Ce mercredi sort sur nos écrans De l’autre côté du périph,
avec Omar Sy et Laurent Lafitte : l’histoire de deux flics, l’un
parisien, l’autre banlieusard, qui vont devoir collaborer sur une
enquête policière.
Comme un écho aux Intouchables,
l’objet de ce film est bien sûr la mise en scène du choc des cultures
entre riches Français de souche de Paris et pauvres enfants d’immigrés
de banlieue, ces deux catégories étant devenues, pour les élites
médiatiques, définitivement et doublement pléonastiques.
Quelle
étrange époque que la nôtre. Combien il est difficile d’en parler à
ceux qui la vivent. Combien il paraît impossible de l’expliquer à ceux
qui ne la connaîtront jamais. Peut-être est-ce le cas de toutes les
époques ? Néanmoins, celle-ci présente certains signes extérieurs d’un
caractère inédit, d’une exceptionnalité dans laquelle beaucoup
pourraient ne voir que le simple résultat d’une conjonction de facteurs,
alors que d’autres auraient tendance à considérer cette conjonction
elle-même comme le signe évident d’un plan divin ou diabolique, en tout
cas supra-humain.
Remontons
le temps, jusqu’au début du septennat de Giscard. Ce n’est pas si
vieux, quand même. Michel Drucker était déjà là. Qu’y avait-il alors à
Argenteuil, à Trappes, à Noisy-le-Sec ? Des Français de souche. Quarante
ans plus tard, on peut faire un film présentant un Paris peuplé de
riches « Gaulois » cerné de banlieues abritant de pauvres « immigrés »
sans que cela soulève de grandes objections. Alors que s’est-il passé ?
Que sont devenus les Français des banlieues ?
Habitué
à Paris, voire m’y cramponnant pour de simples raisons de survie
économique, je n’en ai jamais été non plus un amoureux transi. Je dirais
même que quitter Babylone-sur-Seine m’emplissait, ce matin-là, d’une
joie naïve d’enfant partant pour une destination inconnue. Car j’avais
décidé, moi aussi, de mener ma propre enquête. C’est ainsi qu’après
m’être muni virtuellement de ma pipe et de ma loupe, je pris l’A15 en
direction de Rouen, à bord d’une vieille et branlante voiture allemande,
à la recherche des Français disparus.
Dans
ce sens et à l’heure où j’avais pris la route, la circulation était
très clairsemée. Je me rendis compte que j’aimais de moins en moins le
jour et la lumière. Bien des civilisations avaient voué un culte au
soleil, l’omnipotent, l’omniscient, le tout-puissant. De plus en plus,
je me prenais à le haïr, à ne plus voir en lui que le projecteur d’un
immense mirador. Je savourais à sa juste valeur ce moment de la journée
que je goûte rarement, où la clarté naissante forme comme un voile
vaporeux jeté sur les éléments, où le temps semble en suspension, où on
pourrait presque croire, peut-être pas à Dieu, rien d’aussi
grandiloquent, mais, je ne sais pas, à quelque chose de l’ordre de
l’ineffable beauté, quelque chose de plus grand que l’homme, et hors
d’atteinte, et l’environnant pourtant, comme une sorte de brume
lointaine troublant l’horizon.
Mais
l’aube, comme toute chose en ce monde, prit fin, et laissa sa place à
la journée, la journée de travail, bruyante, lumineuse, sans mystère. De
l’autre côté de l’autoroute, des hordes de voitures sales et cabossées
se serraient jusqu’à quasiment s’immobiliser, alors que dans mon sens
tout était dégagé. J’étais en train de quitter l’orbite de la capitale.
Je me sentais déjà plus léger, comme sous l’effet de l’apesanteur. Après
plus d’une heure de route, pourtant, je commençais à me demander si je
sortirais un jour de cet étrange pays que je parcourais en ligne droite,
essentiellement constitué de magasins de meubles, de Buffalo Grill et de logements sociaux, et dans lequel, depuis Franconville, j’avais l’impression de m’être exilé.
Puis,
soudain, à la sortie de Cergy-Pontoise, je vis finir la France
officielle. Je vis les dernières connections de la métropole mondialisée
se refermer sur le vide. Je vis les dernières tours du pays légal
s’écraser sur le rivage d’une mer infinie, faite de champs et de bois
clairsemés. Comme ça, d’un coup, comme si je sortais d’une de ces villes
du Far West de carton-pâte qu’on bâtissait autrefois en une semaine, le temps d’un tournage, dans le désert californien.
Je
m’arrêtais à une station-service. Après quelques minutes d’hésitation,
je continuai ma route, m’enfonçant dans ce territoire oublié, dernière
frontière avant les espaces périurbains.
Les
marins croyaient autrefois que s’ils allaient trop loin vers l’Ouest de
l’Atlantique, ils tomberaient à pic dans un gouffre sans fond, dévorés
par des monstres sortis tout droit de l’enfer.
