samedi 8 mars 2025

Nicolas Battini, le nationalisme corse et la France (1/2)

 

Nicolas Battini, le nationalisme corse et la France (1/2)

Le nationalisme corse attendait son aggiornamento – il a tardé à venir. C’est qu’il fallait un homme pour l’accomplir. Cet homme, c’est Nicolas Battini. Avec « Le Sursaut corse. L’identité plutôt que l’indépendance » (L’Artilleur), il signe un livre-manifeste et un livre-mandat aussi décisif que « Pour une critique positive » de Dominique Venner. Car il remet la Corse debout, là où le nationalisme insulaire titubait, lesté d’une rhétorique tiers-mondiste anachronique, plaquée comme une prothèse idéologique sur une terre européenne. Aux autonomistes qui n’en finissent pas de geindre sur une Corse colonisée, Battini oppose un couperet : les Corses ne sont pas des colonisés, ils se sont laissé coloniser par des extra-Européens. D’où l’urgence d’un sursaut. Une dynamique qu’il incarne depuis 2021 avec Palatinu, association culturelle devenue, en 2024, une force politique : Mossa Palatina. Son livre en est l’acte fondateur. Il démonte les mythes mensongers de la « libération nationale » et balise les chemins d’une renaissance. Premier acte de notre portrait-analyse.

Les livres écrits par des hommes politiques sont souvent des pensums ; les lire, une purge ; en parler, une corvée. Pas Le Sursaut corse, pas Nicolas Battini. Car il y a un homme qui vient de loin derrière son livre ; et un peuple qui vient d’aussi loin, derrière son auteur. Une essence et une existence. Quand une voix se lève – s’élève –, s’instaure tout d’abord, autour d’elle, un silence intimidant, propice au recueillement puis à l’éveil. Enfin quelqu’un parle ; enfin quelqu’un dit la vérité ; enfin quelqu’un déchire le voile de faux-semblants, le jeu de dupes et de mensonges, le théâtre d’ombres qui régit un réel oblitéré. Comme dans le conte d’Andersen, il suffit d’une personne pour dire à l’empereur qu’il est nu – et en Corse, l’empereur l’est doublement. Dans Les Habits neufs de l’empereur, c’est un enfant. Ici, c’est un ancien prisonnier politique. Les vérités les plus brûlantes sortent toujours de la marge.

Avec Nicolas Battini, la Corse amorce sa révolution culturelle, non en ruminant les mantras anticolonialistes, mais en les congédiant. Ce qui s’annonce, c’est une révolution conservatrice – ou rien du tout. Si tout doit commencer par une rupture, il faudra d’abord solder la figure du « ribellu » encagoulé, totem éculé d’une radicalité mimétique et factice. L’heure n’est plus aux spectres masqués du carnaval révolutionnaire, mais aux bâtisseurs à visage découvert, proclame Battini.

Des décennies de récit tronqué par une historiographie falsifiée ont figé la Corse dans un rôle de victime expiatoire, livrée à une France impérialiste qui aurait métamorphosé, sous la férule de son administration coloniale, l’île de Beauté en île du Diable. Un bagne doublé d’un circuit touristique, à situer quelque part entre la colonie pénitentiaire et la colonie de vacances. Un cauchemar qui fonctionne comme une prison mentale où l’on s’enferme en accusant un geôlier imaginaire.

Assurément, les nationalistes corses ne sont pas aussi corrompus que les généraux algériens – encore que, sous les grandes tirades, il arrive de tomber quand on creuse un peu sur le grand banditisme et des rentes immobilières cossues –, mais ils parlent comme eux le langage de la rhétorique victimaire et du ressentiment érigé en doctrine. Ce n’est pourtant pas une junte galonnée qui régente l’île, mais on s’y croirait. Du FLN au FLNC, on surfe sur l’acronyme des guerres de libération nationale comme si la Corse vivait sous la férule d’une occupation étrangère. Quoi qu’elle fasse, c’est toujours la faute de la France – bouc émissaire qu’on sacrifie rituellement sur l’autel de l’imposture décoloniale. Coupures d’électricité ? La faute de la France. Trains en retard ? La faute de la France. Pas de travail ? Encore la faute de la France.

Une histoire partagée avec la France

C’est ce que Nicolas Battini nomme le tiers-mondisme corse : une radicalité de façade qui gère un statu quo avec Paris tout en préservant les intérêts de clans familiaux. Un jeu de dupes où l’insoumission n’est qu’un fonds de commerce. Battini n’a pas de mots assez durs – à la Dominique Venner – contre ce « venin » décolonial, qui n’est plus qu’un « folklore ridicule » interprété par de « vieux chefs de guerre usés et acquis à l’esprit antifrançais avilissant, souvent revêtus du plus surjoué des gauchismes ». Bref, un simulacre. Il ne pouvait en être autrement. Comme si un récit apocryphe pouvait effacer d’un trait deux siècles d’histoire partagée avec la France, dont un empereur – la quatrième dynastie française, selon Jacques Bainville. Aux dernières nouvelles, l’empereur était corse, pas algérien ou éthiopien. Car enfin, qui imaginerait un Négus sacré empereur des Français sous les voûtes de Notre-Dame ? Et qui tiendrait la géographie européenne de la Corse pour une fantaisie topographique. La Corse n’est pas un confetti colonial dérivant dans les mers du sud : elle est une sentinelle, une vigie méditerranéenne de l’Europe, martèle Battini. Comme ces « palatini », ces alignements de menhirs figés dans la pierre du Sud, poignard et épée sculptés sur le torse, prêtres d’une religion immémoriale et garde éternelle. C’est à eux que Battini a emprunté le nom et l’emblème de son mouvement : Palatinu. Un rappel cinglant que l’île n’a pas à se rêver en post-colonie, mais en forteresse du continent.

