Horst
Obleser, psychiatre d'obédience jungienne, a sorti en 1993 un ouvrage
entièrement consacré à Odin, le dieu dont personne ne sait où il va ni
qui il est. Muni d'une longue lance, le doigt orné d'un superbe anneau
d'or magnifiquement décoré, un corbeau perché sur son épaule, un autre
corvidé évoluant au-dessus de lui, flanqué de deux loups gris foncé,
chevauchant un destrier fabuleux à 8 pattes, il est le dieu de
l'errance, du savoir et des guerriers. Il voit et sait tout. S'exprime
exclusivement en vers. Ne boit que du vin ou de l'hydromel. Cette
description épuise quasiment tout ce que les sources nous ont appris de
ce dieu. C'est peu de choses. L'Europe centrale germanique est donc
dépourvue d'un corpus mythologique élaboré, à la façon des traditions
avestique ou védique. L'Europe germanique est donc mutilée sur les plans
mythologique et psychique.
Thérapeute,
Horst Obleser le déplore, surtout dans le domaine de l'éducation :
l'enfant germanique, contrairement à l'enfant indien par ex., n'est pas
plongé dans un corpus d'histoires et d'images “orientantes”, qui lui
expliquent l'agencement du monde, par le biais de contes et d'histoires,
et le console, le cas échéant, quand il doit faire face aux
déchirements et aux affres de l'existence. Il ne reste aux peuples
germaniques qu'un rationalisme superficiel, dérivé du christianisme,
dont ils ne comprennent guère les sources mythologiques
proche-orientales, nées sur un territoire à la géologie, la faune et la
flore très différentes. À l'heure actuelle, les images artificielles
répandues par les médias se superposent à ce rationalisme
christianomorphe lacunaire, interdisant à nos enfants de posséder in imo pectore
des images et des références mythiques issues d'une psyché et d'un
inconscient propres. Consolations et rêves ne dérivent pas de contes et
de symboles transmis depuis de longues générations et surtout issus de
la terre occupée depuis toujours par les ancêtres. Lacune qui doit
mobiliser l'attention du thérapeute et l'induire à s'ouvrir aux
recherches sur la mythologie. Obleser :
«
Nous vivons dans une culture qui est fortement imprégnée de pensée
chrétienne, mais une pensée chrétienne qui est néanmoins traversée
d'idéaux guerriers. Un esprit aventureux conquérant se profile
graduellement derrière [notre culture christianisée], qui devrait nous
permettre de nous identifier à des héros ou des héroïnes. Mais cet état
de choses n'exclut pas le fait, qu'au contraire d'autres cultures, comme
les cultures grecque, égyptienne, hébraïque, indienne ou persane, nous
ne possédons plus que des mythes théogoniques et cosmogoniques très
fragmentaires. (…)Dans
l'espace germanique méridional, quasiment aucune tradition n'a survécu.
Il nous reste la consolation qu'un mythe commun à tous les peuples
germaniques n'a sans doute jamais existé. Les mythes germaniques ont
sombré très profondément dans le passé, et sont en grande partie
oubliés. À leur place, des images issues de la culture gréco-romaine,
des mythes égyptiens ou, par l'intermédiaire de la christianisation, les
mythes hébraïco-judaïques de la Bible, ont pris en nous un territoire
psychique important. Sous toutes ces images étrangères, demeurent tapis
les anciens mythes celtiques et germaniques, qu'il s'agit de redécouvrir
» (p. 15-16).
Pourquoi
? Caprice de philologue, de chercheur, d'intellectuel ? Pire : lubie de
psychiatre ? Non. Nécessité thérapeutique ! La fragilité psychique de
l'Européen, et de l'Allemand en particulier, vient de ce MOI mutilé,
nous enseigne CG Jung. Dans cette optique, Obleser écrit :
«
Le caractère des Germains peut se décrire sur deux plans, à partir de
ce que nous savons de la personnalité du dieu Odin : d'une part, nous
trouvons “une virilité dure, violente, tournée vers elle-même” ; et,
d'autre part, “une curieuse tendance oscillante” qui émerge tantôt dans
l'individu tantôt dans le peuple tout entier ».
Et il poursuit :
«
Ninck nous parle dans ce contexte d'une virilité héroïque qui se
caractérise par la force, la puissance, la dureté, la capacité à
résister à l'adversité, qui se conjugue au goût prononcé pour le combat,
pour l'audace et pour l'action décidée en conditions extrêmes. À tout
cela s'ajoute encore un désir prononcé de liberté et d'indépendance.
Certes, ce sont là des qualités que l'on retrouve, de manière similaire
ou non, dans d'autres peuples, chez qui importent aussi les capacités à
mener la guerre et les batailles » (pp. 271-272).