Quant
à moi, une demi-heure plus tard, passés les derniers îlots encore
amarrés économiquement à la région parisienne, comme Magny-en-Vexin ou
Montallet-le-Bois, avec leurs pavillons hors de prix, je tombais à pic
au fond de la vallée de l’Epte. Mais je ne mourus pas. Ma voiture se
redressa en même temps que la route, et je vis au loin les feux de
Saint-Clair, là où, jadis, en présence du roi de France, les Vikings
avaient officiellement pris possession de la Normandie, après l’avoir
conquis par les armes.
Le
soleil, pourtant éclatant, ne m’apparut pas, cette fois-ci, comme le
projecteur d’un mirador signalant à la ronde le premier des détenus qui
tenteraient de s’évader, mais comme l’astre éternel et un rien suranné
de tous les poètes à deux sous.
Je
me rendis dans ce village, puis dans quelques hameaux attenants, et
enfin à Gisors, la petite capitale locale, où je m’arrêtais dans
quelques bars. Les anciens Français des banlieues vaquaient à leurs
occupations, sans se soucier de moi une seconde, comme si nous nous
étions quitté la veille. Je les avais enfin retrouvés. Chassés de Paris
par l’explosion du prix de l’immobilier, puis des banlieues par la
racaille, ils s’étaient retrouvés là, parqués dans ces réserves
indiennes aux noms étranges, ces zones interstitielles, ni Province ni
Île-de-France, hors de la vue des studios de cinéma et des salles de
rédaction. Accoudés au comptoir, ou assis sur leur canapé, ils
regardaient à la télévision l’image de cette France qu’on continuait à
leur tendre, et dans laquelle ils ne se voyaient plus.
Je
discutais un peu. Il y avait beaucoup de pudeur, chez ces gens.
Beaucoup de honte, aussi. De l’humiliation rentrée. Je crois qu’ils
commençaient à comprendre qu’ils avaient été les dindons de la farce.
Qu’on les avait expulsés parce qu’on ne leur avait pas trouvé un rôle
dans le film de la nouvelle France à venir. Qu’un Blanc, pour ceux qui
nous dirigent, c’était un riche Parisien, ou alors un Ch’ti. En
tout cas quelque chose de filmable. Et puis, il y avait la raison pour
laquelle ils étaient partis des banlieues. Ils se faisaient agresser,
ils en avaient assez que leurs filles se fassent insulter, que leurs
voitures crament, qu’il n’y ait plus dans les rues que des femmes
voilées et des abrutis en djellaba ?
Jamais personne n’aurait pu tourner un film là-dessus.
Alors,
puisqu’ils ne pouvaient compter sur personne, ces Français avaient pris
la fuite. Une véritable épuration ethnique s’était ainsi déroulée dans
le plus grand silence, lors des vingt dernières années, pendant qu’on
discutait de la diversité et des discriminations. Il était en passe de
n’y avoir autour de Paris, de plus en plus riche, que des villes arabes
et africaines. Et ces Français s’étaient retrouvés dans le troisième
cercle, s’accrochant encore un peu, désespérément, à l’Île-de-France et
au travail qu’ils pouvaient encore y trouver, essayant de grappiller
quelques miettes, n’hésitant pas, parfois, à faire chaque jour trois ou
quatre heures de route.
À
quoi rêvaient-ils, les péri-urbains, sous leur ciel étoilé, se tournant
et se retournant dans leur lit, barricadés dans leur petit pavillon
individuel ? Quels obscurs sentiments profitaient des ténèbres pour se
frayer un chemin parmi les interdits, jusqu’à l’orée de leur
conscience ? En fuyant jusqu’ici, en s’enterrant dans ces trous perdus à
soixante-dix kilomètres de la métropole, ils avaient anéanti toute
perspective d’ascension sociale, pour eux et pour leurs enfants. Mais la
simple pensée qu’ils pourraient y vivre en paix, entourés de gens
normaux, leur avait paru valoir ce sacrifice. Ils se considéraient comme
en sursis, attendant que l’État français réussisse à les rattraper, à
étendre jusqu’à eux, comme des tentacules, ses logement sociaux dont ils
guettaient l’invasion prochaine, du fond de leur tanière à Étampes ou à
Villers-Cotterêts. Dès qu’on les verrait poindre à l’horizon, il serait
temps de s’enfuir de nouveau, pour ceux qui le pouvaient.
Je
regardai ma montre. Le jour commençait à décroître. Moi aussi, je
devais repartir, j’avais des échéances. J’étais un habitant du premier
cercle, je venais d’en prendre pleinement conscience, et je ne devais
pas l’oublier; car il n’en aurait pas fallu beaucoup pour que je fusse
contraint, moi aussi, à cet exil au Royaume du néant.
André Waroch http://www.europemaxima.com/
• De l’autre côté du périph,
film comique hexagonal de David Charhon (1 h 36 mn), 2012, avec Omar
Sy, Laurent Lafitte, Sabrina Ouazani, sortie en salle le 19 décembre
2012.
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