On a reproché à Natacha Polony de s’inquiéter de la France et même pour la France dans son dernier livre intitulé Le pire est de plus en plus sûr
(Mille et une nuits). « La France ne doit pas disparaître », écrit
Natacha Polony. Aimer la France : voilà ce qui est suspect en nos temps.
Mauvais procès que celui-ci. Et voici pourquoi. Il y a deux manières
d’aimer son pays. L’une consiste à le croire meilleur que les autres. Il
y a ainsi des gens qui aiment la France parce que c’est la « fille
aînée de l’Église », ou à cause des « quarante rois qui… etc. ». Ceux-là
sont des réactionnaires qui aiment la France en ne la comprenant pas.
D’autres, des progressistes, aiment la France parce qu’elle aurait
inventé les « droits de l‘homme ». Et parce qu’elle a fait « la
Révolution ». Ceux-là ne comprennent pas plus la France que les
précédents. Tous deux, réactionnaires et progressistes, aiment mal la
France parce qu’ils la comprennent mal.
Il
y a une autre façon d’aimer la France, qui est celle de Natacha Polony
et qui paraît la seule raisonnable. Il faut aimer la France malgré ses
défauts, malgré ses limites, et dans ces limites. Il faut aimer la
France parce que c’est la porte d’entrée vers l’universel qui nous est
donnée (et si nous étions Turcs, ce serait la Turquie, Argentin, ce
serait l’Argentine, etc.), parce que c’est la forme de civilisation qui
est à notre portée si on veut aimer la civilisation. Aussi parce que
c’est une des incarnations de la civilisation européenne. Et surtout,
parce que si l’on n’aime pas son pays on peut encore moins aimer les
autres pays. Parce que l’alternative n’est pas entre aimer son pays et
être internationaliste mais entre aimer son pays et être nihiliste.
Or
c’est bien là que se situe le choix. On peut ne pas aimer son pays
parce que son histoire n’est pas sans tâches mais, si on n‘aime pas son
pays, on n’aime pas l’histoire des hommes et on tombe dans le nihilisme,
on n’a plus d’autres solutions que d’en appeler au réensauvagement du
monde (ou de l’attendre et de ce point de vue il n’y a pas trop à
s’inquiéter car il arrive et même il est déjà là). Sans amour de son
pays, du pays dans lequel on vit et vivra il ne peut y avoir de regard
critique et d’exigence vis-à-vis de lui. L’amour de son pays ne consiste
pas à l’idéaliser, il consiste à vouloir lui donner un horizon, une
hauteur, un idéal.
On
a le droit, bien entendu, d’être nihiliste, mais alors il ne faut plus
nous raconter d’histoires, il ne faut plus nous parler de « droits de
l’homme ». Et il faut abandonner toute ambition éducative. Or c’est bien
de cela qu’il s’agit et c’est ce que montre Natacha Polony en revenant
sur la grande question de l’éducation dans notre pays.
Depuis
les années 75, les « pédagogistes » « de gauche » et libertaires ont
marché séparément des libéraux « de droite » ou des partisans
réactionnaires du chèque scolaire soit de la monétarisation de l’école.
Mais, bien que marchant séparément, et même s’ignorant, ils ont frappé
ensemble. Les pédagogues libertaires ont en effet concouru au même
résultat que les modernisateurs libéraux qu’ils prétendent détester. En
d’autres termes, les libertaires ont gagné la bataille idéologique et
leur victoire a permis en fait la victoire sociologique des libéraux, à
savoir une école de plus en plus inégalitaire, mettant hors service
l’ascenseur social et favorable uniquement à la super-classe mondiale.
Et cela sous le nom de la fumeuse « économie de la connaissance » et sur
fond d’ethnicisation de l‘école et de la société, ethnicisation dont le
nom pudique est « diversité ». Utilitaristes libéraux ne voyant que
l’économie et ce qui sert à l’économie et libertaires partisans des
autonomies en tous genres et des expérimentations multiples ont abouti
conjointement au résultat d’une éducation publique ex-nationale ayant
perdu son unité et sa capacité de faire émerger en son sein de nouvelles
élites issues de toutes les classes de la société. C’est le mouvement
analysé par Mark Lilla comme une « double révolution libérale ».