Autre caractéristique germanique, que l'on retrouve chez Odin : la pulsion à errer et à voyager.
«
Même chez les Celtes, proches parents des Germains, on ne retrouve pas
cette pulsion exprimée de manière aussi claire. Le nombre impressionnant
des Wanderlieder [Chants de randonnées, de voyage] dans la
littérature ou le folklore allemands constitue autant d'expressions de
cette pulsion, même s'ils ne sont plus qu'un souvenir terni de l'antique
agitation perpétuelle des Germains. Cette facette essentielle de l'âme
germanique a dû constituer une part importante de nos coutumes, qui
s'est perpétuée dans les gildes d'artisans, et plus particulièrement
chez les apprentis et les maîtres charpentiers, jusqu'à nos jours :
l'apprenti, justement, doit pérégriner et passer un certain laps de
temps à aller et venir à l'étranger. Ninck croit que le trait de
caractère qui porte les peuples germaniques à pérégriner se répercute
dans le langage quotidien, où l'on s'aperçoit des innombrables usages
des mots “fahren” et “gehen” (…). Nos vies sont perçues comme des
voyages, notamment quand nous parlons de “notre compagnon ou de notre
compagne de route” (Lebensgefärhte, Lebengefärhtin)
pour désigner notre époux ou notre épouse (…). L'importance accordée au
mouvement dans la langue allemande se repère dans l'expression
idiomatique “es geht mir gut” (je me porte bien) qui ne se dit pas du
tout de la même façon en grec, où l'on utilise des vocables comme
“avoir”, “souffrir”, “agir”, ni en latin, où l'on opte pour “être”,
“avoir” ou “se passer” (…) » (p. 272).
Le
substrat (ou l'adstrat) chrétien nous interdit donc de comprendre à
fond cette propension à l'errance, le voyage, la pérégrination. Pour
Obleser, seul le mystique médiéval Nicolas de Flues (Nikolaus von Flüe),
renoue avec ces traits de caractère germaniques dans ses écrits. Il
vivait en Suisse, à proximité du Lac des Quatre Cantons, entre 1417 et
1487. Il était paysan, juge et député de sa communauté rurale et
montagnarde. À partir de sa cinquantième année, il s'est entièrement
consacré à ses exercices religieux. Au cours desquels, il a eu une
vision, celle du “pérégrin chantant” (Der singende Pilger).
Dans mon “esprit” — dit Nicolas de Flues —, j'ai reçu la visite d'un
pérégrin, coiffé d'un chapeau ample (attribut d'Odin), les épaules
couvertes d'un manteau bleu ou gris foncé, venu du Levant. Derrière
l'archétype de ce pérégrin, avatar médiéval d'Odin qui a réussi à percer
la croûte du sur-moi chrétien, se profile aussi l'idéal de la quête du
divin, propre à tous les mystiques d'hier et d'aujourd'hui. Ce pérégrin
et cet idéal n'ont plus jamais laissé Nicolas de Flues en paix. La quête
rend l'homme fébrile, lui ôte sa quiétude, lui inflige une souffrance
indélébile. De plus, tout pérégrin est seul, livré à lui-même. Il fuit
les conformismes. Il entre fréquemment en trance, terme par lequel il
faut comprendre l'immersion dans la prière ou la méditation (le pérégrin
de Nicolas de Flues prononce, sur le mode incantatoire, de longues
séries d'“Allélouïa”, en arrivant et en repartant, indiquant de la sorte
que sa méditation — et sa joie de méditer — se font en état de
mobilité, de mouvance, comme Odin). Pour CG Jung, Odin est “ein alter
Sturm- und Rauschgott”, un dieu ancien de la tempête (ou de l'assaut) et
de l'ivresse (de l'effervescence). Pour Marie-Louise von Franz, la
vision de Nicolas de Flues est une rencontre de l'homme germanique avec
lui-même, avec l'image mythique de lui-même, que la christianisation lui
a occultée : au tréfonds de sa personnalité, il est ce pérégrin,
méditant et chantant, profond mais toujours sauvage, esseulé.