Faire de la Corse un pays colonisé, c’est oublier que les Corses furent en première ligne de l’épopée coloniale française. Un mémoire publié en 1850, exhumé par Battini, en témoigne avec une clarté évidente. Son titre ? « La Corse comme avant-poste de nos possessions coloniales dans la Méditerranée ». Tout est dit.

Qu’à cela ne tienne, les nationalistes ont choisi de faire comme si ce passé n’avait pas eu lieu, feignant de croire que leurs compatriotes qui avaient combattu en Provence, en Indochine, en Algérie sous les couleurs françaises pouvaient, par une opération de transsubstantiation idéologique, se réincarner en frères du Việt Minh et des fellaghas. La supercherie est trop grosse. D’autant plus grotesque que la Corse fut la seule région française à voter contre les accords d’Évian en 1962.

L’impensé identitaire

Ce tiers-mondisme était une façon de blanchir le nationalisme de l’entre-deux-guerres. En somme, de passer chez le teinturier et de faire oublier le péché originel du nationalisme de l’entre-deux-guerres, imprégné d’antirépublicanisme et d’accents maurrassiens. La matrice de ce passé-passif, c’est le « muvrisme », du nom de la revue et du premier grand mouvement à revendiquer l’autonomie de la Corse, A muvra. À l’époque, les nationalistes corses n’étaient pas loin de chanter : « Et vive le roi ; la gueuse on la prendra ! » Simplement, leur roi n’était pas Louis XV, qui annexa la Corse. La chimère royaliste avait alors le visage de Mussolini. Difficile, après-guerre, de revendiquer une telle filiation. Il fallait un subterfuge. Le récit nationaliste fut donc camouflé sous un vernis anticolonial, au prix d’une contorsion intellectuelle. Ce stratagème aura néanmoins eu son utilité : maintenir la flamme, assurer la transmission, politiser une nouvelle génération – celle de Nicolas Battini. Mais aujourd’hui ? Il ne sert plus à rien. Pire : il se trompe d’ennemis.

Se tromper d’ennemis c’est comme se tromper de diagnostic médical. L’erreur peut s’avérer fatale si elle n’est pas corrigée à temps. On peut trébucher une fois, pas deux. Errare humanum est, perseverare diabolicum. Gilles Simeoni et Femu a Corsica, qui dirigent la Corse, persévèrent. Pour eux, l’identité reste le grand impensé et le tabou suprême. Comme sur le continent, libre à eux de parler de dépossession foncière et de bétonisation du littoral, jamais de changement de peuple ; de souveraineté, pas d’identité. Circulez, il n’y a rien à voir. Comme en Catalogne ou en Écosse, les nationalistes au pouvoir brandissent la même double contrainte intenable : « Welcome migrants, tourists go home ! » Des ponts, pas des murs, répètent-ils. C’est oublier que les ponts se défendent aussi, comme le remarque fort à propos Battini, qui convoque les mânes d’Horace le Borgne, héros légendaire de la Rome ancienne qui, à la fin du VIe siècle avant notre ère, défendit le premier pont de Rome face aux Étrusques. Horace le Borgne y a laissé un œil, Battini cinq ans et dix mois de sa vie passés derrière les barreaux. Il sait ce qu’il en coûte.

La terre des ancêtres

C’est aussi cette histoire que retrace Le Sursaut corse, celle d’un adolescent plongé à 15 ans dans le nationalisme corse, lors du deuxième procès Colonna. Mais en réalité, tout était déjà en place bien avant. Il n’est pas tombé dedans par hasard : il y a été élevé. Mieux encore : il s’y est élevé, porté par une famille corsophone issue de la petite classe moyenne, avec des attaches au fin fond de la Corse profonde. Voilà son biotope, ses racines, son habitus familial – même s’il est né en Île-de-France, en 1993. Cinq ans plus tard, en 1998, la famille regagnait d’ailleurs la Corse – la Corse réelle, celle où l’on vit du terroir, mais où l’on sert aussi l’État. Autre tabou. Car dans l’île, la République a donné des postes, des perspectives, une ascension sociale à ceux qui n’avaient que la terre et les mains pour la travailler. On savait ce qu’on devait à la France. La promesse républicaine d’émancipation pour des générations de gueux – nos parents et nos grands-parents – valait pacte social.

Battini s’est formé à l’histoire en piochant dans les manuels scolaires de la IIIe République. Il est alors français, comme l’étaient ses aïeux, ces Corses qui avaient arpenté les colonies, porté l’uniforme, veillé sur l’Empire. Mais si la République était une réalité, l’État, lui, était loin. Le vrai lien, le socle indéfectible, c’est la famille, la terre, un idéal rural et organique. Rien d’étonnant à ce que le 30 mars 2019, jour de sa libération, c’est à la terre qu’il est retourné – pour labourer son champ : un acte de réenracinement, pas un geste de rupture. Passionné d’horticulture, il se reconnaît dans les hobbits de la Comté et chez les nains taciturnes du Seigneur des Anneaux. La politique, comme la terre, demande patience et endurance. Le travail lent et discret des profondeurs. Semer, attendre, voir lever.

Grandir en prison

Mais avant d’en arriver là, il lui a fallu faire l’expérience du feu, celle de l’ancien nationalisme corse avec ses dogmes, ses impasses et son activisme violent. Il s’y est frotté, il en a mesuré les limites, il en est sorti transformé. C’est cette mue politique, que nous aborderons dans le second volet consacré à Nicolas Battini.

Nicolas Battini, Le Sursaut corse. L’identité plutôt que l’indépendance, L’Artilleur, 198 p., 18 €.

https://www.revue-elements.com/nicolas-battini-le-nationalisme-corse-et-la-france-1-2/

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