Libérale-libertaire en vérité.
Ce
qu’ « ils » – libéraux et libertaires – ont frappé ensemble et avec un
triste succès, c’est bien la conception républicaine de l’école
publique. Pour les « pédagogistes », les savoirs sont moins importants
que le savoir-être, que l’éveil des capacités, que la « construction de
ses propres savoirs » par le jeune – d’où le nom de « pédagogie
constructiviste » qui leur est appliqués – ils croient au fond en un
état de nature qu’il suffirait de réveiller au lieu d’éduquer et de
travailler pour s’élever. Pour les libéraux et le milieu des grandes
entreprises, l’école doit former aux métiers, elle doit former à
l’entreprise, être « ouverte » sur l’entreprise, comme si le milieu de
l’entreprise n’était pas d’abord une fermeture sur tout ce qui n’est pas
efficacité immédiate et compétitivité, et comme si les jeunes
n’auraient pas plus que de besoin l’occasion de passer le reste de leur
vie dans le milieu de l’entreprise. L’idéologie dominante venue des
libéraux obsédés par la croissance économique, c’est l’idéologie d’une
école qui doit permettre de « s’adapter à la société moderne » (Natacha
Polony). Paradoxe : quand l’école était totalement séparée du monde de
l’entreprise soit dans les années cinquante et soixante, tous les
diplômés trouvaient du travail, et depuis que l’école est obsédée par
l’idée de « préparer au monde du travail », les diplômés ne trouvent
justement plus de travail. Ce n’est pas seulement parce qu’il y a du
chômage, c’est parce que quand on veut courir après les métiers, et
courir après les besoins économiques, on raisonne à court terme et on
est toujours en retard. L’école doit d’abord former des citoyens, elle
doit d’abord apprendre à penser librement, et non à avoir des gestes
« éco-citoyens », à être « conscientisés » contre le « racisme »,
celui-ci sorti de toute rationalité analytique et devenu un ogre de la
pensée, ouvert à la théorie du « gender », ouvert à la
diversité, déterminés à agir pour une « planète propre » et autres
actions dites moralisantes qui sont l’inverse du vrai souci moral, de la
vraie éducation à la fierté, de l’authentique sens de l’honneur. Pour
former des citoyens l’école doit partir du principe qu’il y a bel et
bien des savoirs à acquérir, et non des intuitions intimes à réveiller,
sorte de rousseauisme primaire prégnant dans l’idéologie dominante.
Ces
savoirs et ces grands récits n’ont bien entendu pas une valeur absolue,
ils permettent de se construire et ensuite d’aller plus loin. Pourquoi
pas d’aller vers d’autres grands récits. Prenons un exemple : une
éducation chrétienne a-t-elle jamais empêché quelqu’un de se découvrir
athée ultérieurement ? Bien entendu non. Mais elle permet au moins de
savoir ce qu’est la croyance et ce qu’est l’incroyance. Il en est de
même pour les grands récits nationaux ou sociétaux. Ils sont nécessaires
pour qu’existe un savoir commun, à partir duquel il puisse y avoir consensus ou dissensus
mais en tout cas un nécessaire recul, recul par rapport aux pulsions
immédiates, par rapport au désir de « tout tout de suite » fort bien
analysé par Morgan Sportès dans son livre éponyme. Si nous ne
réhabilitons pas l’école républicaine et méritocratique, c’est la France
elle-même comme notre maison commune qui sera morte. Sans éducation, il
n’y a pas de République, sans République, la démocratie n’est qu’un
leurre, ou la tyrannie des imbéciles. Cela devrait réveiller les
énergies.
Pierre Le Vigan http://www.europemaxima.com
• Natacha Polony, Le pire est de plus en plus sûr. Enquête sur l’école de demain, Mille et une nuits, 2011, 110 p., 9 €.
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