Jung trace un parallèle entre cette pérégrination odinique (ou cette vision de Nicolas de Flues) et le mouvement de jeunesse Wandervogel (ou ses avatars ultérieurs tels les Nerother, grands voyageurs, la d.j.1.11
de l'inclassable Eberhard Köbel, surnommé “tusk” par les Lapons qu'il
allait régulièrement visités, etc.). Ce n'est donc pas un hasard si la
caractéristique majeure de ce mouvement de jeunesse spécifiquement
allemand ait été le Wandern,
la randonnée ou l'expédition lointaine vers des terres vierges (les
Andes, l'Afrique pour un des frères Ölbermann, fondateurs des Nerother,
la Nouvelle-Zemble arctique, la Laponie, etc.). Jung : « En randonnant
inlassablement sur les routes, du Cap Nord à la Sicile, avec sac à dos
et luth, ils étaient les fidèles serviteurs du dieu randonneur et
vagabond ». Et Jung ajoute qu'Odin est aussi un dieu qui saisit,
s'empare des hommes (ergriffen, Ergriffenheit), les entraîne dans sa magie tourbillonnante.
Obleser
rappelle la christianisation de la Germanie païenne. Sous Charlemagne,
les armées franques soumettent les Saxons, encore païens, par le fer et
par le feu. Psychologiquement, il s'agit, dit Obleser (p. 280) d'une
soumission de l'âme germanique au “sur-moi” de la dogmatique chrétienne.
Ce qui a pour corollaire une propension exagérée à la soumission chez
les Allemands, devenus incapables de reconnaître leur propre, leur
identité profonde, derrière le filtre de ce pesant “sur-moi”. Une
reconnaissance sereine de son “cœur profond” permet à tout un chacun,
aussi au niveau collectif du peuple, d'intérioriser des forces, pour
bâtir ses expériences ultérieures en toute positivité. L'histoire
allemande est dès lors caractérisée par une non intériorisation, une non
canalisation de ces forces particulières, qui font irruption et se
gaspillent en pure perte, comme l'a démontré l'expérience tragique du
IIIe Reich. Et comme le montre aussi la rage fébrile à faire du
tourisme, y compris du tourisme de masse vulgaire, en notre époque
triviale.
Charlemagne,
après ses expéditions punitives en Saxe et en Westphalie, a toutefois
fait codifier par ses scribes toutes les traditions germaniques,
transmises auparavant par oral. Si nous avions pu conserver ces
manuscrits, nous aurions pu reconstituer plus facilement cette psyché
germanique, et guérir les travers d'une psychologie collective ébranlée
et déséquilibrée. Louis le Pieux, malheureusement, ordonnera de brûler
les manuscrits commandés par son prédécesseur. Ce geste fou de
fanatique, déboussolé par une prêtraille écervelée, a laissé une
blessure profonde en Europe. Les traditions centre-européennes, tant
celtiques que germaniques, voire plus anciennes encore, ont été
massivement évacuées, détruites, pour ne laisser que quelques bribes
dans les traditions locales, qui évoquent un “chasseur nocturne”,
chevauchant dans la tempête.
Les
recherches actuelles permettent donc de définir Odin comme une divinité
de l'énergie, mais une énergie qui était au départ contrôlée, dans le
contexte originel païen. Les pulsions de mobilité, la dimension
guerrière de l'âme germanique, la propension à la méditation visionnaire
et fulgurante, personnifiées par Odin, étaient compensées par les
forces plus tempérées de Thor, par l'intelligence créatrice (et parfois
négative) de Loki, par l'intelligence équilibrée d'Hönir, par la
fidélité de Heimdall, par les pulsions d'aimance voire les pulsions
érotiques de Freya. L'ensemble de ce panthéon permettait une intégration
complète de la personnalité germanique. Obleser :
«
Par la christianisation violente, le développement [de la personnalité
populaire germanique] a subi une fracture aux lourdes conséquences, qui
ne peut plus être guérie, et que ne peuvent compenser des visions comme
celles de Nicolas de Flues. Par la christianisation, ce ne sont pas
seulement des détails de nos mythes qui ont été perdus, mais surtout le
lien direct au savoir ancien, auquel nous pouvons encore vaguement
accéder, vaille que vaille, par des moyens détournés, mais que nous ne
pouvons plus restituer. L'influence d'Odin et de ses actes sont
évidemment des pierres constitutives de notre psyché, même si nous n'en
sommes plus conscients. Il faut dès lors regretter que nous ne pouvons
plus aujourd'hui les comprendre, les encadrer et les saisir, alors
qu'elles nous ont insufflés des caractéristiques hautement dynamiques »
(p. 294).
Bref,
l'ouvrage d'un thérapeute, qui a compris, dans la tradition de Jung,
que le paganisme n'est pas seulement une vision de l'esprit, un
esthétisme infécond, mais une nécessité équilibrante pour la
personnalité d'un peuple, quel qu'il soit.
◊ Horst Obleser, Odin : Psychologischer Streifzug durch die germanische Mythologie, Stendel, Waiblingen, 1993, 334 p.
► Publié sous le pseudonyme de "Detlev Baumann", dans Antaïos.http://robertsteuckers.blogspot.fr/
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