le Grand jusqu’à la chute de l’Empire soviétique et l’entrée de la Russie dans une ère nouvelle.
Dostoïevski a combattu cette tentation de l’Occident qu’il jugeait mortelle pour la Russie orthodoxe. La dialectique du double fissure l’unité du moi de Goliadkine sous la figure d’un autre soi-même, perçu comme l’autre, et ensuite comme l’ennemi, de même qu’elle fissure l’unité de la Russie écartelée entre les deux postulations opposées qui découlent de son « fait géographique ». Il y une homologie entre l’irruption de l’Occidentisme dans la société russe et celle du Double dans la vie de Goliadkine. Et ces irruptions ont failli avoir le même résultat, c’est à dire « le néant » si la Russie ne s’était pas relevée de ses ruines.
L’occidentisme était entré beaucoup plus tôt dans la pensée russe avec l’extraordinaire influence de la philosophie de Hegel. Et Dostoïevski a écrit Le Double en 1846, comme antidote à un virus qui a contribué à dissoudre le régime tsariste et à conduire à la révolution bolchevique. Les aventures de Goliadkine aux prises avec son double sont la parodie grotesque de la dialectique du maître et de l’esclave. Mais par sa révolution au sommet, Pierre le Grand avait préparé le terrain en renversant la structure verticale de la société fondée sur le culte des pères, pour la remplacer par un peuple de frères qui, deviendront des doubles interchangeables dans la guerre de tous contre tous.
Dostoïevski entendait faire dans Le Double « l’anatomie des relations entre les Russes et l’autorité ». Dans ses notes, il a écrit :« L’autorité (natchalstvo) ne procède que par les lois, ce n’est qu’une subordination grossière et l’obéissance. Mais si on suit le père alors c’est la famille, c’est la sujétion de tout notre être et de tous nos proches au lieu de l’autorité. Le principe des relations avec le père. Le bredouillis enfantin de l’innocence, et c’est plus agréable que l’autorité. Monsieur Goliadkine pense : « Comment peut-on être sans père ? Je ne peux pas prendre n’importe qui pour père. »
Goliadkine a cru trouver son père dans l’autorité incarnée par le président de son administration dont il veut épouser la fille. Et quand, désespéré par son échec, il tente de se noyer dans les eaux de la Neva, il sera sauvé par son double. Mais ce double qu’il prend pour un frère, va entreprendre de le déposséder de son identité pour prendre sa place. On peut y voir tous les symptômes d’un nouvel ordre horizontal, où les frères ne sont pas des frères mais des concurrents, des ennemis parce qu’ils n’ont pas de père et parce que les noms sont interchangeables. Quand toutes les attaches spirituelles ont été coupées, quand le ciel est vide, n’importe qui peut être mon père et je peux moi-même être n’importe qui, car seule compte désormais l’image sociale, celle d’un Gospodine qui n’est rien. Il est seulement le signe d’une réalité illusoire et mensongère, parce que le Royaume de Dieu est remplacé par l’Empire des signes. Les signes ne sont que des mots qui ont perdu leur caution dans un ordre immuable. Ils ne sont plus que des monnaies d’échange, ils ont perdu leur sens. Avec Saint Pétersbourg, la ville fantastique, fantasmagorique, Pïerre le Grand a fait entrer la société russe dans l’ère des simulacres.
REVUE ÉLÉMENTS. Quelles en sont les conséquences ?
GÉRARD CONIO : Quand les simulacres se substituent à la réalité, il en résulte un vide du sens qui engendre le nihilisme, c’est à dire la négation des valeurs qui fondent l’État comme support de l’édifice social. C’est dans tous les domaines le règne du « n’importe qui » et du « n’importe quoi ». Pierre le Grand a créé un Etat autarcique, qui est lui-même la source de sa légitimité. Mais il a créé les conditions d’un processus de dissolution qui, après un long cheminement, a abouti à la Révolution.
Dans le Journal d’un écrivain, Dostoïevski note : « Chez nous la civilisation a commencé par la corruption. Cupidité de l’assimilation. Envie et orgueil. La réforme de Pierre le Grand a pris par la corruption. » Goliadkine est la première apparition des « types du souterrain » qui vont miner les fondements de la Russie orthodoxe. Ces types du souterrain sont des « hommes en trop », des « personnes déclassées » Dans le Journal d’un écrivain, Dostoïevski appelle les Russes « les déclassés de l’Europe ». À la même époque, Baudelaire écrivait : « l’avenir appartient aux personnes déclassées ». Et en Russie ce « déclassement » est le produit de la Table des Rangs que Pierre le Grand a créée pour soumettre à son pouvoir absolu une société constituée par une classe de fonctionnaires qui n’existent plus en eux-mêmes et par eux-mêmes mais par leur « tchin », c’est-à-dire par leur rang.
REVUE ÉLÉMENTS. Pourquoi accordez-vous une telle importance à cette réforme sociale de Pierre le Grand ?
GÉRARD CONIO : L’individu s’y définit uniquement par sa fonction. Ce rang est supposé correspondre au mérite. La Table des Rangs est une méritocratie. Or, au sein de cette hiérarchie, il y a les nobles qui ont des rangs dus à leur naissance plus qu’à leurs mérites et des « roturiers » dont le mérite n’est pas reconnu. Ces « déclassés » seront d’abord les « hommes de trop » qui contestent un ordre où ils n’ont pas leur place. Ils deviendront des « nihilistes » qui nient un ordre injuste et inégalitaire. Puis ils voudront détruire cet ordre qui les rejette et ils deviendront des « terroristes ». Dans la phase suivante ces « terroristes » vont s’organiser pour construire un ordre nouveau où les esclaves remplaceront les maîtres. Et ils prépareront la révolution. Et après l’avènement de la révolution, ces révolutionnaires défendront les acquis de la révolution pour écraser leurs anciens maîtres. Ils seront des « révolutionnaires-policiers » qui dans la Tchéka se mettront au service de l’État bolchevique, plus terroriste et plus totalitaire que l’absolutisme tsariste. La boucle sera bouclée.
Ainsi, la pensée révolutionnaire issue de l’Occident et l’ouverture sur ce même Occident par Pierre le Grand aboutiront à l’Empire soviétique qui a combattu l’Occident au nom du messianisme communiste appelé à sauver le monde. Ce sont les paradoxes de l’histoire. On a cru voir dans ce messianisme la source d’un expansionnisme qui constituerait encore aujourd’hui une menace sur l’Europe. Mais la Russie est assez grande et assez riche pour ne pas avoir besoin de nouveaux territoires. Et le messianisme russe, rouge ou blanc, n’a jamais prêché l’expansionnisme mais la propagation de la foi.
REVUE ÉLÉMENTS. À vous lire, l’identité russe semble à la fois insaisissable et immuable. Citant Tchadaëv ou Florensky, vous décrivez une civilisation holiste, celle de la Troisième Rome profondément étrangère à l’individualisme et à l’utilitarisme occidentaux. N’essentialisez-vous l’âme russe, à l’instar des kremlinologues qui amalgament Ivan le Terrible, Staline et Vladimir Poutine ?
GÉRARD CONIO : Parler de « l’âme russe » est un poncif. Il y autant d’âmes russes qu’il y a de Russes. Vous faites sans doute allusion aux vers de Tiouttchev : « On ne comprend pas la Russie avec la raison. On ne la mesure pas avec le mètre commun. Elle a pour soi seule un mètre à sa taille. On ne peut que croire à la Russie ».
Les Russes sont souvent fiers de ne pas être compris et y voient une raison de leur supériorité spirituelle sur les Occidentaux rationnels et pragmatiques. Or, la vraie raison de cette incompréhension n’est pas dans « une âme russe insaisissable », mais dans l’ignorance et les préjugés de ceux qui parlent de la Russie sans la connaître. Il vaut mieux parler de la réalité russe, de la vie russe qui attire aujourd’hui beaucoup de gens du monde entier, soucieux d’y trouver une sécurité, une prospérité, des relations humaines, une éducation pour leurs enfants qui leur manquent cruellement dans leurs pays.
« L’âme russe immuable », c’est aussi un mythe que l’histoire dément aisément. Moi-même j’ai connu plusieurs Russies, la Russie de Brejnev, la Russie de Gorbatchev, la Russie de Eltsine, de sinistre mémoire, et la Russie de Poutine, ce sont des Russies différentes et dont on ne saurait faire l’amalgame dans une Russie immuable, qui ne changerait jamais. D’ailleurs, vous citez Florensky et Tchaadaiev auxquels je me suis référé dans mon livre, mais on ne saurait les mettre dans le même moule. Ils ont eu sans doute en commun l’amour de la Russie, mais ils appartenaient à des époques différentes et ils n’avaient pas la même vision du monde.
On assiste aujourd’hui à une inversion des rôles et il me semble que la Russie actuelle a conservé une mentalité et un mode de vie qui en France appartiennent au passé. Je constate plus de ressemblances entre mes parents et les Russes que je rencontre aujourd’hui, qu’entre les générations qui se sont succédé dans mon pays depuis la deuxième guerre mondiale. Et je me sens moi-même plus en phase avec mes amis russes qu’avec bon nombre de mes compatriotes.
Contrairement aux slogans de la propagande sur la barbarie et l’arriération des Russes, ils ont pris en charge l’héritage de la civilisation européenne qui chez nous est en voie de disparition.
L’idée de Moscou Troisième Rome est née au XVIe siècle, quand, après la chute de Constantinople, la deuxième Rome, Moscou a voulu pendre la tête de la chrétienté. On a par la suite accusé cette idée d’inspirer le messianisme russe, et elle a même été appliquée au communisme soviétique. Il s’agit d’un amalgame entre des moments différents de l’histoire et non d’un déterminisme holiste qui n’existe pas dans la tête des Russes. La Russie orthodoxe n’a jamais organisé de croisades, contrairement à l’Église de Rome, mais elle a été marquée par le souvenir du saccage de Constantinople par les croisés. Et la Russie soviétique a fait elle-même l’objet de croisades dont la dernière a donné lieu à la guerre en Ukraine. La Russie a toujours été obsédée par la nécessité de défendre ses frontières contre les envahisseurs de l’Est et de l’Ouest. Et les guerres qu’elle a menées à l’extérieur étaient des guerres défensives pour libérer les slaves orthodoxes victimes du joug ottoman. Aujourd’hui la menace ottomane est présente sous différentes formes, mais la menace occidentale a pris le relai en bombardant la Serbie. Et la Russie n’a pu remplir sa mission dans ce cas, parce qu’elle s’était elle-même inféodée aux États-Unis. Cette trahison a été dénoncée par Zinoviev dont j’ai traduit l’opuscule sur La Suprasociété globale et la Russie.
REVUE ÉLÉMENTS. Spécialiste des avant-gardes, vous montrez l’aspiration des artistes russes du XXe siècle à réaliser l’utopie dans toutes les sphères de l’existence. Revenus de ces illusions, vos maîtres polonais Miloz et Wat, dont vous avez traduit Mon siècle, aujourd’hui réédité (Noir sur blanc, 2024), ont profondément fissuré l’édifice communiste. Qu’est-ce qui rend leur critique de la modernité formidablement actuelle ?
GÉRARD CONIO : Milosz et Wat ont été confrontés aux défis de la modernité à la fois dans l’art et dans la politique. Après avoir adhéré aux mots d’ordre des avant-gardes, ils se sont heurtés à la doctrine du réalisme socialiste. Après Witkiewicz, ils ont professé un catastrophisme inspiré par la fin des utopies et la confrontation avec la tragédie de l’histoire. Ils en ont témoigné dans leurs œuvres et dans Mon Siècle où ils prenaient acte de l’échec du communisme mais aussi du projet avant-gardiste de reconstruire la vie par le renouvellement des moyens d’expression. Leur critique de la modernité est donc fondée sur leur propre expérience qui leur a montré le danger d’une rupture radicale avec l’héritage du passé. Ils étaient conscients de la nécessité de créer un langage qui concilie l’ancien et le nouveau. Leur recherche de la vérité intégrait les acquis d’un patrimoine commun à la culture européenne et les exigences de la création artistique et poétique. Ils nous ont transmis la foi dans un humanisme qui ne soit pas un vain mot mais qui résiste à la décadence d’un monde miné par le nihilisme.
Propos recueillis par Daoud Boughezala
La Russie et son double, Gérard Conio, éditions Perspectives Libres, 2024 – 24 €
https://www.revue-elements.com/les-etats-unis-sont-les-vrais-responsables-de-la-guerre-dukraine/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire